Le Fils de Saul : « Et n’oubliez pas les enfants…»

Le Fils de Saul Copyright Ad Vitam

Le flou. Puis l’horreur. La première image du Fils de Saul est trouble, on distingue quelques formes, puis on entend des cris, une silhouette se rapproche, elle devient visible : c’est Saul, on ne le quittera plus pendant presque deux heures ; quand il disparaitra de l’écran, il nous hantera longtemps après.

Le parti pris esthétique est radical, en choisissant de filmer en format 1.33 et en gros plan, László Nemes enferme le spectateur avec Saul, aucune échappatoire, aucune respiration. L’expérience est éprouvante, elle est surtout d’une grande justesse. La plupart des films sur la Shoah laissent apparaître une lueur d’espoir, même infime : La Liste de Schindler est l’histoire d’un Juste, La vie est belle, une fable. Rien de cela ici, Le Fils de Saul rappelle à qui confondrait histoire et cinéma qu’il n’y avait ni espoir ni lumière dans le processus d’extermination nazie.

L’ambition de l’œuvre n’est pourtant pas de filmer « la Shoah », mais une de ses victimes, un homme tentant de survivre en se donnant un but dans un monde infernal où une mort rapide et brutale est la seule certitude. Il ne s’agit pas non plus de faire de Saul un héros, c’est un homme parmi des millions qui a évité provisoirement la chambre à gaz en travaillant comme Sonderkommando, ces déportés choisis par les nazis pour faciliter le processus d’extermination. Mis à l’écart, seuls témoins juifs du massacre, ils seront à leur tour éliminés et remplacés. Saul fait son travail, rendu en apparence insensible par l’habitude : on songe à Primo Levi, au processus de déshumanisation de ceux qui échappent provisoirement à la sélection et qui n’ont d’autres choix que de se focaliser sur leur survie pour échapper à la folie. Tout autant que les atrocités que nous percevons, c’est le détachement de Saul qui marque. La force de l’habitude, la capacité de l’humain à s’adapter à tout, à se protéger en faisant taire ses sentiments pour pouvoir rendre banal le travail le plus atroce, accompagner les déportés aux portes de la chambre à gaz, trier les vêtements alors qu’on entend les premiers hurlements, déplacer les cadavres, nettoyer le sang et la merde une fois le massacre accompli pour qu’il puisse recommencer au plus vite. Mais on ne se débarrasse pas totalement de son humanité, ce qui est dangereux dans un camp.

Saul croit reconnaître un jour son fils parmi les victimes et nourrit alors une obsession délirante : enterrer ce fils supposé selon le rite religieux. À la folie obsessionnelle des nazis répond celle de Saul : trouver un rabbin, organiser un véritable enterrement à l’enfant, ce qui dans le camp s’avère une absurdité. Il ne s’agit pas de religion, mais de dignité quand tout le système nazi est fait pour la retirer à l’homme avant de le supprimer. Cette dignité fait écho à celle du réalisateur qui réussit l’exploit de ne jamais faire de la mort un spectacle, le choix du cadre serré autour du héros évitant de sombrer dans la reconstitution. Le Fils de Saul résout le débat malsain autour du droit ou pas de filmer les camps de concentration ou les centres d’extermination. Le cinéma de László Nemes ne se substitue pas au travail de l’historien, même s’il tire aussi sa force d’un minutieux travail de recherche, pas plus qu’aux documentaires de Lanzmann ou Resnais. Il prouve simplement la puissance du cinéma quand un réalisateur répond à la question fondamentale – où placer la caméra ? – avec intelligence et subtilité. Il ne s’agit pas d’un effet, mais de la seule position possible, entre le destin collectif des juifs et celui de Saul.

Si le réalisateur ne cherche jamais à tirer les larmes au spectateur, il ne l’épargne pas non plus : édulcorer ou masquer la réalité, là serait la véritable indécence. Autour de Saul, le chaos, l’horreur, que nous découvrons par fragments. Filmé caméra à l’épaule, le Sonderkommando se déplace à travers le camp : de la sélection aux chambres à gaz, des chambres à gaz aux crématoires, des crématoires au lac où l’on fait disparaître les cendres. Saul est toujours en mouvement, autour de lui, l’extermination des juifs mise en place par les nazis s’accomplit : des corps, des bûchers, parfois l’exécution de masse par balle, quand la machine exterminatrice se grippe – continuer à tuer quoiqu’il se passe.

Forcé de le suivre, le spectateur ne peut détourner les yeux. Parfois, on devine plus qu’on ne voit, jamais rien d’indécent ni de complaisant, mais nous sommes au côté de Saul, ce qui est devenu son quotidien nous heurte violemment : on distingue des silhouettes, des ombres, des corps de femmes qu’on transporte comme des déchets à éliminer. La réussite du film tient en grande partie dans le choix du hors-champ. La caméra suit Saul dans son quotidien, dans la mission qu’il s’est fixée et jamais Nemes ne dévie de cette ligne pour céder à la tentation de montrer au spectateur ce qu’il perçoit fugitivement ou ce qu’il devine. L’impressionnant travail sur le son permet au cinéaste de rendre ce hors-champ palpable et terrifiant.

On entend la Shoah. Les victimes, les bourreaux, les autres déportés qui chuchotent, toutes les langues qui se mélangent : yiddish, polonais, allemand, hongrois. On entend le bruit des fours crématoires aussi, les bruits de l’industrie de la mort au travail. Son terrifiant qui laisse le spectateur en état de sidération : d’abord l’angoisse puis la peur, l’agonie interminable des victimes. Un bruit sourd que l’on cherche à identifier : des cris ? Des pleurs ? Des gens qui frappent sur les portes, qui grattent. Insoutenable, cela aurait pu être inacceptable si Nemes n’avait pas eu la grande idée de rendre ce son presque abstrait. Nous entendons ce que nous y mettons, la bande sonore du Fils de Saul c’est Guernica : un maelstrom monstrueux, difficilement identifiable mais glaçant, que semble ignorer les Sonderkommandos.

Par une parfaite adéquation entre son propos et sa mise en scène, Le Fils de Saul se mue en une expérience sensorielle éprouvante : emprisonné dans le cadre étroit, attaché à un personnage, Saul, qui n’est déjà plus tout à fait parmi les vivants – il attache désormais plus d’importance aux morts –, nous circulons avec lui dans cet ultime cercle de l’enfer qu’ignorait Dante, celui qui punit les innocents. Dans ce chaos organisé, Nemes filme surtout un homme qui a trouvé son fils, qui le cache, le porte, se bat pour lui. Qui est cet enfant ? Est-il le fils de Saul ? Déjà poser la question : la dignité.

Le Fils de Saul (Saul Fia), Hongrie (2015), 1h47, Réalisé par László Nemes
Dir photo : Màtyàs Erdély

Scénario : László Nemes et Clara Royer
Son : Tamàs Zanyi
Avec Géza Röhrig, Levente Malnàr, Urs Rechn, Todd Charmont.