On ne remerciera pas Telerama pour son court article intitulé « Je corrige donc je suis : le phénomène ‘Grammarnazi’, décrypté par Linguisticae ». On ne remerciera pas non plus le youtubeur Romain Filstroff qui, ayant fait de la linguistique son fond de commerce 2.0 et présenté par le journal comme une « figure incontournable de la pop culture web », accumule les erreurs et enchaîne les âneries en pérorant sur son canapé. Jusqu’à tomber dans la caricature et la catégorie des intégristes de la langue qu’il entend « analyser » ou (peut-être) dénoncer.
La chronique vidéo de Romain Filstroff mise en avant par Telerama illustre parfaitement l’idée selon laquelle on trouve tout sur Internet, à tel point qu’il faudrait plutôt se demander ce que l’on n’y trouve pas. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire preuve d’élitisme ni de jouer au censeur qui dénigre la web-culture (qui nous a tout de même donné Cyprien, Norman ou Enjoy Phénix), ni même de faire le procès d’Internet tandis que l’on (re)découvre les agissements condamnables de la Ligue du Lol et le cyber-harcèlement mais… loin d’analyser le phénomène, Romain Filstroff n’en utilise que les prémisses (avant de sauter directement à la conclusion), se noie dans son propos et flotte dans son costume de Maître Capello 2.0 approximatif.
Les Grammarnazis sont des connards
Selon l’article de Pauline Vallée sur Telerama, le Grammarnazi serait ce « fils spirituel un brin (brun ?) jusqu’au-boutiste de Bernard Pivot » qui, avec ses coreligionnaires, sème la terreur sur Internet, passant « tweets et commentaires au peigne fin à la recherche de la moindre faute d’orthographe », « le Bescherelle dans le sang et le sarcasme facile ». On en a tous croisé un au moins une fois dans les fils de commentaires ou dans les conversations de machines à café, les Grammarnazis sont bien ces empêcheurs de fauter en rond qui pourrissent le débat du haut de leur perfection syntaxique en corrigeant ad nauseam les mots des autres. Le problème, c’est que la pastille vidéo qui leur est consacrée, et se voit présentée comme un décryptage, pose plusieurs problèmes, voire questions.

Déséquilibrée, sentencieuse, trop longue, mal (voire faussement) documentée, la séquence interroge parce qu’elle se perd d’entrée sur l’explication du terme Grammarnazi sans citer sa genèse ou sa première apparition sur Internet. Glissant très vite sur quelques médias qui en parlent, le youtubeur bredouille sur un ton docte mâtiné d’humour critiquable que ce terme « pourrait être perçu comme tendancieux, péjoratif (…) utilisé par leurs opposants pour les discréditer en les associant avec des gens auxquels ils ne voudraient pas être associés, auquel cas on aurait un débat similaire à celui que l’on a sur les termes social justice warrior, fachiste (sic) ou féminazi… difficile de dire si le terme Grammarnazi vient à la base de ceux qui les combattent ou de ceux qui en sont, quoi qu’il en soit, ils sont définis comme étant des nazis de la grammaire. »
Arrêtons-nous un instant pour remettre un peu de contexte et de rigueur dans ce fatras :
- Féminazi est un terme injurieux « popularisé par le Républicain américain Rush Limbaugh au début des années 1990 pour désigner des féministes pour qui la chose la plus importante dans la vie est de faire en sorte que le plus grand nombre d’avortements puissent être pratiqués ».
- Fasciste ne s’écrit pas « fachiste » (Romain Filstroff a-t-il cherché à s’attirer les foudres des éventuels nazis de passage pour prouver le bien-fondé de son propos ou les faire venir à lui ?).
- Si l’on veut mettre sur le même plan féminazi, grammarnazi et social justice warrior, il faut au moins dire que ce sont la pratique d’Internet et la vox populi qui ont fait évoluer le sens de justice warrior, terme mélioratif devenu péjoratif.
- Une (très) rapide recherche sur Internet permet notamment de découvrir que le terme (devenu depuis un meme Internet et un hashtag récurrent sur Twitter) est apparu il y a bien longtemps – dès 1995 selon le site know your meme – et que lDavid Foster Wallace confesse avoir été désigné par ses étudiants comme étant lui-même un Grammarnazi (dans une interview donnée à Leonard Lopate en 1996 et visible sur… YouTube).

Passons sur la forme puisqu’on ne sait toujours pas si l’on a affaire à une pastille humoristique sur-jouée ou à une tentative d’expliquer au grand public pourquoi et comment des accros à l’orthographe viennent nous en remontrer à longueur de temps… Romain Filstroff continue d’enchaîner les erreurs et se perd dans une logorrhée qui se pique de sociologie et cite (mal) Philippe Cadiou ; Il reprend une étude universitaire américaine de 2016 sur l’évolution du code écrit en anglais pour la plaquer sur le comportement des templiers de la langue française ; Il pointe l’élitisme de ceux qui pourfendent l’utilisation de la locution « au jour d’aujourd’hui », « pallier à » ou interdisent l’emploi de la locution conjonctive « malgré que »… La définition du mot nazi sur Wiktionnaire donnée dans la vidéo n’est pas loin de ruiner la démonstration : le problème n’étant pas d’utiliser le dico libre et participatif mais bien que la définition reste introuvable quand on tente de vérifier les sources du chercheur de Grammarnazis sur Internet.
Dès lors, ce que Telerama présente comme le décryptage d’un sujet « en apparence anecdotique » mais qui interroge « l’évolution de la langue et son accessibilité » n’est en fait qu’une tentative qui fait long feu puisque la vidéo ne donne pas très bien à comprendre s’il faut regretter l’existence des Grammarnazis (ces puristes totalitaires refusant l’évolution naturelle de la langue) ou s’il faut saluer la présence dans les conversations de ces résistants de la syntaxe sur les Internets. En s’en remettant sans filet à une « figure incontournable de la pop culture web » pour « analyser » le phénomène des intégristes de la langue, Telerama a péché par légèreté parce qu’en fait de décorticage, la vidéo censée apporter des réponses participerait presque de la diffusion de fausses informations, sacrifiant la qualité sur l’autel du clic.
Deux choses pour en finir : s’il faut saluer le projet ambitieux du vidéaste qui a « la volonté d’en faire profiter à tous les autres » (sic), l’humour est un métier et il faut s’appeler Mel Brooks, Pierre Desproges ou Alain Chabat pour réussir à tirer au public un rire ou un sourire en s’avançant sur un terrain meuble qui convoque le mot nazi et ses multiples et sombres implications.