La revue Pli : « Une revue peut transmettre, lier, provoquer des formes de grèves actives, et pourquoi pas la panique »

En prélude au 28e Salon de la Revue qui se tiendra le 9, 10 et 11 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Justin Delareux pour son énergique revue Pli.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon laquelle être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Pli est une revue de création, le premier numéro est paru en 2013, à très peu d’exemplaires, 90 au total. Pli est avant avant tout une revue d’artiste, ou de poète, comme vous voudrez, dans le sens où elle n’est portée par aucune maison d’édition ni aucun système de distribution. Le numéro 9 est paru en juillet dernier, à 200 exemplaires. Je pense la revue comme une petite commune, inconstante, instable et probablement incomplète, un espace de création et de recherche, un liant. Je suis seul à penser chaque numéro, de la conception à la diffusion, il arrive aussi parfois qu’une ou plusieurs personnes rejoignent la rédaction, pour construire comme une sorte de comité informel, mouvant.

Je ne souscris à aucun imaginaire littéraire, encore moins romanesque, et je ne souhaite surtout pas prétendre à dire ce qu’est un écrivain ou non, d’où il doit venir ou non, ce qu’il est censé faire ou non, et même, j’ai quelques doutes sur la fonction écrivain telle qu’elle est couramment admise et colportée.

J’ai créé Pli sans aucune prétention littéraire ou culturelle. Je préfère créer avec le feu, l’énergie active et fugace, instable, plus qu’en spécialiste de tel ou tel usage de l’expression. Un livre est une forme de documentation de la pensée, une forme possiblement changeante selon ce qu’elle contient, elle peut aussi être une charge radicale et subtile contre la logique environnante, mais je pense qu’une revue est avant tout un organe de liaison et de création.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Comme je débutais à le préciser plus haut, Pli n’est pas une revue strictement littéraire, en tout cas je ne le souhaite pas. C’est un prolongement du travail que je mène, comme tout le monde, à percevoir, sentir, penser, à extraire (ou m’extraire de) cette pensée, par des gestes, des objets ou des mots. Nous ne défendons aucune chapelle ni ne nous soumettons à aucune profession de foi. Le geste est bien plus sincère et spontané que pareil cérémonial, il me semble.

Dans une revue viennent se lier et se délier de brèves propositions, des images, des textes. J’ai souhaité, depuis le premier numéro, que la revue soit un espace de liaisons entre différents champs de l’expression, de la littérature, des sciences sociales, des arts-plastiques et visuels, et qu’ensemble nous puissions tendre à ou aller vers une forme de critique sociale, politique, radicale, justement propre à la création, aux arts, à la littérature. Il m’a semblé constater un manque d’exigence pratique, éthique et critique dans les domaines des arts-plastiques et quelques dizaines d’années de retard dans ladite actualité de la littérature. Je remarque aussi qu’il ne suffi pas de commettre un énième manifeste-éditorial pour parvenir à constituer ne serait-ce que l’esquisse d’un sens commun. Les lieux communs ne sont pas si facile d’accès. Ce que je souhaitai aussi, c’est mêler les lecteurs, démontrer par le fait, que création, poésie et critique politique radicale ont à voir ensemble. Tenter de dire que la poésie n’est pas obligatoirement cette chose chiante et mièvre, petite bourgeoise, blanche, apeurée, masculine et frustrée, adressée à ce même public. Dire et montrer qu’il y a, par-delà les cases, des désirs de libération, de création, de véritables désirs d’émeutes. Il faut avancer avec l’incivilité lorsque l’injustice règne. Les situationnistes n’avaient pas éludé la question poétique, mais le temps à fait sa sale besogne. J’ai entendu dire, il y a quelques jours, qu’avant la cartographie, il y avait les poètes. Et bien j’avance, seul et communément, dans ce sens. Nous travaillons à constituer une autre cartographie des mondes vécus, des mondes perçus et des mondes ressentis.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Les manières de composer un numéro sont assez variables, il n’y a pas de schème préétabli, permanent, il faut rester attentif et faire avec peu de moyens. Je reçois des textes, parfois c’est moi qui demande à certains auteurs et/ou amis de contribuer, leur laisse entière carte blanche, ou leur demande précisément certains documents, tout en sachant que 10 pages plus loin, il y aura tel autre document, et que tel et tel sens d’une autre lecture pourront émerger, et tel autre document appuiera ou contredira tel autre etc. C’est un art des liaisons, peut-être. Mais cette attention portée aux liaisons, on la retrouve aussi dans le dessin, dans la musique, la peinture, le cinéma, au théâtre, et de manière un peu plus opportuniste, dans les ministères et autres organes bureaucratiques qui découlent de leur pauvre imaginaire, dont certains sont d’ailleurs spécialisé dans la construction de récits.

Dans votre question, vous semblez différencier l’actualité littéraire et une littérature détachée des contingences du marché éditoriale. Si je comprends bien, il y aurait d’un côté la littérature dont on parle, celle du marché, et celle dont on ne parle pas, qui ne serait donc pas de la littérature de marché. Je ne me préoccupe absolument pas de cette séparation. Mais l’idée d’une littérature de marché est appétissante. Il est certain qu’il y a des écrivains affairistes, des employés de la littérature, des professionnels de la conservation, mais cette sphère n’est pas la nôtre. Puis encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est ladite actualité, de quelle littérature parle- t-on, quelle est l’échelle du marché que vous évoquez etc. Nous évoquons parfois la littéralité qui pourrait être un moyen d’accéder ou de rendre une observation brutale du monde, matériel brut, report, mais il n’y a pas de solution, et l’objectif est impossible (c’est ce que nous écrivons ). La revue Pli est ouverte aux écritures critiques, de déplacements, aux écritures incertaines, à tout ce qui pourrait, directement ou indirectement, contribuer à la commue en cours. Nous laisserons les stars et représentants de la littérature à leur ennui propre.

Pour répondre à votre dernière question ; tous les numéros de la revue me tiennent à cœur, tous car ils correspondent à un moment de ces cinq dernières années, et qu’il faudrait remercier et lire chacune des personnes présentes depuis le premier numéro. C’est aussi une épreuve matérielle de sortir un livre, faite de tentatives et d’irrégularités. Le quatrième numéro, par exemple, était un numéro spécial, toutes les feuilles étaient détachées, rangées dans un ordre différent pour chaque exemplaire, le lecteur devait à son tour faire liens et pratiquer la combinatoire. Le numéro sept n’était pas paginé, il n’y avait aucun nom d’auteurs, seul l’esquisse d’un sommaire en fin de livre. Ce numéro était une sorte de projectile contre-narratif, libéré du cadre-auteur qu’impose la plupart des revues.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Peut-être essayerions nous d’y voir clair dans un premier temps, car je n’ai pas l’impression que quiconque ne perçoive grand’ chose des présents que nous traversons. Il y aurait peut-être quelques éclats ici et là, à rassembler, en constatant qu’il existe parfois, un commun insondable, incalculable, ingérable.

Oui, une Re-vue peut vouloir dire voir-encore, ou re-voir. Je préférerai partir de peu, ne pas forcément tenir cette affirmation comme unique et véritable, et dire que nous ne sommes pas là à posteriori, pour revenir sur des choses, mais bien pour tâcher de se défaire de ce qui est là, ou de défaire ce qui est là, le plus simplement possible.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Peut-être, oui. Dans ce cas, penser un livre dans lequel seront rassemblés plusieurs dizaines de personnes, serait d’emblée un geste politique. Pour autant l’annuaire n’est pas un geste politique, quoiqu’il met en commun (pages blanches) et il fait de la propagande (page jaunes). Refuser le salariat alimentaire, le service intérimaire, la servitude quotidienne sont des gestes politiques, sont des résistances actives, mais ces refus sont bien souvent portés individuellement. Travailler avec et contre le langage est aussi une manière de résister, puisqu’un certain usage du langage permet la pacification des civiles, permet la destruction de lieux communs, la privation, permet l’aliénation, l’asservissement, la gouvernance des corps. Puis, si nous pensons à Deleuze qui liait la création et la résistance, oui, créer et diffuser, en marge, une revue de création, est un acte de résistance lui-même contenu dans un geste plus vaste de lutte maladroite. Mais là encore tâchons de rester humble, une revue peut transmettre, lier, provoquer des formes de grèves actives, et pourquoi pas la panique, mais elle ne peut pas grand’ chose de plus.