Un texte inédit de Juliette Mézenc, extrait d’un travail en cours.
… c’est là, à partir de là, de ce crâne que je tiens dans les mains, que tout a commencé. Ce crâne précisément. Les autres sont venus après, ceux que tu as vus dehors avant d’entrer, tous ceux qui s’entassent sur les tables là-bas, tous ceux-là sont venus après. En fait, les autres sont arrivés parce qu’il y avait eu celui-ci, qui a tout changé, celui-ci précisément… Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, c’est pas le genre de choses qui se raconte… Ce doit être tes yeux, tu as des yeux qui sont comme des tunnels dans lesquels on se lance et une fois lancé impossible de s’arrêter, mais c’est vrai c’est fou en même temps, cette histoire, quand j’y pense, je ne sais même plus où je l’ai trouvé, ce crâne, tout est flou autour, je sais juste que je suis tombée dessus et que je suis restée scotchée comme jamais, à ne pas pouvoir m’en défaire, à ne pas vouloir m’en défaire, et combien de temps comment savoir, je ne saurais même pas dire si ce temps-là s’est compté en secondes ou en jours, je serais incapable de le dire, le genre de temps qui ne se compte pas, un genre de temps-pas-comptable, tu vois ce que je veux dire je le sais, on n’est pas dans la comptabilité quand on fait ce genre de rencontre, juste : on s’est regardés, lui et moi, et l’évidence, tout de suite, qu’on devait un jour se rencontrer, qu’on avait des tas de choses à se raconter, et que c’était le début d’une aventure avec plein de lendemains tout en se disant qu’on se foutait des lendemains, c’était très étrange et très évident, pas si déconcertant, en fait, et pourtant rien jusque-là ne m’avait fait un tel effet, rien, pourtant j’en ai pris des trucs, des substances illicites, c’est même la raison pour laquelle on m’a mise ici, en quarantaine, mais ça serait trop long à expliquer, et puis on s’en fout, c’est du passé, l’important c’est lui maintenant, dès le premier regard je n’ai eu d’yeux que pour lui, pour la perfection de ses os, pour les lignes de ses os, tendues, qui filent et puis s’évasent, s’ouvrent en orbes, s’attendrissent en bosses ou bien, tout aussi bien, s’incurvent en creux doux au toucher, pour ses dents d’un ivoire légèrement plus foncé qui ont gagné du jeu dans les mâchoires dégarnies de leurs gencives et qui feraient j’imagine de très beaux osselets, pour les lignes de suture qui accrochent le doigt, le retiennent, j’ai fini par fermer les yeux et passer lentement, parce qu’il est impossible de ne pas passer lentement les doigts sur un crâne, quels que soient les doigts, quel que soit le crâne, c’est ainsi, les mains ralentissent automatiquement le rythme dès lors qu’elles parcourent les reliefs d’un crâne, c’est ainsi, on n’y peut rien, j’ai donc passé lentement les doigts dans les trous qui avaient un jour laissé passer les artères et les flux, le sang, les larmes, et c’est là que j’ai basculé, avec lui et sous terre, un peu à la façon d’Alice mais par des galeries beaucoup plus étroites que son puits joliment garni de cartes géographiques et de pots de confiture, dans mon cas je dirais plutôt qu’il s’agissait de tunnels forés par des vers de terre, parce que tu le croiras ou pas mais j’avais basculé avec lui et dans son passé, alors qu’il était encore recouvert d’un peu de chair dans un état de décomposition avancé, et tout un tas de bestioles étaient affairées autour, dans les galeries et cavités qu’elles s’étaient frayées dans la terre comme dans la chair, ça faisait des frémissements drôles partout dans la terre, la terre elle-même était un frémissement drôle, même la chair ou ce qui en restait n’était rien d’autre qu’un frémissement drôle, si bien qu’on ne savait pas vraiment où commençait la chair où finissait la terre, et tout ce petit monde se trémoussait, frétillait, ça swinguait à mort et c’était pour la vie, et tu avais tout de suite envie d’en faire partie, de tortiller du cul avec eux, alors, quand j’en suis revenue, de cette bascule, de ce trip, de cette espèce d’évanouissement, je ne sais pas trop comment l’appeler, quand j’en suis revenue j’ai tout de suite su comment je voulais être enterrée, je ne m’étais jamais posée la question avant mais la réponse je l’avais, et elle a conditionné toute ma vie d’après, elle a déterminé absolument tout ce qui a suivi, chacun de mes gestes, chacune de mes décisions, absolument tout, à commencer par tout ce qui t’entoure, tout ce que tu as vu avant d’entrer et qui a dû te paraître bizarre mais pas complètement effrayant, puisque tu es entré, et aussi tout ce que tu vois ici maintenant, bien sûr, mais c’est trop long à expliquer, je t’expliquerai plus tard, quand j’en suis revenue je disais j’ai tout de suite su qu’à ma mort je donnerai mon corps aux bestioles, pour la joie de danser une dernière fois et avec elles, tout en m’éparpillant, parce que oui je veux m’éparpiller, tu as bien entendu, mon corps mort je le veux exposé aux oiseaux qui le déchireront, au soleil qui le desséchera, aux vents qui le dessécheront et le couvriront de terre vivante où pulluleront les insectes qui se nourriront de mes restes, mon corps mort je veux qu’il soit remis en circulation, qu’il retourne à la vie et c’est pas une vue de l’esprit, c’est très concret, je veux qu’il donne de quoi vivre à tous mes petits amis danseurs et si drôles, voilà ce que je veux, et ce que je ne veux pas je l’ai su tout aussi bien et au même moment, c’est forcé, ce que je ne veux pas c’est être enfermée, après ma mort, dans une boîte plus ou moins hermétique elle-même enfermée dans un caveau lourd, d’un lourd, encore plus lourd que le ciel comme un couvercle dans le poème de Baudelaire qui m’avait déjà fait un tel effet, au lycée, comme quoi il y a des moments dans la vie où tout se rejoint, toutes les lignes se recoupent en un point et toi tu es sur le point et il s’agit de ne pas l’ignorer, de ne pas tricher, de ne pas faire comme si tu n’étais pas sur le point, faire comme si de rien n’était c’est criminel quand tu es sur le point, criminel parce que ça peut te tuer oui, à plus ou moins long feu, mais criminel surtout parce que ça tue la vie, ça tue la vie d’ignorer délibérément ce genre de choses, mais c’est vrai que ça fait peur, ces moments-là, et très vite tu peux te dire, non c’était rien en fait, on continue comme si de rien n’était, allez, et tout repart bien comme il faut comme avant, parce qu’après c’est pas le tout mais faut assumer, surtout quand ça te demande de tout changer, et c’est pas rien de tout changer, surtout quand t’as une vie qui te ravit pas des masses mais une vie qui va quand même pas si mal, et c’est comme ça que tu te retrouves au centre d’une étoile qui rayonne à mort et toi tu décides de l’ignorer parce que l’accepter mettrait à mal ton confort moderne, enfin bref moi j’en pouvais plus du caveau qui m’attendait, surtout que question caveau j’en connaissais un rayon, toute ma vie ils ont cherché à m’enfermer, gamine déjà ils me traînaient en vacances dans leur riad à Marrakech et pas question de sortir, les rues étaient trop dangereuses, et encore, si ça n’avait été que ça, si j’avais été enfermée seule ou même enfermée seule avec eux, ç’aurait été supportable, j’aurais même pu profiter de l’enfermement, j’étais une enfant rêveuse, c’est ce qu’ils disaient toujours et c’était vrai, ils avaient raison, ils étaient psychologues, on ne peut pas leur enlever ça, mais pour mon plus grand malheur c’est là qu’ils invitaient aussi et chaque année cette affreuse cantatrice, celle qui porte des perruques poudrées, et nous voilà tous enfermés avec cette affreuse cantatrice chaque année et pendant des semaines dans leur riad restauré à grands frais et c’est là que j’ai commencé à me droguer, je peux le dire j’ai commencé à me droguer pour échapper à cette affreuse cantatrice, parce qu’un patio est redoutable pour qui veut échapper à une cantatrice déterminée à cantater, et même encouragée à cantater, par ceux-là même qui l’ont invitée justement pour l’entendre cantater du soir au matin et du matin au soir, avec toujours sur la tête cette affreuse perruque poudrée de blanc qui fait dire d’elle qu’elle est inénarrable, vraiment, que c’est un personnage, c’est pour échapper au personnage qu’à douze ans j’ai commencé à prendre tout ce qui traînait, au début je n’ai eu qu’à me baisser, de la drogue il en traînait partout et de toutes sortes, ils en fournissaient à leurs invités, à la cantatrice bien sûr, sans ça comment aurait-elle réussi à tenir le rythme à chanter comme elle le faisait du matin au soir et du soir au matin, mais aussi à tous les vieux poètes pour qui la porte était toujours ouverte et qui trouvaient si charmant le patio, si charmantes les rues de Marrakech, si charmants les jeunes marrakchis, tous ces vieux poètes dont je me souviens qu’ils étaient obsédés par leur postérité, c’était d’un ridicule, on en était déjà à se demander si notre espèce disparaîtrait de notre vivant et eux ils s’angoissaient à l’idée que leurs textes ne seraient pas réédités, qu’ils ne passeraient pas à la postérité ! Mais je ne disais rien, trop occupée à rafler les restes de coke pendant qu’ils tournaient tous leurs yeux embués vers la cantatrice qui apparaissait au balcon, et après très vite tout devenait beaucoup plus rigolo, mais ça ne durait pas bien sûr et l’enterrement progressait, parce qu’ils voulaient m’enterrer, toute leur vie ils ont voulu m’enterrer, bien sûr ils ne s’en rendaient pas compte, tout psychologues qu’ils étaient, mais ils ne cherchaient que ça, au fond, m’enterrer, et on peut dire qu’ils y ont réussi, et même carrément, au final, mais là j’y suis pour quelque chose et j’en suis fière, il faut que je te montre, parce que sans ça tu ne peux pas savoir ce qu’il y a sous nos pieds, tu ne peux même pas imaginer, c’est spécial, très spécial, tellement spécial que tu n’as même pas idée de ce qu’il y a sous tes pieds, à quelques mètres à peine au-dessous de tes pieds, il y a une cave oui, mais une cave spéciale, spécialement aménagée, ça m’a pris du temps d’autant plus que je tenais à faire tout toute seule, pas question que quelqu’un y mette son nez, il m’aurait pris pour une folle tu imagines, et puis j’ai pas le droit d’être ici, il y a très peu de gens qui savent que je vis ici, au début ils m’avaient collée dans une ferme restaurée, histoire de me mettre au vert alors qu’ils ne cherchaient qu’à m’éloigner en vérité, à m’enterrer une nouvelle fois et de façon définitive, ce n’est quand même pas pour rien qu’on dit des choses comme « il est allé s’enterrer dans ce coin perdu », sauf que la ferme en question n’avait rien de restauré, en vrai elle était pleine de placoplâtre, le placoplâtre c’est la plaie, ça fait propre et c’est la plaie, un jour un oiseau s’est trouvé prisonnier du faux plafond, je l’ai écouté gratter des nuits et des jours jusqu’au silence que j’ai pas pu supporter, je suis partie, le jour même, je voulais pas vivre dans une maison où un oiseau pouvait mourir prisonnier d’un faux plafond, c’était juste pas possible, et c’est là que j’ai trouvé cette vieille ferme plus ou moins en ruine avec juste deux pièces qui tenaient à peu près debout, je me suis installée, et un jour que je méditais dans la cave, au sous-sol donc, j’ai eu une idée, ça m’est venu d’un coup, il faut dire qu’une brèche dans le mur de la cave m’a un peu aidée, c’est comme si elle m’avait montré la voie, j’ai commencé à déblayer la terre qui en sortait, puis j’ai enlevé d’autres pierres, prudemment, ça m’a pris des jours et des jours mais j’avais tout mon temps, et puis j’ai décaissé jusqu’à obtenir une cavité rectangulaire dans la terre, bien nette, tirée au cordeau. Après j’ai récupéré des vitres et des tasseaux et j’ai construit une sorte de véranda qui donne directement dans la terre là où les vérandas donnent habituellement plutôt sur le jardin, ça m’a fait une belle extension de la cave, petite mais largement suffisante pour y placer le canapé-lit qui m’a toujours suivi partout, et quand je suis allongée dans le canapé-lit qui m’a toujours suivi partout je peux à loisir contempler la terre à côté de moi, au-dessus de moi et même sous moi, parce que même le sol de ma véranda est vitré. Et tout ce que j’ai appris comme ça !, tu ne peux pas savoir, à juste contempler la terre, des choses simples, élémentaires, que pourtant jamais personne ne m’avait enseigné, ni à l’école ni chez moi ni nulle part, et là enfin j’étais en plein dans les sciences de la vie et de la terre, en plein dedans, une immersion complète dans les sciences de la vie et de la terre, je lisais dans la terre vivante comme dans un livre, et quel livre, au cours des années d’observation qui ont suivi j’ai vu comment vit la terre, comment les racines y poussent et comment les champignons y poussent, étendent leurs filaments blanchâtres par milliers et centaines de milliers, comment les racines et les champignons perforent la terre, y creusent des galeries, et comment les racines et les champignons en mourant laissent la voie libre à l’air et à l’eau, au ciel en entier, en fait, parce que le ciel en entier est dans la terre, aussi, on croit que notre atmosphère commence au ras du sol mais c’est faux, notre atmosphère commence dans le sol qui est plein d’air et plein d’eau et donc plein de ciel, à condition qu’il soit vivant bien sûr c’est-à-dire peuplé, de racines, de champignons et de toutes sortes de bestioles qui creusent elles aussi et apportent derrière elle l’air et l’eau qui font que la terre respire et moi avec, et moi avec, pour la première fois de ma vie je me suis sentie respirer et respirée et c’était dans cette espèce de véranda qui donne dans la terre et que j’ai aménagée avec mes propres forces, mon imagination et mes mains, les seules forces de mon imagination et de mes mains, tu crois qu’ils m’auraient appris ça à l’école, à l’école ils étaient bien trop occupés à nous tenir, tout l’enseignement consiste à tenir les enfants, à les empêcher de bouger, qu’ils apprennent ou pas importe peu du moment qu’ils se tiennent tranquilles, et d’ailleurs on dit toujours que les enfants grandissent pendant les grandes vacances, qu’ils grandissent même énormément, bien plus et bien mieux que pendant l’année scolaire où ils vont même jusqu’à s’atrophier, rapetisser, alors pourquoi je te le demande, pourquoi ne les laisse-t-on pas continuellement en grandes vacances puisqu’ils grandissent tant en grandes vacances, puisqu’ils y grandissent énormément, puisqu’ils apprennent tant de choses au contact des bêtes, des vagues, des oncles et des grands-mères, des livres et du cinéma, c’est en tout cas ce que j’ai décidé de faire et ce que je fais effectivement, ce sur quoi toute mon entreprise est fondée, son principe et ses enjeux, les grandes vacances, quand je ne suis pas dans les champs la tête en l’air en train de regarder passer les nuages, je suis dans ma véranda la tête en l’air en train de regarder passer les lombrics et croître les racines, en train d’observer le trafic incessant des insectes nécrophages aussi, parce que j’ai eu plus tard l’idée d’enfouir des cadavres de petits animaux juste au-dessus de ma véranda c’est-à-dire juste au-dessus de ma tête et à partir de là j’ai pu observer à loisir la décomposition des corps, suivre la progression dans les chairs d’insectes carapaçonnés de nuit noire qui venaient pondre là des larves très blanches qui grossissaient de la chair ingurgitée pour se transformer ensuite en nymphes, et les larves blanches et aveugles se mêlaient aux carapaces noires et luisantes, pour certaines tâchées d’orange vif alors que d’autres s’éclairaient de mordorés du plus bel effet, c’était un sacré ciel que j’avais là sous les yeux, un sabbat magnifique, et tout ça la tête bien calée dans le canapé-lit qui m’avait toujours suivi partout, j’observais jusqu’à ce qu’une question se pose, revienne, m’agace, un peu à la façon d’une mouche, quand je n’y tenais plus je me tournais vers mon ordinateur et je posais la question au moteur de recherche, comme ça que j’ai compris que je n’avais plus à me soucier d’enfouir les cadavres puisque les nécrophores mes petites amies le faisaient naturellement, c’est même logé dans leur nom, cette fonction, nécro-phore : qui porte les morts, comme séma-phore : qui porte le signe, comme phallophore : qui porte le phallus, comme nicéphore : qui porte la victoire, comme anaphore : qui porte à nouveau, encore, bref : comme ça que j’ai commencé à vraiment travailler avec eux, on se répartissait les tâches, je me chargeais d’apporter les cadavres sur la terre au-dessus de la véranda, les nécrophores faisaient leur travail d’enfouisseurs, leurs larves engloutissaient les chairs mortes, et moi j’étudiais, nous nous complétions à merveille dans cette grande entreprise de recyclage qu’est la vie parce que la roue tourne et c’est ainsi, quelle merveille quand on y songe une seconde, ce travail, ça on peut le dire c’est du travail, du vrai travail, parce qu’ils disent qu’ils travaillent, ils ne savent rien dire sans dire qu’ils travaillent, qu’ils travaillent même beaucoup, mais ils travaillent à quoi, au juste, quand on veut bien y penser une seconde, s’y arrêter, ils travaillent à construire des trucs hideux qui ne servent strictement à rien et qui en plus bousillent tout autour d’eux, quand on voit ça on se dit qu’ils feraient mieux de ne pas travailler, de ne pas travailler du tout, qu’ils feraient mieux d’arrêter de travailler de toute urgence, c’est maintenant qu’il faut qu’ils arrêtent de travailler, immédiatement, on est foutus s’ils n’arrêtent pas avec leur sale manie de travailler toujours plus pour bousiller toujours plus, ils construisent sur les plages de gros immeubles bien hideux qui seront vides dix mois par an, au bord des villes ils construisent des trucs à la Dark Vador qui sont en fait des bibliothèques qui seront vides au trois quart parce qu’il n’y aura plus de sous ensuite pour inventer des choses dedans, ils construisent des maisons de retraite aseptisées où les vieux, dans des salles énormes, surdimensionnées et chauffées à mort, dorment par paquets et sous médocs parce que le personnel coûte trop cher, ils construisent des ronds-points aussi, des quantités de ronds-points où on tourne toujours plus vite, des boissons de toutes les couleurs qui font grossir toujours plus vite, c’est d’une tristesse insondable, toute cette énergie gaspillée dans la construction de trucs hideux, inutiles, et qui bousillent tout, regarde les autres, les autres animaux je veux dire, bon sang mais qu’est-ce qui est arrivé à notre espèce pour qu’on en soit là, les autres animaux, une fois qu’ils ont mangé, qu’ils ont construit leurs tanières, leurs nids, qu’est-ce qu’ils font ? Est-ce qu’ils se mettent à fabriquer des trucs qui servent à rien et qui détruisent tout ? Non ! Ils jouent, ils dorment, ils rêvent, ils surfent sur les vagues d’eau ou les vagues d’air, ils regardent autour d’eux avec attention et paresse, ils chassent juste ce qu’il le faut quand il le faut, et est-ce qu’ils ont besoin d’inventer une gazelle à la fraise, au citron, à la vanille de Madagascar, je te le demande, non, bien sûr que non, mais nous si, on continue tous à travailler comme des dingues, à travailler toujours plus pour enlaidir toujours plus et bousiller toujours plus, et tout ça pour faire tourner l’économie et tout ça pour entasser des milliards dans des paradis, en disant et en redisant qu’on n’emporte jamais rien au paradis, peut-être bien la raison pour laquelle ils l’ont rapatrié sur terre, le paradis, et qu’ils l’ont multiplié aussi, « les gens sont des cons » disait Estragon et il avait bien raison, mais je m’énerve et ça non plus ça ne sert à rien, en vrai, revenons aux acariens, parce que c’est là que j’ai repéré, sur les carapaces des nécrophores j’y reviens, des espèces de vagues assez répugnantes, ce qui m’a donné l’envie d’observer les choses de plus près encore, au microscope. Et là j’ai vu, c’était en vrai des bestioles minuscules qui se déplaçaient par vagues, des bestioles hyper petites, si petites que je me suis demandée si c’était vraiment des bestioles, si c’était encore des bestioles à ce stade, et comme je faisais des recherches vite fait, entre deux observations, j’ai compris que c’était des microbes, tout bêtement, de la « petite vie » en vrai, et que ces petits vivants là passaient le plus clair de leur temps à bouffer la merde et les cadavres, à nettoyer en fait, ils disent que c’est sale mais ce qui est sale, en vrai, vraiment sale, c’est la javel, la javel qui lessive tout, c’est la javel qui salit le monde et pas les microbes, et soudain je ne savais plus, moi qui pensais très bien savoir ce qui était propre et ce qui était sale voilà que je ne savais plus, je me suis sentie mal, parce que c’est si facile dans la vie de distinguer le propre du sale, tellement plus facile que distinguer le bien du mal par exemple, alors si même le propre et le sale on ne sait plus, où va-t-on, je ne sais pas si c’est le renversement du propre et du sale ou les allers-retours un peu trop exaltés entre le microscope et l’écran mais j’ai dû m’allonger, et une main sur le ventre une autre sur la tête je me suis dit qu’il fallait peut-être que je sorte prendre l’air, un peu plus, et que je mette les mains dans la terre aussi. J’ai pensé que le microscope c’était peut-être bien encore une façon de m’enterrer, parce que quand je leur ai demandé de m’acheter le plus cher, ils n’ont pas fait de difficultés, trop contents que je me tienne tranquille derrière mon microscope, et loin d’eux en plus, « au vert », ils sont prêts à payer cher pour que je reste « au vert », et ils peuvent payer, ça oui ils peuvent payer, et sans se fatiguer puisqu’ils font travailler leur argent, en vrai ils font des placements, de bons placements, de ceux qui rapportent sans être trop risqués non plus, ils sont prudents, que ça rapporte, beaucoup, mais sans risque ou presque, le secret c’est d’écrêter les risques, ils savent le faire, et puis il y a tout ce qu’on lit, tout ce qu’on voit, ces usines qui s’effondrent sur les femmes là-bas, tous ces gens sous-payés, ça choque, et si leur argent étaient là, placé là, dans ces usines qui s’effondrent sur les femmes là-bas, ils préfèrent ne pas y penser, d’ailleurs il n’y pensent pas, ou alors ils y pensent vite, très vite, ils ne veulent pas savoir, personne ne veut savoir, au fond, et les femmes sont les pires, les femmes surtout elles ne veulent rien savoir, elles suivent l’actualité qui est terrible, ils ne suivent d’ailleurs même que ça, l’actualité, tous les soirs ils regardent l’actualité qui est terrible mais qu’est-ce qu’on peut faire, ils s’exclament, ils hochent la tête, ils pleurent même parfois devant l’actualité qui est terrible, ils sont scandalisés, surtout elles, elles elles sont choquées, carrément, et quand elles sont trop choquées, c’est-à-dire tout le temps, elles vont chez l’esthéticienne, elles vont chez la coiffeuse, elles vont chez la fasciathérapeute, et avec l’esthéticienne, avec la coiffeuse, avec la fasciathérapeute elles en parlent, parce que ça travaille tout de même, et que l’esthéticienne, la coiffeuse, la fasciathérapeute elles aussi elles suivent l’actualité qui est terrible, et avec l’esthéticienne, la coiffeuse, la fasciathérapeute elles se disent qu’est-ce qu’on peut faire on ne sait pas quoi faire, elles répètent, et elles passent à autre chose, parce qu’on ne peut pas toujours parler de ces choses-là, on ne peut pas, ça finirait par ennuyer, et même par agacer, très certainement, il faut savoir se tenir, ne pas ennuyer, ne pas agacer, et puis il faut bien passer à autre chose, il faut bien avancer, vivre, même si c’est vrai, c’est vrai que le monde est fou, c’est fou ce que le monde est fou, et comme on aimerait que les gens se donnent la main, c’est tout de même pas si compliqué, et même si simple à bien y songer, est-ce qu’elles ne le font pas elles, elles aimeraient tant que les gens se donnent la main, et elles donnent leurs mains à leur masseuse des mains, elles donnent leurs mains à leurs maquilleuses des mains, elles donnent leurs mains à leurs maquilleuses des ongles, elles donnent leurs mains à leurs liseuses de lignes de la main, elles se sentent si fragiles, si impuissantes, heureusement chaque année ils partent, ils partent à Marrakech dans leur riad, et là, enfin, ils parviennent à oublier, un peu, la noirceur du monde, dans la douceur du patio ils oublient, un peu, avec leurs amis si charmants qui suivent eux aussi l’actualité en continu qui est terrible, ils oublient, ils y parviennent, même s’ils ne décrochent pas complètement, non, il faut bien se tenir au courant, s’intéresser un peu au monde qui nous entoure, mais entre deux shoots d’actualités ça suffit c’est bon ils ne veulent plus rien savoir, il veulent oublier, ils veulent profiter, profiter de la vie, de la vie qui file si vite, de la vie qui va finir, et pas que la leur, individuelle, leur petite vie, mais la vie de l’humanité peut-être bien, et pas que la vie de l’humanité mais la vie elle-même peut-être bien, alors profitons, profitons à fond, à fond les ballons, et moi je m’emballe, toujours je m’emballe quand je pense à eux, alors je suis retournée à ma terre et tant pis si je m’enterre je me suis dit parce que c’est moi qui le veux, parce que je m’y shoote à la vie et que c’est quand même hallucinant le vivant, rien de plus hallucinant que le vivant, c’est l’hallu complète quand on y songe, quand on y songe plus d’une seconde, parce qu’après j’ai passé un temps fou à creuser la question, la question des microbes, des champignons, celle du sol vivant et du soleil dans tout ça, et c’est là que je suis tombée sur le documentaire d’un japonais, un film daté et de super mauvaise qualité, pas très long mais que je me suis passé en boucle tellement j’étais scotchée par les images qui défilaient, je n’avais pas assez d’yeux pour voir ce qui est invisible à l’œil nu, ces champignons qui n’étaient pas les champignons qui poussent dans la tête quand on pense champignon mais des sortes de fins tentacules qui progressaient sur l’écran en vitesse accélérée pour s’attaquer à une feuille morte, pas assez d’yeux pour suivre le ballet de bactéries fortement pixelisées, c’était en vrai des nuages entiers de pixels blancs et bleus qui s’attaquaient eux aussi à une feuille morte tandis qu’une voix monocorde et d’un autre âge expliquait comment les champignons, les bactéries et toutes sortes de bestioles s’emploient à transformer les feuilles mortes en humus qui mêlé aux roches réduites par les lichens en débris fins fins fins forme ce qu’on appelle de la terre, cette terre dont je ne faisais pas vraiment cas jusque-là, je dois le dire je ne faisais aucun cas de la terre, et qui fait vraiment cas de la terre, personne ne fait vraiment cas de la terre, elle nous supporte voilà tout, cette terre donc dont j’apprenais qu’il fallait trois cent ans d’érosion et d’activité microbienne intense pour en produire un seul centimètre, et même bien plus suivant les terrains, au Japon ça se comptait en milliers d’années, je n’en revenais pas, et je n’en suis toujours pas revenue pour tout dire, et puis il y a eu ce moment où, à force de repasser les images d’une racine d’un blanc translucide qui étendaient ses radicelles et à l’extrémité de laquelle s’agitaient des pixels dont la voix disait qu’elles étaient des bactéries, à force oui à force il y a eu ce moment où tous ces pixels de lumière sont passés directement de l’écran dans ma tête et m’ont éclairée brutalement sur la terre, sur la nature même de la terre, qui est pleine de soleil, en vrai, en plus d’être pleine d’air et pleine d’eau la terre est pleine de soleil, la terre est forcément pleine de soleil puisque les plantes captent la lumière et que les racines doivent bien en recevoir un peu, de cette lumière, parce que tout circule en tous sens dans une plante, on pouvait le voir ça aussi dans le documentaire, à un moment on pouvait même suivre la circulation des fluides dans une plante, tout ça dépassait mon imagination que je croyais pourtant fertile, trop, on me l’avait assez dit, tu as trop d’imagination, et j’ai dû m’allonger à nouveau une main sur la tête une autre sur le ventre, et j’ai continué à réfléchir ainsi, une main sur la tête et une autre sur le ventre, et plus je creusais la question et plus je me disais que tout communique, plus je creusais la question et plus je me disais qu’il fallait creuser les questions, chaque question, que c’était ça l’urgence, s’arrêter et creuser chaque question, ce qui demande un temps fou c’est vrai, et alors ?, au moins pendant ce temps je ne construisais pas des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout, et puis ils disent qu’ils n’ont pas le temps, tout le temps ils disent qu’ils n’ont pas le temps, mais dès qu’ils ont un peu de temps qu’est-ce qu’ils font, ils sont tellement fatigués et au fond déprimés par leur journée passée à fabriquer des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout qu’ils préfèrent se laisser bouffer le cerveau par l’actualité, parce que pleurer devant les actualités n’est pas si désagréable en vrai, ça peut même être plutôt agréable, et même très agréable, on n’est pas bien dans le canapé, on n’est pas bien à pleurer là, tous en famille, c’est dans tous les cas beaucoup plus confortable que travailler à creuser la question, parce que ça c’est du travail parce qu’entre nous ils disent qu’ils travaillent, ils se plaignent à longueur de journée qu’ils ont trop de travail, mais ils ne travaillent pas en vérité, ils sont bien trop occupés à se plaindre qu’ils ont trop de travail, que leur chef ceci ou leur chef cela, mais obéir, obéir à un patron, à un chef, à un actionnaire, à la bourse, obéir tout le monde sait faire ça, ça demande un minimum d’énergie, même quand on travaille 12h par jour, travailler même 12 heures par jour pour un chef demandera toujours beaucoup moins de travail que s’arrêter de travailler pour se mettre véritablement au travail, ils travaillent et tout ça pour ne pas travailler en vérité, pour ne pas avoir à faire le véritable travail, regarde cette herbe, cette minuscule et très modeste petit herbe, est-ce qu’elle se plaint, est-ce qu’elle s’agite, est-ce qu’elle tourne la tête en tout sens, est-ce qu’elle roule des yeux en tout sens en se plaignant, je n’ai le temps de rien, j’ai trop de travail, et pourtant c’est elle qui fait tout le travail, le véritable travail, c’est elle qui pousse, qui se développe, donne toute sa mesure d’herbe ordinaire, c’est elle qui produit tout ce dont la vie a besoin sur terre, c’est elle qui travaille à la vie, en vrai, eux ils ne travaillent pas, ils subissent le travail et ça leur va bien, sortir du travail pour se mettre au travail demande tellement plus de courage que continuer à travailler, sortir du travail demande tellement plus de travail en somme qu’ils préfèrent tous creuser leurs ornières plutôt que creuser leurs questions ce qui les amènerait inévitablement à arrêter de fabriquer des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout pour se mettre à travailler à la vie ce qui leur demanderait beaucoup plus de travail, et le pire c’est qu’eux aussi ils l’ont compris, le pire c’est qu’ils savent bien tout ça, au fond, ils se mentent c’est tout, c’est la peur qui leur ment, la peur de sortir du canapé qui a pris la forme de leur corps, à force, et c’est pour quoi ils n’ont plus le temps de se nourrir correctement, le temps d’aimer n’en parlons pas, même les morts ils n’ont plus le temps de les accompagner, il faut que ça aille vite, au pas de charge, ils n’ont pas que ça à faire, ils sont bien trop occupés à tuer la vie aux quatre coins de la planète, alors j’ai pensé aux indiens d’Amérique et penser aux indiens d’Amérique m’a donné envie de sortir, de travailler à la vie moi aussi, de participer, parce que c’est l’essentiel dans la vie alors je suis sortie, je suis sortie et j’ai tourné, j’ai tourné autour de la maison, des pans entiers menaçaient de me tomber sur la tête, j’ai tourné plus vite, je ne savais pas trop quoi faire au juste, je ne savais pas trop quoi faire de mon corps, participer c’est beau mais quoi faire, ensuite, surtout que je ne savais rien faire, en vrai, strictement rien, alors j’ai tourné plus vite, encore plus vite, jusqu’au moment où j’ai couru, j’ai couru, jusqu’au moment où j’ai dévié, je ne sais pas comment ça s’est fait mais ça s’est fait, je me suis retrouvée à courir dans un champ qui puait le fumier avec des froissements d’ailes qui me passaient au-dessus de la tête, au début ça m’a pas plu, pas les étourneaux qui se déplaçaient en nuages organisés non, mais le fumier ça m’a pas plu, on dit que c’est naturel mais ça sent quand même super fort, au début je me suis défendue, j’ai tenté de limiter, la respiration, de suspendre, même, mais ça n’a pas marché, je courais, en marchant on peut, limiter, un peu, et même suspendre, la respiration, mais en courant c’est impossible, et je courais, et je ne pouvais pas m’arrêter de courir, alors j’ai respiré, normalement, enfin ce qui est normal lorsqu’on court, c’est-à-dire fort, j’ai respiré fort, et même plus fort encore, quitte à respirer je me suis dit et quitte à respirer cette odeur de fumier, forte, autant respirer fort, c’est logique, alors j’ai respiré fort l’air qui puait le fumier à plein nez, j’ai respiré fort l’air avec le fumier dedans et j’ai senti l’air avec le fumier dedans entrer dans mon corps jusque dans mon sang et j’ai trouvé ça étonnant, et j’ai senti aussi l’air avec un peu de mon corps dedans ressortir par mes narines et petit à petit je suis entrée dans le champ et dans le fumier pendant que le champ et le fumier m’entraient dans le corps, je ne faisais pas qu’un avec le champ et le fumier il ne faut pas exagérer mais je faisais partie et je me suis dit, même si je ne me le suis pas dit comme ça, mais d’une certaine façon je me suis dit que c’était peut-être ça, participer, et ça m’a enthousiasmée, et quand je pense maintenant que personne ne dit ça, personne n’explique ça, personne n’écrit ça, que le dehors sans arrêt entre dans le dedans et que le dedans sans arrêt entre dans le dehors et que le dehors est fait de dedans et que le dedans est fait de dehors, quand je pense que les écrivains, même les grands écrivains, n’en font aucun état, leurs personnages vont et viennent, comme ça, naturellement, les écrivains font aller et venir leurs personnages sans que jamais ne soit mentionné le fait qu’ils sont faits de dehors et que le dehors est fait de leur dedans, ils les font aller et venir comme si ça allait de soi, comme si c’était anodin, alors que c’est essentiel, sans ça comment pourraient-ils aller et venir, comment pourraient-ils vivre leurs histoires d’amours, de batailles, de héros et même d’antihéros, ils ne pourraient pas, c’est bien simple, mais on dirait que c’est pas une question pour eux, pour les écrivains, que c’est pas un émerveillement, que ça va de soi, rien à dire là-dessus, rien à signaler, ils ont autre chose à faire qu’à respirer, leurs personnages, ils ont des projets, ils ont des ambitions, ils ont des sentiments, ils sont des personnages dans des romans écrits par de grands écrivains, respirer c’est banal pour eux, et même pire, c’est un dû, et d’ailleurs le dehors n’est pas un dehors fabriqué par le dedans des vivants, le dehors n’est qu’un décor pour eux, rien de plus, et respirer juste un moyen d’avancer dans ce décor et de réaliser des choses plus ou moins grandes en fonction du personnage qui est fonction de l’écrivain, mais respirer, et là je respirais, pour la première fois de ma vie je respirais, mais respirer c’est l’affaire de toute une vie, respirer c’est l’affaire, la grande affaire de la vie, ce n’est pas rien, c’est phénoménal, c’est la merveille des merveilles, et personne pour s’extasier, ou même s’étonner, personne pour consacrer une fresque ou même une trilogie ou ne serait-ce qu’un roman, un court roman, à la respiration, j’en étais stupéfaite alors que je courais maintenant sur des pierres noires qui basculaient sous mes pieds ce qui m’obligeait de plus en plus souvent à bondir sur le flanc d’un de ces sucs volcaniques qui poussent un peu partout ici sur le plateau, et c’est pour ça que je ne les ai pas vus arriver, les nuages, ils couraient vite eux aussi il faut dire, ils débordaient la ligne d’horizon pour dépêcher en montant de la vallée des langues brumeuses qui fonçaient dans le ciel bleu, se déversaient dans chaque dépression du plateau, dans l’élan je me suis dit que j’allais boire les nuages par le nez et par la bouche à m’en saouler jusqu’à ce que la mer de nuages recouvre tout et m’enveloppe de froid, et là j’ai eu peur, parce que je ne voyais plus rien, j’ai oublié de boire et j’ai entrepris très vite de faire machine arrière, heureusement il y avait des ouvertures dans ces masses d’eaux énormes qui passaient en vapeur et en trombe, parfois on voyait même les sucs au loin en ombre chinoise ou le soleil comme une lune, pleine, je courais un peu au hasard maintenant selon la visibilité quand tout à coup, elle était là, entre deux nuages, gonflée comme une énorme baudruche, couchée sur le flanc mais si gonflée que ses quatre pattes étaient en l’air, largement écartées. Une vache. D’un roux terne, mate. C’était irréel. Cette vache morte existait comme jamais rien n’avait existé, et c’est justement parce qu’elle était irréelle qu’elle existait, là, devant mes yeux, au point que la force de sa réalité m’a renversée, soufflée. Je me suis retrouvée sur le cul sans comprendre. J’ai mis du temps à me remettre, combien de temps comment savoir, mais quand je me suis un peu remise je me suis dit que vraiment c’est le genre de truc qu’on trouverait jamais dans un roman, un bon roman, un romancier ne mettrait jamais une vache morte sur le chemin d’un personnage qui passe le plus clair de son temps à observer des corps morts et ceci au moment même où il cherche à prendre un peu l’air, jamais, après je me suis dit que c’était peut-être une sculpture contemporaine, je me suis approchée prudemment mais c’était bien une vache morte, même si ça n’excluait pas tout à fait que ce soit de l’art contemporain mais dans ce cas il y aurait eu a minima un panneau, avec un nom et une explication, après je me suis dit que c’était une aubaine, qu’il fallait absolument que je me débrouille pour traîner cette vache jusqu’à ma véranda sous terre, que ça me réservait des jours et des semaines et des mois d’observations hallucinantes, mais ça sous-entendait que je demande de l’aide et je n’avais aucune envie mais vraiment aucune envie d’entrer en contact avec un autre humain, et puis je me suis dit que j’allais rester là le temps nécessaire à la décomposition totale de la bête mais ça risquait de prendre beaucoup de temps, et il faisait froid, d’autant plus que la vache semblait prête à exploser et que je ne me sentais pas encore toute à fait prête moi à recevoir des tonnes d’intestins, de merde, d’organes éclatés, de bouts d’os et de je ne sais quoi encore qui se trouve à l’intérieur d’une vache, sur la tête, jusqu’à présent tout s’était déroulé derrière une paroi vitrée, il fallait le reconnaître, alors je suis rentrée un peu piteuse pour ne pas dire merdeuse, et j’ai réouvert mon ordinateur.