« Tout le monde a pu exister malgré les absences endurées » : Aminata Aïdara (Je suis quelqu’un)

Aminata Aïdara © Francesca Mantovani / Gallimard

Je suis quelqu’un d’Aminata Aïdara offre ce que l’on attend souvent d’une œuvre : prendre un détour ludique et métaphorique pour déployer des motifs comme l’histoire familiale, le métissage, le racisme qui interpellent nos sociétés. Par la fiction, elle nous plonge conjointement dans le plaisir et la réflexion essaimant du savoir sans leçon, sur des sujets familiers.

Après une dédicace en italien à sa mère, une citation de L’Amant de Marguerite Duras en exergue : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne ». La suite de la fiction permettra de cerner la signification de cette citation.

L’exergue est suivi d’un arbre généalogique sur quatre générations dans lequel quatre prénoms en gras attirent le regard du lecteur : Penda (fille de Ichir et Jérôme, mère d’Estelle), Estelle (fille de Penda et Victor), Mansour (fils de Rama et Didier), Dialika (fille d’Alassane et Marie-Louise) : les trois derniers sont cousins. Ils seront des personnages importants mais ils ne sont pas les seuls. D’autres aussi le sont, hors généalogie : tout ne se réduit pas à une appartenance familiale même si, pour pratiquement tous les personnages, la question de la généalogie est cruciale. Et, en particulier, pour ceux qui sont hors de l’arbre généalogique comme Eric.

Échos de prénoms

L’organisation du roman est un peu déroutante au premier abord et, pour se créer des repères, le lecteur revient à cet arbre généalogique et à la table des matières. En réalité, les repères se construisent tout au long de la narration. La fiction est consacrée à un semestre décisif (de juin à décembre) d’une famille qui retrouve sa vérité au terme de douloureuses errances.

Le prénom de Penda revient deux fois : il est porté par une aïeule et par la femme de cinquante ans qui occupe, avec sa fille Estelle, le devant de la scène. Le lecteur familier de la littérature sénégalaise ne peut échapper à l’écho qu’il suscite : c’est le prénom d’un des personnages inoubliables de la fresque de Ousmane Sembène, Les Bouts de bois de Dieu, récit de la grève des cheminots du Dakar-Niger en 1947-1948, historiquement attestée. Un grand classique de la littérature africaine, à (re)lire.

C’est sous la caractéristique de femme libre et autonome que Penda entre dans le roman : « Dès sa plus tendre enfance, elle avait donné des preuves d’une indépendance qui n’avait cessé de croître avec l’âge ». On la voit réticente à héberger Maïmouna l’aveugle puis la prendre totalement sous sa protection. Les responsables du syndicat qui connaissent son autorité et sa rectitude lui demandent de procéder au partage, si difficile, des denrées alimentaires entre les familles de grévistes. Elle se fait alors insulter par Awa qui ne veut pas être servie par une « piting » (putain). Penda tient tête à toutes celles et à tous ceux qui lui manquent de respect. C’est elle, avec Dieynaba, qui forme le cortège de la marche des femmes jusqu’à Dakar, improvisant « un chant qu’elles dédiaient à leurs hommes » et prenant la parole au nom de toutes. C’est elle qui les encourage à persévérer quand la fatigue et le découragement s’abattent sur le cortège de Thiès à Dakar. C’est elle qui tombe avec Samba N’Doudougou quand les tirailleurs tirent sur les grévistes et les marcheuses : « Mais que pouvaient quelques chéchias devant ce grand fleuve qui roulait vers la mer ? »

La Penda d’Aminata Aïdara n’est pas la réplique de son aînée mais, comme elle, elle a décidé de vivre sa vie de femme en toute indépendance et elle a un sens de la justice aiguisée par sa lecture de Fanon. Rappeler le nom d’Ousmane Sembène et ses échos dans ce roman n’est pas pure élucubration puisqu’à la page 298, alors que Penda rend visite à ses parents qu’elle n’a pas vus depuis des années, elle trace un portrait de sa mère en l’opposant à une autre héroïne du romancier sénégalais de la nouvelle et du film, La Noire de… : « Elle est à l’opposé de l’héroïne d’Ousmane Sembène, Diouana, cette femme renfermée dans un appartement d’Antibes et traitée comme une esclave. Jamais ma mère n’a été contrainte à faire quelque chose qu’elle ne souhaitait pas, jamais elle n’a ressenti la nécessité, comme Diouana, de parler de ses sentiments, depuis qu’elle est arrivée en France il y a des années de cela. Jamais elle ne se couperait la gorge dans les toilettes à l’instar de cette héroïne sénégalaise, incapable de communiquer son mal-être : ma mère a toujours su obtenir ce qu’elle voulait ».

Le prénom d’Estelle rejoint à son tour nombre d’étoiles romanesques, porteuses d’un parcours individuel et collectif : qu’on pense à la Nedjma de Kateb Yacine ou au duo Esther/Nejma de JMG. Le Clezio dans son roman de 1992, Étoile errante, sur le conflit Israël/Palestine ; et d’autres encore. C’est vers la fin du roman que Penda donne la signification du nom de sa fille « Stella ». Mais déjà, dans sa longue confession, Estelle avait affirmé : « Personne ne l’a vu, je suis une étole filante qui n’a pas encore touché le fond, la fin du ravin, malgré la chute. Encore une fois, j’émerge du péril. Je survis. Je fête. Je vis. J’ultravis » (94).

Pluralité des voix

L’exergue dont nous parlions précédemment, introduit la mise à distance du geste autobiographique. La référence à Duras insiste sur le fait que ce n’est pas l’auteur qui importe mais son écriture, seule réalité tangible. Comme l’écrit Simona Crippa : « pour ce qui est de L’Amant, Duras dit qu’elle n’est pas le sujet de son livre, autrement dit, elle joue sur la question autobiographique. Sachant que le livre se construit autour d’une photographie manquante de la jeune fille, c’est donc l’absence qui est au centre du livre. Une absence d’une grande présence car elle dira quand même à Bernard Pivot que L’Amant c’est l’histoire de sa vie qui a commencé à se dessiner avec Un barrage contre le Pacifique ».

Ce jeu d’esquive et de clin d’œil est également celui d’Aminata Aïdara. Elle renforce la portée de l’exergue par des procédés stylistiques intéressants : dans son prologue et dans son épilogue, les premières phrases mettent à distance les deux protagonistes. Ainsi, le prologue, « Un jour de juin », propose : « quelque part, à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père » (15). Vingt pag<es plus loin, « quelque part, à Clichy, une femme lave le sol d’une salle d’informatique ». De la même façon, on peut lire dans deux parties de l’épilogue : « Quelque part, à Asnières, une femme passe la porte d’une tour HLM. Elle s’appelle Penda » (325) ; et quinze pages après : « Quelque part, à Barcelone, une fille se lève d’un banc et se met à marcher. Elle s’appelle Estelle ».

La romancière casse la trop grande proximité que le lecteur pourrait entretenir avec les personnages et avec ce qu’il essaierait de deviner de la vie de l’auteure puisque les autres énonciations choisies sont celles de « je » divers. Ainsi, la seconde partie, « Les Délires » est l’irruption intempestive de l’écho démultiplié du titre en une longue litanie de plus de quatre-vingt pages : « Je suis quelqu’un qui… », litanie énoncée par Estelle. Elle est entrecoupée par les SMS de la cousine d’Italie, Dialika « la cousine de cœur », puis par les mails de Mansour, le petit cousin fragile. Ces trois textes entrelacés délivrent une somme d’informations et de notations sur cette jeunesse « postcoloniale ». Puis la troisième partie, « Interlude », titrée aussi « Des jours d’Histoire », est composée par la lettre de Cindy à Steve et par celle d’Eric à Penda. Au-delà du partage de sentiments intimes, elles sont comme une mise au point de la tension d’une Afro-Américaine venue vivre sur l’île de Gorée, tension donc entre les Etats-Unis et l’Afrique, et sur un des héritages coloniaux, la question des Harkis puisqu’Eric porte ce poids et ne peut se libérer du passé de ses parents et de l’interdiction de vivre au pays natal.

Ces deux lettres, à peu près d’égale longueur, touchent à des sujets brûlants. Celle de Cindy à son ancien ami américain est suscitée par la mort de Joseph Ndiaye, gardien de la Maison des esclaves sur l’île de Gorée. Elle brasse tout à la fois esclavage, Afrique, États-Unis, ségrégation, négociation, retour à l’Afrique. Elle entre en écho aux essais et romans venant de là-bas et, en particulier, à l’intérêt autour des écrits de James Baldwin et aux essais de Ta-Nehisi Coates. La seconde lettre, celle d’Eric, fait découvrir au lecteur qu’il est fils de harki et qu’il ne s’est jamais remis de cette ascendance. C’est un autre point de vue que celui développé par Alice Zeniter dans son roman L’Art de perdre : « Pour moi, ça aurait eu plus de sens qu’on oublie le passé. Pour que nous puissions vivre en paix, nous, les foutus enfants de « collabos » n’ayant rien demandé. Alors qu’on a hérité de tout : le chômage, le bannissement de l’Algérie, l’exil à jamais, pas de vacances au pays natal. Pas de palmiers, pas de dattes. L’Algérie est devenue le paradis perdu, la terre promise. Contrairement à d’autres familles harkies qui tenaient à une revendication, parfois excessive, des traditions d’autrefois, mes parents ont effacé leur culture arabo-berbère » (159).

Plus loin, dans son journal, Penda revient sur cette obsession d’Eric. Elle ne cultive pas la même honte de ses ascendants elle qui a pour père « un riche Français » et pour mère, « une Sénégalaise ». Ce père s’est pourtant illustré dans la répression au Sénégal. La troisième partie « Les Promesses » est donc le journal de Penda, par définition même à la première personne, journal qu’elle écrit dans les deux mois qu’elle a imposés à Eric avant de le revoir. C’est la partie centrale et la plus longue du roman, donnant à cette mère, Penda, une place aussi conséquente que celle de sa fille, Estelle. L’Epilogue dénoue les silences et le secret : Penda se libère et Estelle, apprenant la vérité, doit trouver l’issue pour continuer sa vie.

Car sur cette fiction plane un secret qui empoisonne la vie de tous. Dès l’ouverture qui décrit la rencontre d’Estelle et de son père, le jour de ses vingt six ans, on a le constat immédiat d’une communication impossible et la verbalisation partielle du « secret » : la naissance et la mort d’un fils illégitime, acte que le père n’a jamais pardonné à la mère. Il pense que, pour le bien de tous, l’enfant est mort et que sa fille Estelle a été complice de l’adultère. Il n’y a pas de dialogues mais le monologue intérieur d’Estelle qui livre quelques repères sur sa vie : elle est en France depuis quinze ans, sa manière de vivre, de squat en petits boulots, l’histoire de sa mère, la complicité avec une de ses trois sœurs Vi Vee. Petite fille, elle était gardée par Cindy, l’amie afro-américaine à Gorée pendant que sa mère disparaissait quelques heures, pour rencontrer son amant, Eric. Estelle ne peut répondre aux questions accusatrices de son père, « poignardée par la culpabilité qui l’attend depuis toujours au seuil de n’importe quelle réponse attendue ». Sa mère, après une vie matériellement très choyée à Dakar, s’est débrouillée en France : elle est femme de ménage dans un lycée professionnel à Clichy et vit ou survit avec deux obsessions : la certitude que son fils n’est pas mort et la difficile relation avec son amant. Il lui faudra jeter dans la Seine le petit coffre en bois contenant les quelques souvenirs de cet enfant et écrire à Eric « La Lettre Définitive » pour qu’elle reprenne en mains sa vie.

Il faudrait s’attarder aussi sur la langue de cette fiction qui donne hospitalité à au moins deux autres langues et qui offre des trouvailles comme lors de la rupture entre Eric et Penda : « Dès qu’il a baissé les yeux, je me suis essuyé le cœur avec des mains tremblantes » (316). Dans la longue litanie des « Je suis quelqu’un qui », l’obsession du petit frère mort revient : « Je suis quelqu’un qui a vu un enfant un jour, un nourrisson qui a disparu. Je suis quelqu’un qui connaît un secret ». On y trouve aussi la recherche du père : cette paternité, elle la décline en trois figures, aucune ne comblant son manque : « le Père de l’enfance », « un Père ami » et « le Père substitut ». Au travers de ces lignes foisonnantes, la grand-mère maternelle se fraie une présence effrayante et Mansour « le petit cousin fragile », une présence toute de complicité et de connivence. Estelle parle aussi de ses trois autres sœurs, chacune figure du devenir d’enfants métis et cite ses lectures comme De la postcolonie d’Achille Mbembe, Habiter la frontière de Léonora Miano et Méditations africaines de Felwine Sarr.

Elle est exaspérée de vivre dans une société qui la jauge à l’aune de « la color-line ». Elle se sent regardée comme « la représentante d’une communauté diasporique […] comme si dans mon teint et mes cheveux étaient inscrites une colère et une revendication qui me transcendent ». Elle peut être regardée aussi par ses amants éventuels, « comme un parfum venu d’ailleurs avec lequel colorer sa vie morne, trop blanche et grise et nécessiteuse d’un arc-en-ciel qui porte mon nom, moi qui depuis toujours ne peux supporter d’être définie ». Ainsi Estelle et Mansour échangent sur le métissage, l’africanité, le racisme, l’isolement métis, le rêve et l’impasse du retour à Dakar. Avec chacun des personnages du roman, ils sont les fruits divers et contradictoires de la rencontre du Sénégal et de l’Europe : en décalage et en recherche, en volonté de vivre au-delà des clivages imposés par les sociétés, la jeune romancière propose, sans en faire un essai, des réflexions judicieuses et jamais fermées sur toutes ces questions si importantes. Et déjà, pour cela, ce roman est à lire.

Le parcours du secret

Il l’est aussi pour deux autres raisons. La première est ce qui lui donne son « nerf » narratif : le secret. En analysant la nouvelle de Balzac, Sarrasine dans S/Z, Roland Barthes conseillait de faire l’inventaire de ce qu’il nomme « le code herméneutique » pour repérer « les différents termes (formels), au gré desquels une énigme se centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile ». Aminata Aïdara parvient à inscrire le secret dès le début de sa fiction mais à ne le dévoiler qu’en fin de parcours. Et les termes de Barthes dans son analyse peuvent s’appliquer, étape après étape, au travail de la romancière – il suffit des les avoir à l’esprit en lisant le roman : « La vérité est frôlée, déviée, perdue […] le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse […] le code herméneutique […] doit disposer dans le flux du discours des retards (chicanes, arrêts, dévoiements) […] c’est, entre la question et la réponse, tout un espace dilatoire […] dont l’emblème pourrait être la ‘réticence’, cette figure rhétorique qui interrompt la phrase, la suspend et la dévie. D’où, dans le code herméneutique […] l’abondance des morphèmes dilatoires : le leurre (sorte de dévoiement délibéré de la vérité), l’équivoque (mélange de vérité et de leurre qui, bien souvent, en cernant l’énigme, contribue à l’épaissir), la réponse partielle (qui ne fait qu’irriter l’attente de vérité), la réponse suspendue (arrêt aphasique du dévoilement) et le blocage (constat d’insolubilité). […] L’attente devient de la sorte la condition fondatrice de la vérité : la vérité, nous disent ces récits, c’est ce qui est au bout de l’attente ».

Frantz Fanon en littérature

La seconde raison est la place qu’Aminata Aïdara donne à Frantz Fanon dans sa fiction. Cette introduction du penseur dans une fiction francophone est suffisamment rare pour qu’on prenne le temps de s’y attarder. Parmi les écrivains francophones qui ont précédé Aminata Aïdara dans cette voie, on peut citer l’écrivain guadeloupéen, Daniel Maximin dans son premier roman édité en 1981, L’Isolé soleil et le travail intertextuel à l’œuvre avec l’essai de 1952, Peau noire masques blancs. L’année suivante, Serge Michel (pseudonyme de Lucien Douchet) publie, ses souvenirs algériens et congolais, sous le titre Nour le Voilé. Cet « un  anar romantique » donne une image très négative de Fanon, assez inhabituelle, même parmi ses détracteurs. En 2002, le dramaturge algérien, Messaoud Benyoucef a publié une pièce, Dans les ténèbres gîtent les aigles. Elle est créée par la compagnie Bagages de sable en 2003 dans une mise en scène de Claude-Alice Peyrottes. Le titre étonnant est emprunté à Hölderlin et installe le spectateur dans l’accueil de « héros », aigles des ténèbres, Frantz Fanon et Abane Ramdane. Le prologue expose le projet : « les héros seront les premiers broyés par la machinerie qu’ils auront mise en branle ; mais après qu’ils auront accompli ce pourquoi ils ont été sélectionnés et qui n’est pas ce qu’ils croyaient poursuivre obstinément ». Plus loin, il précise encore : « J’ai choisi de dire l’exemplarité de deux histoires individuelles prises dans la grande Histoire et la faisant tout à la fois, deux vies qui paraissent encore plus extraordinaires lorsqu’elles sont rapportées à leur si courte durée ». Les deux hommes se sont connus en 1956, l’année de durcissement de la guerre qui précède la tragédie de ce que le pouvoir colonial a nommé « la bataille d’Alger ».

Bouba Tabti-Mohammedi le note : « La raison qui rend la pièce si attachante, c’est qu’elle nous fait mesurer l’actualité de Fanon, de ses réflexions, de ses interrogations qui sont encore les nôtres sur le rôle de la violence, sur le racisme, sur les survivances du colonialisme après les indépendances, sur le danger des « dictatures tribales »; de même, elle nous rappelle que le combat mené par les deux hommes est toujours à mener, que « la primauté du politique sur le militaire » n’est pas chose dépassée, que le rêve d’une Algérie multiple, fraternelle, n’est pas une utopie condamnée par la brutalité de notre monde. »

Il est remarquable que, dans ces différentes tentatives d’intégration de Fanon dans une œuvre littéraire, chaque écrivain le campe dans son propre espace : Daniel Maximin, dans l’île voisine de la Martinique, Serge Michel en Afrique, autour de Lumumba et Messaoud Benyoucef, en Algérie, surtout en 1956-1957. Ainsi apparaissent les différents espaces où le destin de Fanon s’est affirmé avec éclat mais sans perspective d’ensemble de cette trajectoire fulgurante.

C’est à un autre travail d’insertion que s’est attelé John Edgar Wideman en 2008 (traduction française en 2013 seulement) avec son Fanon, traduit en français par Le Projet Fanon. Comme les ouvrages rappelés ci-dessus, le romancier afro-américain ne déroge pas à la règle d’installer Fanon dans son univers. Il le fait de façon plus approfondie toutefois nous donnant à lire un Fanon dans la perspective des Africains-Américains mais en introduisant des questions beaucoup plus larges et en posant la question essentielle : peut-on, doit-on écrire une vie ? Comment le faire ? Est-ce la meilleure voie pour pérenniser les idées d’un être d’exception ? Le narrateur met en parallèle sa propre vie et celle de Fanon et quand il affirme vouloir « sauver une vie », on ne sait pas si c’est la sienne ou celle de son interlocuteur. La lecture des Damnés de la terre, quarante ans auparavant, a été un véritable déclencheur d’identification : « Je voulais devenir un écrivain qui dirait la vérité sur la couleur et l’oppression, qui dénoncerait les mensonges colportés sur les races et révélerait la façon dont on emploie le concept de « race » comme arme pour détruire les gens. Je voulais devenir quelqu’un, quelqu’un d’une honnêteté sans faille, redouté comme Frantz Fanon, qui par ses paroles et ses actes pourrait démarrer une révolution, pourrait – qui sait – contribuer à libérer le monde du fléau du racisme ».

Il n’est pas question ici d’analyser l’époustouflant travail de création de John Edgar Wideman. Il n’a pas inscrit Fanon ni par allusion, ni dans une facette unique de sa personnalité mais il a sans cesse cherché à le créer, à rétablir sa présence, en interrogeant toujours, en questionnant, par le choix d’une forme romanesque déroutante car elle demande un lecteur actif. Il exprime certes une admiration. Mais plus encore une incitation à le lire dans et pour notre monde contemporain. Par cet exemple qui l’a suivi de longues années, il pose aussi des questions essentielles à l’écriture littéraire. Qui mieux que lui peut conclure ce clin d’œil à son roman ?

« A la différence de la majorité de ses pairs rêveurs et révolutionnaires des années soixante, Fanon n’a été ni abattu ni emprisonné (malgré les nombreuses supposées intrigues visant à le capturer et à le liquider). Sa vie échappe donc aux mythes du martyre si pratiques pour solder les comptes. Pour terminer un livre. Ce que Fanon a raconté lui-même de sa vie l’empêche d’être éliminé des récits des autres. Nous avons ses mots ; nous pouvons compter sur eux. On ne pourrait inventer Fanon ou bien l’on pourrait dire aussi : il résiste à l’invention. Il n’est ni plus ni moins une fiction que toute personne écrivant sur lui » (253).

Pour Penda : Fanon comme maître à avancer

C’est dans la longue litanie identitaire d’Estelle, évoquée précédemment, qu’intervient pour la première fois le nom de Fanon et l’obsession de sa mère. Elle rappelle ce qu’Eric a affirmé : « Elle a fait un transfert de notre amour, elle s’est mise à idolâtrer Frantz Fanon. Je ne pouvais pas la suivre dans sa fixation […] C’est moi qui lui fait connaître ce penseur et elle l’a complètement transfiguré, ne me donnant plus accès à sa pensée de façon équilibrée et objective. Elle a lu ses livres, ses biographies et s’est convaincue qu’un lien exclusif les liait » (97).

En écho, dans son journal plus tard, Penda écrit : « A l’époque je n’avais pas encore lu les livres de Frantz, je ne connaissais pas son existence. C’est un homme jeune et terrible, beau comme un diable, Eric, mon amant, rencontré dix ans après, qui me révéla ce qu’était le mal-être postcolonial. Un grand mot, n’est-ce pas ? » (178)

Difficile d’adopter, à la lecture du journal de Penda, le terme d’idolâtrie utilisé par Eric : il semble plutôt que sa lecture de Fanon l’a aidée à éclairer ses espoirs et ses impasses. Fanon, maître à penser ? Oui, en partie mais surtout un maître à avancer. La romancière invente une concordance de dates troublante : « Je suis née le jour de la mort de Frantz Fanon, le 6 décembre 1961.
Parce que c’est mon idole, il ne me semble pas exagéré de dire qu’il s’agit d’une coïncidence incroyable. Des fois je me demande : s’il n’avait pas existé, qu’en aurait-il été de moi ?
Nous avons partagé cette terre pour un bref instant. Et ce n’est pas important de ne pas l’avoir connu : j’ai lu tous ses livres et j’en ai absorbé la force, la détermination et le courage. Cela suffit » (167).

A plusieurs reprises, elle compare sa vie à celle de Fanon – avec parfois une information un peu fantaisiste comme celle concernant la vie précaire de Fanon à Tunis la dernière année de sa vie. Mais, en règle générale, les informations trouvées sont assez justes. Si les ex-colonisés avaient compris et appliqué les analyses de Fanon, elle aurait eu une autre vie que celle dans laquelle ses parents l’ont enfermée : « Frantz l’avait dit : la domination coloniale sclérose la culture, donc il faut créer de nouvelles formes de vie avant de se crisper dans des traditions mortifères. Cependant, personne ne l’avait entendu dans ma famille » (179).

Autre coïncidence inventée : à l’âge auquel Fanon est mort, elle a accouché de son fils. Au-delà de sa personne, la lecture de Fanon l’aide à comprendre ses proches et le monde : « Je pense toujours à Frantz Fanon qui a lutté jusqu’au bout et qui était si jeune quand il a abandonné cette terre de fous ! Il m’a laissé en héritage un cœur fin, qui arrive à comprendre. J’aurais préféré avoir un muscle brut et instinctif, battant toujours au même rythme » (178).

Elle s’appuie sur Fanon pour comprendre la difficulté de sa fille Sonia à accepter d’être noire : « Un malaise mal placé. J’aurais voulu le dire, comme Fanon l’aurait fait qu’« il n’y a pas de mission nègre, il n’y a pas de fardeau blanc » et qu’elle pouvait donc se sentir libre d’utiliser tous les tissus qu’elle souhaitait » (228). C’est aussi en s’aidant de Fanon qu’elle parvient à comprendre sa fille Estelle : « Frantz Fanon avait parlé des femmes traversées par l’hystérie de conversion, et voilà que ma fille avait les mêmes symptômes. Un grand changement non assumé devait l’avoir touchée. Mais lequel ? » (261).

Et lorsqu’elle est à nouveau face à la révolte d’Estelle et à son sentiment de vacuité, c’est la phrase finale de Peau noire masques blancs qui vient sous sa plume : « Ô mon corps fais toujours de moi un homme qui interroge ». Même les dérobades de son amant, Eric, elle en trouve l’explication chez Fanon (211).

Le penseur l’aide aussi à mieux percevoir la révolte des jeunes qu’elle côtoie au lycée professionnel et sa propre société dakaroise. La colonisation a eu des effets sur le postcolonial. L’exemple du Sénégal lui semble éloquent (187). Un des moyens de lutte contre l’aliénation est de lire Fanon. De nombreux passages peuvent attester de cette certitude : il y a un décalage profond entre l’accession à l’indépendance et la libération véritable. Lorsqu’elle se met à évoquer très concrètement les erreurs des « nouveaux riches africains », son journal insère, tout naturellement une lettre à Fanon (durant trois pages, 269-272) où elle l’invite à la suivre pour voir de ses yeux la situation postcoloniale concrète : les villas, les hommes, les femmes, les gardiens : « Alors viens, Frantz, que je t’emmène voir les villas au bord de la mer… »

Sa conclusion est logique : Fanon ne peut que la reconnaître et l’aider. Le positionnement de Penda par rapport à Fanon est très intéressant car elle sait adapter ses lectures à sa propre situation. Il est d’autant plus savoureux que nombre de féministes ont traité Fanon de misogyne et d’antiféministe. C’est la première fois qu’une héroïne de roman en fait son guide.

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Alors qui est cette romancière ? Appartenant à trois pays, l’Italie, le Sénégal et la France, Aminata Aïdara est née en 1984. Elle a lancé, en 2011 un projet littéraire, Exister à bout de plume, qui a duré deux années, sollicitant des jeunes issus de l’immigration (18-32 ans). L’ouvrage édité a sélectionné les trente meilleurs textes et a reçu un soutien de l’Europe. Il a été l’objet d’une thèse soutenue en 2016 à Sorbonne Paris Cité, en co-tutelle avec l’université de Turin, Exister à bout de plume, la littérature des jeunes générations françaises issues de l’immigration au prisme de l’anthropologie littéraire.
Aminata Aïdara a publié des nouvelles en français et en italien dont le recueil La ragazza dal cuore di carta (Macchione editore, 2014). Elle collabore également à la revue Africultures par des présentations et des compte-rendus d’auteurs et d’artistes liés à l’Afrique et à ses diasporas. Je suis quelqu’un est son premier roman.

Pour conclure, signalons le travail de coordination de Roberto Beneduce du numéro 143 de Politique africaine, « Mobiliser Fanon » (2016) et son remarquable article introductif, « L’archive Fanon – Clés de lecture pour le présent » : « Même lorsque ses analyses se révèlent inachevées ou impropres à interpréter les problèmes de notre temps, elles ouvrent de précieuses pistes de réflexion pour qui sait y reconnaître les clés d’une épistémologie subversive et d’une critique implacable des stéréotypes. […] Fanon est un merveilleux compagnon de voyager lorsqu’il s’agit de questionner les ombres de notre temps et la condition des « humiliés de tous les pays du monde », lorsqu’on s’oblige à penser la décolonisation de nos savoirs et de nos pratiques ». C’est ainsi, avec Fanon et au-delà, Aminata Aïdara réfléchit à la décolonisation en profondeur et oblige à regarder nos quotidiens.

Aminata Aïdara, Je suis quelqu’un, Gallimard « Continents noirs », août 2018, 368 p., 21 € 50 — Lire un extrait