Le grand entretien : Léonora Miano, Littératures partagées (2/4)

Léonora Miano, Rouge impératrice (détail couverture éditions Pocket)

« Tu es ma chair. C’est de ta glaise que je suis faite. C’est la couleur que tu m’as donnée qui me vaut d’être ce que je suis. Une errante. Un point suspendu ».
Tels des astres éteints

Le 6 juin dernier, dans Diacritik, je présentais les textes d’essais ou proches de ce genre que Léonora Miano a édités ces dernières années. Textes essentiels, souvent dérangeants, incitant à ouvrir nos références trop souvent franco-centrées vers l’énorme apport venu des États-Unis. Il faut bien dire toutefois que ce qui a fait la notoriété de L. Miano, ce sont ses romans. Et elle fait partie des auteurs qui m’ont investie, sans que j’y sois préparée – et c’est peut-être cela les plus profondes « atteintes » de lecture… : elle m’a précipitée dans son univers depuis L’Intérieur de la nuit et jusqu’au second volet de Crépuscule du tourment, publié dernièrement.

Je m’étais construit des attentes en entrant dans la première fiction de cette écrivaine africaine subsaharienne ayant déjà lu : du Sénégal, Mariama Bâ, Aminata Sow Fall, Ken Bugul et Fatou Diome ; de Côte d’ivoire, Tanella Boni et Véronique Tadjo ; du Gabon, Angèle Rawiri et Bessora ; du Mali, Aïda Mady Dialoo ; du Cameroun, pays de Leonora Miano, Werewere Liking et Calixthe Beyala. Toutes, à un titre ou à un autre, me touchaient, m’apprenaient, me séduisaient mais aucune avec la force ressentie à ma première lecture de L’Intérieur de la nuit en 2005. Dans le dossier que Libération consacrait le 16 mars 2006 aux écrivains dits francophones, j’ai aimé aussi l’originalité et l’impertinence de ses propos (Le français pousse à l’intérieur des baobabs) dont on peut donner quelques énoncés à verser à l’inépuisable dossier de la francophonie dans une perspective décentrée bien hygiénique :

« Ce n’est pas sous la férule des colonisateurs que cette langue me fut inculquée. C’est celle que mes parents m’ont transmise petite fille, celle de nos échanges familiaux passés et présents. C’est donc une de mes langues, tout simplement, les autres étant le douala et l’anglais. Je ne l’ai jamais vraiment rattachée à la seule France, ni senti qu’elle m’était imposée. Si le français ne fut jamais pour moi la langue de la France métropolitaine, c’est parce que les programmes scolaires de mon pays l’utilisaient pour proposer la lecture de Molière, d’Aimé Césaire et de Richard Wright […]. La langue française a naturellement été mon premier passage vers Langston Hughes, Countee Cullen, James Baldwin et Chester Himes, bien avant qu’il me soit donné de lire ces auteurs dans leur langue. […]
Pour l’Afrique qui n’a pas encore osé affirmer ses droits sur son patrimoine colonial, qui peine encore à dire que cette langue est son trésor de guerre, qu’elle l’a payée rubis sur ongle et qu’elle ne la doit plus à quiconque, la francophonie semble encore n’être que l’instrument d’une fâcheuse infantilisation. On peut en donner comme exemple le fait que les littératures africaines ou caribéennes de langue française ne jouissent pas du même prestige que la grande littérature française. Pourtant, il faudra peut-être un jour prochain que les Français aillent en Afrique, aux Antilles ou même en Haïti afin d’y réapprendre la langue de leurs pères, un peu comme Orphée descendant aux enfers pour chercher Eurydice. Dans le mythe grec, je crois me souvenir qu’Hadès retint la belle ? De même, le français pousse désormais à l’ombre des baobabs. Les lianes de la forêt équatoriale du Cameroun l’enserrent puissamment, et le fleuve Wouri n’a pas fini de s’en saisir pour imprimer la longue épopée de ceux qui peuplent ses rives. Allez donc le reprendre ! »

Entrée fracassante dans « la République des Lettres »… avec plusieurs prix littéraires qui couronnent son premier roman, L’intérieur de la nuit, en 2005. Il introduit le lecteur dans un village à l’atmosphère pesante et morbide : des idées nouvelles et un changement s’annoncent au Mboasu dont Epa, jeune homme de dix sept ans est le relais. Une jeune fille, Ayané, est revenue pour assister sa mère malade, Aama, et pour l’enterrer. Le roman investit lentement le lecteur. La tension monte et Ayamé, du fait de sa mise à l’écart, devient une observatrice privilégiée. Quand les miliciens occupent le village, elle se réfugie dans un arbre d’où elle peut tout voir sans être vue. Une scène de sacrifice se met en place pour assujettir les villageois par la peur et l’accomplissement d’un rite barbare les liant les uns aux autres. Les titres des parties sont annonces et mises en condition du lecteur. Après la nuit de l’horreur, Ayamé parvient à s’échapper du village et à gagner la ville, Sombé, où elle force la porte de sa tante, Wengisané, la cousine de sa mère. Ensemble, elles vont retourner sur la tombe d’Aama. Ayamé comprend que le village est « une part de ce qu’elle était » et qu’elle ne peut plus partir sans en affronter la réalité.

Dès 2006, le second roman est édité, Contours du jour qui vient. Il n’a pas desserré l’étreinte qui m’agrippait après la lecture du premier. Dans les deux fictions, la violence du prétexte narratif était transmise et rendue supportable et incandescente à la fois par une écriture qui s’imposait par la virtuosité d’un style et la recherche très concertée d’une structure, sans faire oublier les thèmes et les réflexions sur l’humain sans cesse en question dans des situations d’extrême violence. Après la guerre, dans ce second roman, le pays est exsangue et la fiction traite d’un sujet aussi violent que dans le précédent : celui des enfants chassés par leurs parents. Musango, l’héroïne, est une fillette chassée par sa mère qui l’accuse de lui jeter un sort et donc de faire échouer toutes ses tentatives de bonheur et de réussite. Musango a douze ans ; elle n’a plus vu sa mère depuis trois ans et part à sa recherche pour comprendre son abandon et, en comprenant, se reconstruire. C’est le calvaire de l’adolescente que raconte le récit avec, au bout du parcours, une sorte d’assomption précaire mais possible. Les étapes sont dures, parfois insupportables.

Ce qui a été, dans l’écriture, le second roman de cette « trilogie » n’a paru qu’en 2009 : ce sont Les Aubes écarlates. La romancière elle-même a écrit que ces trois romans étaient liés mais contrairement aux deux premiers, celui-ci est centré sur un personnage masculin, Epa, que l’on connaît déjà. Ayané aussi est présente. Si L. Miano a remis de quelques années l’édition de ce roman c’est qu’elle ne voulait pas « être l’écrivain de la guerre en Afrique. L’intérieur de la nuit avait déjà suscité bien des lectures inadéquates, oublieuses de son caractère fictionnel et de son projet esthétique. Je n’étais pas pressée que cela m’arrive à nouveau, et je voulais proposer un travail plus sensible, plus intime. Contours du jour qui vient a été privilégié ».

Le lecteur est à nouveau au Mboasu, ce petit État d’Afrique équatoriale que les deux premiers romans ont fait connaître. Le pays se déchire entre dictateurs et enfants-soldats. Epa a suivi les miliciens à la suite de la tragique nuit racontée dans le premier roman : il a été enrôlé dans l’armée d’Isilo, un chef de guerre. Ecœuré par les atrocités, il fuit et retrouve Ayané qui, dans un orphelinat de guerre, avec d’autres femmes, s’acharne à aider ces enfants à dépasser cette violence et à se reconstruire. Le recours à la culture ancestrale de l’Afrique permet d’envisager une autre Afrique aujourd’hui. Publié chez Plon, comme les précédents, il bénéficie très vite d’une édition de poche, Pocket. La réédition de cette rentrée propose une seconde couverture (cf. dans l’entretien ce qui est dit de ces couvertures), comme c’est le cas de la plupart de ses romans.

Entre 2006 et 2009, L. Miano a publié un nouveau roman, Tels des astres éteints en 2008, différent des précédents, il semble devenu, d’une certaine façon, le premier volet d’une nouvelle trilogie dont les deuxième et troisième volets sont constitués par les deux romans publiés en 2016 et 2017, Crépuscule du tourment 1 et Crépuscule du tourment 2. Héritage.

Tels des astres éteints, dans sa lenteur et sa mise en scène de l’impossible communication – tout est raconté par la voix de la narratrice –, est une véritable radioscopie des diasporas noires en France avec les modèles des Afro-américains, d’un certain nombre de mouvements qui ont tenté de sortir des individus du désespoir, de leurs blessures, du repli sur soi : sont évoqués en filigrane le panafricanisme, l’afrocentricité, le nationalisme noir, le rastafarisme. L’Afrique – Kemet –, est le centre du monde que, pour des raisons différentes, les « sudistes » ont déserté et que les « nordistes » parent de tous leurs fantasmes. Pour la romancière, la seule spécificité africaine n’est ni la barbarie, ni la cupidité, ni la misère mais « une conscience de soi-même extrêmement dégradée ». Par la lucidité de ses rappels et de ses mises en fiction, elle sort du discours victimaire qui ne peut mener qu’à l’impasse puisqu’il accepte, comme une fatalité, la supériorité du Nord. Dans cette fiction, elle oblige le lecteur – pour peu qu’il veuille s’informer –, à prendre connaissance d’une véritable « anthologie » de la diaspora noire. La fiction suit la lenteur et les répétitions de recherches existentielles, d’impasses de vie et de souffrance. Elle fait toucher du doigt le racisme quotidien et lancinant et ses effets sur celles et ceux qui en sont l’objet.

Au printemps 2008 également, Léonora Miano a publié cinq nouvelles chez Flammarion dans la collection « Étonnants classiques », sous le titre, Afropean Soul et autres nouvelles.
« Depuis la première heure » : un personnage qui vit en France, se débat entre le désir de retour au pays et son impossibilité.
« Filles du bord de ligne » aborde avec force la question de l’excision, secret d’un groupe de filles soudées entre elles : « Certaines n’approchaient pas les garçons. Elles cachaient un secret dérangeant sous leur jean slim à bon marché. Elles ne se souvenaient pas du jour où la blessure leur avait été infligée. Elles étaient petites. Il y avait eu une anesthésie. Elles ne connaissaient que la cicatrice, chéloïde barrant leur intimité. On leur avait dit que cela faisait d’elles des filles respectables. […] La mutilation aggravait leur difficulté à adhérer au monde qui les entourait ».
« 166, rue de C. » installe le lecteur dans un centre d’hébergement d’urgence. La narratrice observatrice raconte.
« Fabrique de nos âmes insurgées » : en banlieue parisienne, l’enchaînement de la malédiction construite par la marginalisation entre une mère et son fils.
« Afropean Soul » donne son titre au recueil. Du centre d’appel téléphonique où il travaille sous le nom de « Dominique Dumas » pour masquer sa couleur, le jeune homme vit une double vie en écoutant les radios communautaires au moment où le débat sur l’identité nationale fait rage. Il apprend qu’une manifestation a lieu pour protester contre la mort d’un enfant noir, tué par accident par un jeune policier. Il s’y rend et poursuit, en observant ceux qui l’entourent, sa réflexion sur l’identité et l’appartenance :

« L’identité était un processus, un mouvement constant, pas une stèle à trimballer sur le dos. Il était déjà assez difficile d’être un humain. Autour du lui, chacun semblait s’être résolu à choisir son camp. Chacun semblait pouvoir définir les contours de son identité, son contenu. Il n’avait jamais vu les choses ainsi, considérant qu’il y avait autant de manières d’être un Afropéen, que de façons d’être un Européen de souche. Parce que les gens étaient des individus, pas des particules indifférenciées d’une masse. Ce n’était plus si sûr, apparemment».

Deux romans paraissent en 2010 et 2011, Blues pour Elise qui choisit le récit de quatre femmes noires et Ces âmes chagrines entre blessure d’enfance jamais refermée et oscillation entre l’ici, la France et le là-bas, le pays en Afrique, entre-deux problématique. Tous ces romans, comme les suivants, privilégient le dialogue écriture/jazz dans le phrasé et les structures. Dès le second roman, elle affirmait en postface : « Je veux que mes livres donnent à penser et à sentir. Qu’ils soient un peu rêches, réalistes, âpres mais musicaux. Oui, la vie des gens, de la poésie, de la musique. Je veux qu’on les lise comme un blues ». Ils privilégient aussi la polyphonie, les innovations lexicales, une toponymie re-travaillée par rapport au réel, une « bibliothèque » hétérogène.

En 2013, c’est La Saison de l’ombre qui marque aussi un changement d’éditeur pour les romans : Leonora Miano les avait publiés chez Plon. Elle édite désormais chez Grasset. Ce roman a pu être mis en lien et même en écho, à tort à mon sens, avec le célèbre Devoir de violence de Yambo Ouologuem en 1968. Il faudra revenir sur ce roman majeur de la littérature subsaharienne. Toutefois, les objectifs à la fois idéologiques et esthétiques des deux romanciers sont très différents et le rapprochement est bien rapide et superficiel. Dès son quatrième roman, Les Aubes écarlates, Léonora Miano a évoqué, « l’oubli, sur le sol natal, de tous ceux qui ont péri durant la traversée. » Dans ce septième roman qu’elle publie en 2013 et pour lequel elle obtint le prix Femina, elle explore ce qui précède la traversée : le vécu dans l’incompréhension, le saisissement et la résistance, d’une communauté de l’intérieur des terres africaines, de la disparition d’une partie des siens au démantèlement total du clan.

Leonora Miano reconstitue la « passion » d’un peuple, au sens religieux de souffrance et supplice, et elle s’appuie pour la faire partager sur les deux espaces majeurs de déshumanisation que sont la suppression du nom et la rupture de la filiation. Ce projet s’accompagne d’une option générique métissée : le récit initiatique comme dominante, teinté de conte et de traces épiques pour composer une fiction d’une étonnante modernité. Le second exergue, citant Ultravocal de Frankétienne, mettait sur la piste d’un genre littéraire traditionnel :
« O quelle épopée future
Ranimera nos ombres évanouies ? »

Passion d’un peuple, déshumanisation et rupture d’humanité sont bien traitées au rythme de l’épique dont on connaît les liens forts avec le genre moderne du roman. Mais si l’on resserre le regard du collectif à l’individuel, il semble plus approprié de lire l’histoire racontée avec ses principales protagonistes comme un récit initiatique dont l’héroïne est, sans conteste, Eyabe. C’est elle qui prend en charge, par l’aventure qu’elle personnalise, la recherche des disparus, geste concret et romanesque correspondant à l’obsession de l’écrivaine elle-même de lever le voile obscur de la mémoire africaine sur la blessure profonde de la traite, si profonde qu’elle a été enfouie et comme oubliée. Dans cette perspective, on est loin du roman iconoclaste et sarcastique de Yambo Ouologuem.

Les deux romans les plus récents mettent en scène, pour le premier quatre femmes : la mère, l’amante, l’épouse et la sœur qui, en l’absence de l’homme (fils, amant, époux, frère), s’efforcent, dans le récit que chacune d’elles raconte, de sonder leur féminité dans ses tragédies et ses luminosités, particulièrement quand une autre femme apporte plénitude et sérénité. Les rapports de sexe sont passés au crible des déviations, des accords, des tensions de pouvoir. Tout se passe dans ce pays africain, gangrené par un passé perturbateur dont les répercussions sont multiples et insidieuses. Le second roman est consacré aux voix masculines, avec une focalisation sur « l’absent » du tome 1, Amok, ainsi que son ami Shrapnel et une connaissance, (Charles) Regal. Si on prend en compte le père d’Amok, le quatuor masculin succède au quatuor féminin et déploient un éventail de personnages permettant d’approcher, par la polyphonie, la complexité des expériences humaines.

L’œuvre de Léonora Miano a déjà donné lieu à des sommes critiques : L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires sous la direction d’Alice Delphine Tang (2014) ; De l’écriture africaine à la présence afropéenne: pour une exploration de nouvelles terres littéraires, enquête sociocritique de Daniel S. Larangé sur les « discours » littéraires face aux transformations de la société française, dans laquelle il montre que la particularité de l’œuvre de Miano est « de créer à proprement parler une littérature afropéenne, consciente des transformations du monde et de l’humanité. Elle défend l’identité afropéenne à l’heure de la mondialisation, qui pourrait régénérer la culture française par le biais de la littérature francophone ». Il insiste aussi, à juste titre, sur son écriture « fondée sur une culture populaire et musicale, intégrant les rythmes impromptus et les rhapsodies propres au jazz ». Leonora Miano est elle-même initiatrice d’autres ouvrages et particulièrement d’anthologies dont l’une d’elles sera publiée à la rentrée de septembre 2017. On se souvient de son article dans Libération, le 31 août 2016, sous le titre, conservé pour l’anthologie, Marianne et le garçon noir : « en revenant sur les cas d’Adama Traoré, d’Amadou Koumé et de Lamine Dieng, autant de garçons noirs morts après leur interpellation par les forces de l’ordre françaises, l’écrivaine camerounaise pointe le rejet de la masculinité noire, reléguée au rang de corps étranger ». On peut donc être assuré de ne pas être au bout d’un parcours de création déjà si riche et si complexe ni de celui d’une intellectuelle actrice et perturbatrice.

Que pouvez-vous nous dire de la relation essai/roman dans votre écriture. L’essai, c’est-à-dire une écriture plus réflexive ne se glisse-t-il pas dans le roman, je pense en particulier à Crépuscule du tourment 1 ? Peut-on établir une étanchéité entre écriture fictionnelle et écriture réflexive ?

Il est tout à fait possible – certains diraient souhaitable – d’établir une totale étanchéité entre ces deux types d’écriture. Dans mon cas, les romans étant souvent écrits pour répondre à des questions dont la formulation pourrait donner lieu à la rédaction d’essais, j’assume de ne pas respecter la règle française. Certains de mes romans sont donc réflexifs, voire théoriques, sans pour autant servir à exposer uniquement ma propre pensée. Certains autres ne le sont pas, lorsqu’il s’est agi de montrer plus que de comprendre. Ceux-ci ont été peu nombreux jusqu’ici. Après Crépuscule du tourment II et la résolution de problèmes intimes, je pense entrer dans un nouveau cycle d’écriture, obéissant à d’autres nécessités. La dimension théorique devrait s’estomper quelque peu. Toutefois, les textes des auteurs subsahariens étant lus comme des témoignages la plupart du temps, il serait étonnant que l’on constate une évolution dans l’approche critique.

Je n’ai pas encore produit d’essai à proprement parler. Mes livres entrant dans cette catégorie rassemblent des réflexions éparses, des conférences que j’ai voulu rendre publiques. J’aime avant tout écrire de la fiction, refaire le monde. Il y a malgré tout un ou deux sujets sur lesquels je pense écrire des essais, le roman ne pouvant les prendre en charge de façon satisfaisante.

Un écrivain marocain, Abdelkebir Khatibi, écrivait dans son poème «  Le lutteur de classe à la manière taoïste » : « tout changement de mot exige un changement de route ». Seriez-vous d’accord mais en renversant la proposition : tout changement de route nécessite un changement de mot ? En effet, plus d’un lecteur a été désarçonné par un lexique nouveau dans vos romans. On peut prendre les noms des personnages, ceux de La Saison de l’ombre, dans leur transcription écrite et dans leur choix. On peut prendre aussi la recherche de néologismes comme « afrophonie », « blanchité » ou l’usage de termes inhabituels : Kemit…. Ou la redéfinition de « frontière », de « noir ».
Enfin cette recherche d’une autre manière de dire « la traite des Noirs » comme dans votre dernier essai (p. 141). Vous y écrivez aussi : « le renouvellement du vocabulaire est urgent ».

Le renouvellement du vocabulaire est urgent pour faire évoluer notre pensée sur un grand nombre de sujets. Les termes auxquels nous sommes accoutumés incarcèrent notre imagination et nous empêchent d’aborder l’autre versant de l’Histoire. Nous restons piégés dans le monde conçu par une Europe en marche vers l’occidentalité, vocable dont je me sers pour qualifier l’ensauvagement de ce qui allait devenir l’Occident. Nous le savons tous, l’ouest ne se situe pas au même endroit en fonction de la région du monde où l’on se trouve. L’Occident n’est donc pas un espace mais un système qui s’est mis en place lorsque l’Europe, devenue conquérante, a fait le choix de fonder ses rapports avec le reste de l’humanité sur la prédation. Il faut bien un mot pour parler de ce processus qui comprend la racialisation. Afrophonie dépasse la dimension linguistique pour parler de la manière dont les discours afros pourraient être réunis et mis en dialogue. Le mot n’est peut-être pas très heureux, mais il est lisible, évocateur.

Je n’ai pas créé le terme « blanchité », mais le reprends volontiers à mon compte tant il est évident qu’il ne s’agit pas de la blancheur… Les mots « blanc » et « noir », dans leur acception racialisée, ne font pas référence à la couleur des personnes, mais à des conditions politiques. Pour endosser le mot « noir », qui n’était pas une désignation amicale loin de là et qui revêt une signification négative dans bien des cultures subsahariennes, il importe de l’investir de contenus transcendant la racialisation. J’avoue d’ailleurs prôner son dépassement et ne l’employer que pour marquer mon attachement aux populations afrodescendantes vivant dans des sociétés racialisées et l’importance à mes yeux de l’Histoire qui a créé la catégorie politique visée par le mot.

Donc oui, tout changement de route nécessite un changement de mot. Le temps ne peut assainir une terminologie lestée de tant d’horreurs. Le retournement de l’injure que pratiquent beaucoup les Afros d’où qu’ils soient – c’est un trait culturel et non racial – ne suffit pas à neutraliser ce vocabulaire. Cette habitude est certes une marque de résilience, mais elle demeure problématique. C’est un peu comme bâtir sa maison en se servant uniquement de matériaux trouvés dans une décharge publique. Tout ne peut pas être récupéré. Il faut du neuf.

Vous défendez, à juste titre, les cultures ancestrales rendues silencieuses en partie : vous souhaitez qu’elles retrouvent les éléments dynamiques qui furent les leurs de façon réelle et non folklorique. J’ai beaucoup pensé, en lisant vos développements sur « Mémoire des mondes oubliés » dans L’Impératif transgressif à un écrivain algérien, Mouloud Mammeri (on célèbre le centenaire de sa naissance) : « Désormais toute différence que nous effaçons – par quelque moyen que ce soit – est un crime absolu : rien ne la remplacera jamais plus et sa mort accroît le risque de mort pour les autres […] On ne ressuscite pas les horizons perdus. Ce qu’il faut c’est définir les horizons nouveaux […] Car le problème n’est plus désormais celui des seuls « autres », confrontés au risque de leur disparition et en tant qu’autres. Il est celui de la conjonction des porteurs de différences, qui pour une fois ne chercheraient pas à les résoudre par la réduction, car la réduction est porteuse de mort pour tous : les réduits bien sûr, mais aussi les réducteurs. Quand une tribu australienne abdique par le fait d’une violence concrète et symbolique, ce ne sont pas les Maoris qui sont diminués, c’est l’humanité tout entière qui subit une irréparable perte ».

Je crois profondément ce qui est écrit là et n’aurais pu mieux le dire. La violence faite à l’autre est toujours faite à soi-même. Sa disparition, si elle se produit, retire quelque chose à ceux qui l’ont causée. L’humanité est fragilisée. Définir des horizons nouveaux nécessite que tous soient associés à cette définition. Certains ne vont pas déterminer pour tous la direction à suivre. Or, cette tentation existe, on le voit bien.

Je viens de citer Khatibi, Mammeri, vous-même citez parfois Darwich, Gibran : mais, en règle générale, votre propos est consacré au continent au sud du Sahara et aux diasporas que la déportation a fait naître. Pourtant, bien souvent, ce que vous affirmez éclairerait, dans le domaine des « francophonies littéraires », les questions et les réalisations au Maghreb en particulier mais aussi au Machrek. Cela ne serait-il pas un chemin – un élargissement – de votre vœu de « célébrer toutes les cultures possibles » ? Des dominations semblables ou issues de la même source « impériale » ne produisent-elles pas des effets comparables ?

Je connais mal ces espaces eux aussi colonisés par l’Europe, et avec lesquels nous avons bien des éléments en partage. Il y a une spécificité de l’être noir qui ne se dément pas dans ces parties du monde. J’y suis sensible, pour l’avoir éprouvée lors d’un bref séjour dans un des pays en question. J’en garde un souvenir épouvantable. Là aussi, des représentations anciennes, antérieures à l’ère coloniale, doivent être examinées. Je précise leur antériorité pour qu’il ne me soit pas reproché de minorer le fait que les dominés, entre eux, affichent souvent des comportements agressifs, chacun renvoyant l’autre à ses souffrances.

A une époque, on a pu croire cela dépassé. Ce temps où Alger accueillait à bras ouvert les révolutionnaires du monde n’est plus, et la figure de Fanon semble bien solitaire dans nos mémoires à tous. Des dominations issues de la même source impériale n’ont pas créé les solidarités qui nous auraient fait avancer.

Vous citez des auteurs que je lis avec plaisir et depuis longtemps, vers lesquels je reviens souvent. Pour moi, ils sont d’abord des individus, leur parole dépasse leur lieu de référence. C’est ce qui en fait de grands auteurs : l’ancrage et son dépassement. Tant qu’il n’est question que de littérature, les proximités sont réelles, nous pouvons nous enrichir mutuellement et cela dépasse le partage de l’expérience coloniale. Dans les livres, nous rencontrons avant tout des humains.

Cependant, nos vécus ne sont pas littéraires, bien qu’ils soient la matière dans laquelle se tissent nos littératures. Ils sont en revanche politiques et requièrent un travail profond, sans complaisance, pour que s’instaure une fraternité. Des conversations quelque peu désagréables doivent avoir lieu.

Une question qu’on vous a souvent posée, sans aucun doute, est celle du rôle de la musique dans votre écriture romanesque ou théâtrale : pourriez-vous nous en parler ?

J’ai beaucoup eu recours à des formes empruntées à la musique – de jazz – en raison de ma frustration. Si j’avais pu exercer le métier de chanteuse, j’aurais sans doute écrit différemment.
Quoi qu’il en soit, c’est la musique qui m’a fourni les éléments qui me manquaient pour créer une esthétique personnelle, singulière. Elle influence la structuration des textes, mais aussi le phrasé des personnages.
A mon avis, bien des auteurs procèdent ainsi sans avoir les mêmes références. Un roman se compose, de toute façon.

Qui choisit les illustrations de couvertures de vos romans, dans l’édition première puis en poche ? Quand on va sur la page d’un site de vente en ligne présentant les livres disponibles, c’est un tourbillon : couleurs, femmes… L’impératif transgressif a déjà deux couvertures. Que pouvez-vous nous dire de cette accroche du public à la devanture ?… J’en ai donné quelques exemples tout au long de ma présentation de votre œuvre…

L’impératif transgressif a fait l’objet d’une réédition avec une nouvelle couverture. L’extérieur du livre appartient à l’éditeur, qui pourrait modifier le titre de l’ouvrage s’il le souhaitait. J’ai toujours effectué moi-même ces modifications. S’agissant des images, chaque éditeur me fait des propositions en fonction de sa charte graphique, sur laquelle je n’ai pas mon mot à dire.
Depuis quelques années, le visuel choisi a toujours obtenu mon approbation. Il n’en a pas toujours été ainsi. J’ai une préférence pour les figures féminines en couverture, sauf quand le contenu nécessite qu’il en soit autrement. Elles me semblent plus fédératrices et me plaisent davantage.
Pour le public, les images placées en couverture sont importantes. Celle de Crépuscule 1 a eu énormément de succès. Je détestais la première couverture de L’intérieur de la nuit au format de poche, mais le public l’a plébiscitée. Elle représentait l’Afrique telle que se l’imaginent les Européens et telle que la voudraient encore certains Subsahariens.
Les couvertures étrangères ne me sont pas soumises. Je les découvre lors de la parution des ouvrages.

La littérature : luxe ou nécessité ? Peut-on instituer, dans l’espace qu’elle crée, un savoir ?

J’imagine qu’on peut dire les deux quand il est possible d’en vivre, ou simplement de prendre la parole de cette façon. Ce n’est pas donné à tous, cela reste un privilège.

Pour moi, écrire a d’abord été une nécessité. Il fallait trouver le moyen de survivre à des événements traumatisants. J’ai donc produit, pendant assez longtemps, une littérature habitée par la rage d’une fillette ne pouvant exprimer sa douleur. Je l’ai dit, les romans parlent de leur auteur. Je n’ai pas été entendue, on a attribué à l’Afrique une violence qui était d’abord mienne.

Dans l’espace créé par la littérature, j’ai énormément appris, en tant que lectrice, sur l’humanité. En tant qu’auteur aussi, à travers les réflexions et la capacité à se projeter dans des expériences diverses. C’est en écrivant que je comprends les choses. Écrire m’a permis de me connaître profondément. Il y a dans cette activité une dimension métaphysique, mystique même. La connaissance acquise n’est pas toujours de l’ordre du savoir intellectuel.

La littérature est-elle votre seul domaine de création ?

Non, et j’espère arriver à faire en sorte qu’elle le soit moins dans les années à venir.

Des projets ? Sûrement. Mais souhaitez-vous en parler ?

Oui, bien sûr, mais il ne faut pas en parler. Il faut les réaliser. C’est après que l’on parle.

Une dernière question : vous aviez un site très riche et plein d’informations. Il me semble qu’il a disparu ?

Oui, je n’ai pas souhaité le conserver. Il existe désormais un blog permettant de suivre mon actualité.