Naomi Klein le constatait dans No Logo : nous vivons désormais dans un « village », « reliés les uns aux autres par une trame de marques ». Et elle énonçait une « hypothèse simple : lorsqu’un plus grand nombre de gens découvriront les secrets des marques qui composent la trame mondiale de logos, leur indignation alimentera le prochain grand mouvement politique, une vague ample et déterminée d’opposition aux transnationales, surtout celles qui jouissent d’une très franche reconnaissance de marque ». Dévoiler le secret de l’une de ces marques, au logo blanc et vert si reconnaissable, est justement ce à quoi s’emploie le documentaire de Luc Hermann et Gilles Bovon, Starbucks sans filtre, qu’Arte diffuse ce soir à 20 h 30.
Starbucks est né du goût de trois amis pour les expressos corsés et non l’insipide jus de chaussettes généralement servi aux États-Unis. Cela se passe à Seattle, en 1971, et Zev Siegl, l’un des co-fondateurs de la marque, en parle dans le documentaire comme de la « période romantique » de Starbucks. Il s’agit alors de vendre du café haut de gamme en grains, la petite boutique branchée séduit les consommateurs. Seattle compte bientôt six échoppes.
Tout change en 1982 quand les trois amis engagent un nouveau directeur de marketing, un New-Yorkais qui a fait ses gammes chez Xerox : Howard Schultz. Si les fondateurs résistent un temps à ses idées d’expansion (servir du café au lieu de se contenter de vendre des grains), ils finissent par lui vendre la marque en 1986. Schultz a une idée de génie, propre à ce que l’universitaire américain Bryant Simon — auteur de Everything But the Coffee: Learning about America from Starbucks (2008) — nomme le « capitalisme hippie » ou « alternatif ». Aujourd’hui, Starbucks ce sont près de 29 000 magasins dans 78 pays (une enseigne ouvre toutes les quinze heures en Chine).
Schultz va capitaliser sur l’image de Starbucks, le refus affiché de la macdonalisation, le côté haut de gamme accessible, branché mais cool (toute ressemblance avec Apple ne serait pas fortuite).
chultz crée une chaîne, garde bien sûr le nom, assagit la sirène dénudée du logo, fonde une multinationale qui va conquérir le monde, en communiquant selon les utopies du début (des baristas experts en café, des grains hauts de gamme, le respect du client et des employés qui sont appelés des « partenaires »). Fils d’un ouvrier ayant connu les licenciements brutaux du monde du travail américain, il ajoute une communication basée sur des idéaux humanistes : un partenariat avec une université américaine pour la formation à distance des employés, une assurance médicale même pour les travailleurs à temps partiel de la firme, des employés devenant actionnaires de la société dès la fin de leur première année de travail, le refus de toute discrimination. Son mantra, une entreprise doit certes « faire des bénéfices » mais aussi être « socialement juste ».

L’autre idée de génie est de peu communiquer par des voies publicitaires traditionnelles : ce sont les clients qui sont les porte-logos de la marque, quand ils marchent avec leur gobelet siglé à la main, quand ils travaillent dans l’un des cafés cosy, assis dans un fauteuil confortable, avec leur mac et leur café devant eux. Comme le résume Bryant Simon, professeur d’histoire à Philadelphie, Starbucks a inventé « le café où on est seul mais en public »… Un salon Starbucks, c’est un « troisième lieu » (third place, détournement marketing du concept sociologique de Ray Oldenburg), à mi-chemin de votre maison et de votre travail. « Ce qui compte, ce n’est pas le café. Mais d’avoir un lieu à soi, pour faire une pause », explique un directeur marketing, un peu à l’image du Central Perk de Friends, ajoute un autre directeur marketing. Ce qui compte, c’est l’apparence : pour Starbucks, que vous vous affichiez avec son logo, pour le client qu’il montre qu’il peut se payer un café de la marque, qu’il a pris un gobelet taille maxi (même s’il ignore qu’il contient exactement la même quantité de café que la plus petite tasse…).
Donc Starbucks serait cool et même « fancy », l’american way of life haut de gamme et pourtant abordable, avec un accueil personnalisé au contraire des autres chaînes puisque tout client se voit demander son prénom, inscrit au feutre noir sur son gobelet de carton — « familiarité de façade » et « connivence factice » écrivait la romancière Julia Wolkenstein qui a fait d’un Starbucks le cadre de la scène de rencontre ouvrant Les Vacances, mais les écrivains sont caustiques… Être appelé par son prénom quand son café est prêt, se promener comme un golden boy new-yorkais avec son café à la main (pas de temps à perdre), ou trôner en vitrine comme un trophée, cela vaut bien de payer son café plus cher qu’ailleurs, un café qui aura le même goût à Shanghai ou à Tours, à Paris ou à New York.
Starbucks, c’est donc du fast food haut de gamme — autant de sucre dans 35 % de ses produits que dans les sodas de la marque au clown, des produits standardisés, des clients servis au mètre — et tous les attributs des firmes fers de lance de la mondialisation : goût uniformisé, du contenant au contenu ; un vocabulaire propre à la marque, dérivé de l’italien, charge au consommateur de l’assimiler pour en être, de manier le tall, venti, frappuccino, etc. comme tous les membres de la tribu (toute ressemblance avec Amazon ne serait pas fortuite).
Tout cela, d’une certaine manière, nous le savons, conscients ou non d’être des vaches à lait (végétal, plus cher) de la mondialisation et de nous laisser berner par le grand bluff qu’est le marketing mondialisé (et uniformisant).

Ce que le documentaire révèle, c’est la face cachée de l’iceberg (de chantilly, autre manière de faire monter le prix de la consommation de base, avec les sirops, les coulis de caramel, le double shot, etc., autant de gras, sucres et euros en plus) : d’abord l’agressivité immobilière des enseignes et la manière de bombarder un quartier du logo (le sommet à New York, avec pas moins de 17 Starbucks dans un carré de 400 m dans et autour de Grand Central), de cibler les quartiers touristiques et animés, de tuer toute concurrence (et tout zinc de quartier). C’est aussi la révélation du cynisme de l’entreprise, en matière d’évasion fiscale, de rythme et droit du travail.

C’est enfin la manière dont Starbucks qui communique fièrement sur ses 99% de produits issus du commerce équitable (manière de redorer son image après les scandales fiscaux) a, de fait, acheté un logo qui n’a d’éthique que son étiquette et impose ses normes. C’est le scandale de ses 4 milliards de gobelets non recyclables produits par an (sans compter les pailles, les cuillères et touillettes en plastique), soit 8180 à la minute. L’argumentaire écologique de la marque est du vent…

Le documentaire de Luc Hermann et Gilles Bovon est passionnant et immanquable. Il repose sur un an d’enquête, dont deux mois pendant lesquels une journaliste s’est infiltrée en tant qu’employée dans une franchise française, des chiffres et des faits absolument sidérants.
Howard Schultz a quitté Starbucks. Il aurait pu être le ministre du travail d’Hillary Clinton si elle avait été élue et il ne conteste que du bout des lèvres les ambitions présidentielles qu’on lui prête. A suivre, du côté des élections américaines comme de « l’hypothèse simple » de Naomi Klein…
Starbucks sans filtre, documentaire de Luc Hermann et Gilles Bovon (France, 2018, 1h30), coproduction Premières Lignes Télévision / Arte France. Première diffusion le 28 août à 20 h 50, en replay sur Arte pendant 60 jours (suivre ce lien).
Naomi Klein. No Logo. La tyrannie des marques (2000), trad. de l’anglais (Canada) par Michel Saint-Germain, Actes Sud, Babel, 742 p., 12 € 70