Laurence Leblanc : « essayer de voir ce que l’on ne voit pas » (Exposition galerie FLAIR, Arles)

© Laurence Leblanc

Laurence Leblanc, lauréate du prix Niépce 2016, présente jusqu’au mois de septembre à la galerie FLAIR, à Arles, une sélection de ses photographies. L’occasion de revenir sur son parcours, les thèmes récurrents de son travail, ses partis pris esthétiques et éthiques, les fils directeurs qui traversent sa démarche et mobilisent sa créativité. Rencontre et entretien avec Laurence Leblanc.

Lorsque tu étais enfant, tu t’es intéressée à la peinture, tu as suivi des cours de gravure, je crois…

J’ai suivi des cours de l’école Martenot, qui est une école créée par Maurice et Ginette Martenot, et dont le premier principe est qu’il faut apprendre le dessin ou la musique sans s’ennuyer. J’ai commencé ces cours à sept ans, avec mon frère. Dès le début, on utilisait du fusain, de la peinture à l’huile. J’ai suivi ces cours durant quatre ou cinq ans. Ensuite, j’ai fait deux ou trois ans aux Arts Décoratifs du Louvre, où effectivement il y avait de la gravure.

Qu’est-ce qui, à cette période, t’intéressait dans la pratique de ces arts ?

C’est la matière. L’idée, avec les cours Martenot, était que les enfants n’aient aucun complexe, qu’ils puissent sentir le geste, avoir tout de suite la sensation du geste, qu’ils aient la liberté d’oser. J’aimais ça, oser mélanger les couleurs, cette liberté.

Est-ce que ce n’est pas paradoxal d’être devenue photographe, dans la mesure où dans la photo ce geste qui trace, qui mélange des couleurs, et la matière, semblent devoir disparaître ?

Non, on retrouve ça dans la photographie telle que je la pratique. C’est ce qui fait que, pour moi, le processus est important, essentiel – le processus entre la prise de vue et le résultat final. Je n’ai jamais pu faire des photos et immédiatement les donner, par exemple à la presse. Je me pose moi-même toutes les questions qui accompagnent le processus qui va de la prise de vue à l’image telle qu’elle existe. Que ce soit en argentique ou en numérique, je développais mes films moi-même, je fais les planches-contacts moi-même, les tirages de lecture, etc. Dans les labos, pour le tirage des grands formats, je vais faire la repique moi-même. Tout ce travail avec la matière, tout ce processus m’intéresse… En fait, je suis toujours dans le doute. Si je fais par exemple une série, je doute tout le temps, à toutes les étapes, et ce n’est que lorsque j’ai l’ensemble devant moi, par terre, en petit format, que je commence à me dire : « tiens, peut-être que j’ai quelque chose d’intéressant ». Je me situe dans un processus qui n’est pas celui de la photographie instantanée. C’est comme si j’étirais le temps, comme si j’étirais le temps de l’instant où j’ai fait la photo. J’ai des films que j’ai faits en 2009 et que je n’ai pas développés parce que j’ai encore une sorte de trouille par rapport à la facilité de la photographie, la peur de tomber dans des choses évidentes, dans la séduction, des choses déjà faites, des images déjà vues. Mon but n’est pas du tout d’être différente à tout prix…

© Laurence Leblanc

C’est une exigence personnelle…

Oui, c’est une exigence personnelle.

Comment es-tu arrivée à la photographie ?

Je pense que c’est lié à une solitude présente depuis toujours. A un certain moment, instinctivement, j’ai senti que si je n’allais pas vers l’autre ça n’irait pas. La photographie était un moyen pour s’ouvrir à l’autre, sachant que j’étais hyper timide, dans une sorte d’enfermement. J’aurais pu pousser davantage ma pratique du dessin et de la peinture, mais sans doute que ça m’aurait enfermée davantage. J’avais une nécessité de dire des choses sur le monde, une nécessité réelle, littéralement vitale. J’ai l’impression que je suis née déjà vieille : je comprenais tout, et en même temps sans comprendre. A l’école, je ne voyais pas pourquoi les autres enfants se battaient, pourquoi ils étaient jaloux. J’étais décalée. Je me demandais comment j’allais faire pour vivre dans ce monde-là. Je n’avais pas les armes pour ça. En ayant conscience de tout cela, j’ai compris qu’il y avait pour moi une nécessité de m’exprimer. La photographie m’est apparue comme un moyen de partir de la réalité, qui est la réalité du monde, et de montrer autre chose, puisque j’étais dans cette réalité mais que je la ressentais différemment. J’avais le choix entre fuir, faire face, entrer dans les cases – et il était hors de question d’entrer dans les cases. C’était donc une question de survie : partir de la réalité et la refaire à ma manière.

La photographie t’est apparue comme un moyen personnel pour être au monde ?

Exactement. Et j’avais aussi le désir d’aller à la rencontre d’autres qui pensaient comme moi. J’étais tellement enfermée que lorsque j’entendais Paul-Emile Victor ou Higelin, lorsque j’ai entendu l’album Passion, celui des musiques que Peter Gabriel a faites pour La dernière tentation du Christ, je me suis dit qu’il fallait que je rencontre ces personnes… Tu connais cet album de Peter Gabriel ?

Non.

Il y a fait travailler des musiciens du monde entier et l’album inclut toutes sortes d’influences venues de partout. Quand tu écoutes l’album, tu ressens la douleur du monde et tu te demandes : pourquoi les gens ont tant de mal à se comprendre ? La douleur est la même, toutes les choses que chacun apporte dans cet album sont reliées, là ça devient évident. Ça m’a donné envie de rencontrer Peter Gabriel. Je me suis dit que ces gens me comprendraient car ils pensent comme moi. Et c’est par la photographie que je les ai rencontrés. Je suis devenue amie avec Higelin de la même façon. La photographie est aussi pour moi un moyen de les montrer différemment : montrer que l’on peut être professionnels, avoir une originalité, ne ressembler à personne et en même temps ils utilisent ce qu’ils sont pour les autres, pour n’importe qui, les gens ordinaires comme on dit. Ils ne sont pas renfermés dans leur truc. J’avais l’impression que c’étaient des individus qui étaient réellement ce qu’ils disaient, donc je suis allée les voir et ça a fonctionné. J’ai suivi Peter Gabriel en tournée à travers le monde. Comme je n’étais pas dans la position du fan, ni dans une situation de séduction, sans l’appareil photo ces rencontres auraient été impossibles.

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La photographie correspond pour toi, réellement, à un enjeu existentiel, elle concerne directement ton rapport au monde et à toi-même…

C’est complexe. Il ne s’agit pas de dépasser, par exemple, une simple timidité personnelle. La photographie correspond à une nécessité plus profonde, on ne devient pas photographe par hasard. Quand j’étais petite, ma question fondamentale était : comment je vais faire avec le monde, avec moi, avec les autres ? M’exprimer était une nécessité, sinon je crevais. Je crois que ça va jusque-là. J’étais tellement inadéquate au monde, et la nécessité dont je te parle est justement de montrer le monde avec mes yeux pour pouvoir exister dans ce monde.

Dans un court-métrage que tu as fait, Bulles de silence, tu lis en voix off un texte que tu as écrit. Est-ce que l’écriture est un autre art qui t’intéresse et que tu pratiques ?

C’est l’écriture qui me touche le plus. Au quotidien, c’est la peinture, le dessin, l’écriture qui me touchent le plus. C’est réellement une façon de se sentir moins seul, de rencontrer d’autres…

Tu parles de l’écriture que tu lis, l’écriture des autres ?

Celle des autres, les livres. Mon père m’encourageait à écrire, il trouvait que j’écrivais bien. L’écriture est une chose à laquelle j’aimerais me confronter, mais juste pour moi. Ce qui me plait dans la photo, dans l’écriture, c’est comment tu peux en très peu de mots, en une image, arriver à quelque chose qui est tout – il n’y a presque rien et en même temps c’est tout, il n’y a pas de frime, pas de flambe. Quand quelqu’un arrive à ça, c’est extraordinaire… Le stress que j’éprouve quand je suis sur le terrain pour photographier vient de ce que je traverse le monde mais en triant, en écartant beaucoup de choses, en élaguant. C’est comme si je suivais une ligne, que j’étais fidèle à un monde interne, une exigence, comme si je suivais un cap interne. C’est très difficile. De ce point de vue, le fait d’avoir croisé quelqu’un comme Higelin, de l’avoir suivi jusqu’au bout, est réellement une leçon. C’était quelqu’un qui ne lâchait rien, fidèle à son éthique…

C’est cette attitude que tu retrouves et que tu aimes dans l’écriture que tu lis, dans les photos, le fait de pouvoir construire, créer, en fonction d’une ligne ou d’un cap qui exige une grande rigueur, une grande concentration, une éthique ?

Si je devais un jour écrire vraiment quelque chose, il y aurait cet enjeu, le même enjeu qu’il y a pour moi avec la photographie. J’ai des tonnes d’images que je ne montre pas. Sur cette question, je suis très radicale. Je suis en train de lire un livre d’Etty Hillesum où je retrouve quelque chose de ce que je te dis là. Etty Hillesum est morte dans les camps nazis. Elle écrit : jusqu’au bout je refuserai de tomber dans la haine, dans la haine de l’autre – jusqu’au bout… C’est dans ce « jusqu’au bout » que je reconnais quelque chose de moi.

Dans les raisons qui t’ont conduite à la photographie, qui t’ont amenée à faire de la photo d’une façon particulière, est-ce qu’ont compté d’autres photographes, leur travail ?

Je n’arrive jamais à répondre à cette question de façon claire. Le Baiser, de Joel-Peter Witkin, est sans doute la photo qui m’a le plus émue. On ne peut pas dire que, de manière évidente, cette photo rejoint ce que je fais. Les photos qui me retiennent sont souvent des photos assez dures. En peinture, c’est la même chose. Ça n’a rien à voir avec des choses un peu jolies. Et dans mon travail, l’enjeu est de ne pas tomber dans du joli – tu vois ? C’est pour ça que je doute beaucoup. S’il y a des photographes qui travaillent le flou pour faire un joli effet, dans mon cas ce n’est pas du tout le but, pas du tout… Pour revenir sur les photographes ou les photos que j’aime, il y a une photo de Keiichi Tahara que j’avais adorée en la voyant, la photo d’une fenêtre, avec un gros grain. Mais je n’ai pas vraiment de référence privilégiée.

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Tu as fait des études de photographie ?

Je n’ai pas fait l’Ecole d’Arles. J’ai suivi les cours Martenot, j’ai fait l’Académie Charpentier, mais je n’ai pas suivi le cursus d’une école de photographie. C’est sur le terrain que j’ai appris, que j’apprends. Ceci dit, j’aurais aimé faire les Beaux-Arts.

Est-ce que dans ton travail l’aspect technique, la maîtrise technique de l’appareil, sont importants ?

Ce que j’appellerais « technique », ce serait le processus d’ensemble, pas seulement la maîtrise de l’appareil – le processus qui implique, par exemple, que l’on fasse sans cesse des choix : choix du film, si je travaille en argentique, choix du papier, choix de la photo, etc. Ce processus est une expérimentation qui implique que tu fasses sans cesse des choix, souvent très intuitifs. Pour moi, la technique concerne l’ensemble du processus de fabrication. Pour le coup, c’est moi qui maitrise ces questions techniques puisque je m’occupe de tout le processus, à chaque étape. Dans cette optique, la technique est essentielle. Par contre, à la prise de vue, je peux un peu plus improviser.

Tu utilises quel type d’appareil ?

J’ai beaucoup travaillé avec de l’argentique mais j’ai été obligée de me mettre au numérique. Quand tu as des commandes, aujourd’hui, tu es obligée de travailler en numérique, donc je m’y suis mise. Grâce au musée Niépce, maintenant je maîtrise le processus en numérique. Pour l’argentique, j’ai essentiellement travaillé avec un Bronica, un boitier 6×6. J’ai aussi utilisé un Rollei quand je suis allée en Somalie et dans d’autres endroits en Afrique, en Sierra Leone. Dans ces cas-là, c’est impossible de photographier avec un boitier qui fait tac-tac, comme un bruit de fusil. Le Rollei, au contraire, est plus doux. J’y suis allée pour l’ONG « Action contre la faim ». Dans ces situations terribles, face à l’autre, il était essentiel que l’appareil photo ne soit pas lui-même une agression.

Quand tu dis que as traîné les pieds pour te mettre au numérique, qu’est-ce qui te bloquait et, par opposition, qu’est-ce que tu préférais dans l’argentique ?

Ce que j’adore dans l’argentique, c’est le temps. Quand j’ai été au Cambodge pendant trois mois, dans le cadre de la « Villa Médicis hors les murs », je travaillais beaucoup mais je n’avais aucune visibilité sur ce que je faisais. C’est comme dans la vie : tu as beau connaître les gens, connaître quelqu’un, tu ne sais pas ce que la personne a dans la tête. Nous sommes dans un monde où chacun croit savoir, mais c’est faux. Le mystère du monde est que nous ne savons pas, qu’il y a du non quantifiable, du non monnayable. C’est quelque chose que je revendique en général, et donc dans mon travail de photographe. L’argentique correspond exactement à ça. Avec le numérique, tu peux faire beaucoup d’images et tu les vois tout de suite, sans délai. Par contre le numérique est plus simple par rapport à l’argentique pour lequel les journées au labo sont épuisantes. Le problème que j’ai eu avec le numérique, c’est que l’image disparait. Lorsque je travaille avec l’argentique, je fais d’abord des tirages en petit format, et lorsqu’ensuite je l’agrandis, l’image existe toujours. Avec le numérique, lorsque tu passes du petit au grand format, ton image fout le camp, en tout cas quand tu ne maitrises pas la post production. Il m’a fallu acquérir les connaissances nécessaires pour que la post production ne soit pas catastrophique.

Ce que tu dis là rejoint l’idée que, pour toi, faire des photos relève d’une expérience plus générale. Il ne s’agit pas uniquement de produire une image qui te plait mais de faire que cette image se rattache à un processus qui implique aussi, par exemple, l’attente, l’inconnu, la surprise après coup de l’image que tu as faite sans la voir, sans pouvoir la développer immédiatement, ce qui correspond à une expérience du temps.

C’est fondamentalement ce qui m’intéresse. De ce point de vue, la photographie est un outil mais je pourrais avoir d’autres outils, je pourrais être peintre ou écrivain.

Ce qui t’intéresse, c’est l’expérience qui est impliquée par le rapport à l’outil plus que l’outil en lui-même.

L’expérience artistique et personnelle par rapport à un positionnement dans le monde. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’est pas immédiat, évident, d’essayer de voir ce que l’on ne voit pas.

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Dans ton travail, est-ce que le rapport aux institutions, aux galeries, est important ? Est-ce que tu penses que cela fait partie de ton travail ou bien que ça s’ajoute à celui-ci, comme une contrainte mais annexe, extérieure à ce qu’est le travail d’un ou d’une photographe ?

Ma première galerie était la galerie Claude Samuel. J’ai adoré avoir en face de moi quelqu’un qui avait une véritable perception de mon travail, qui en disait réellement quelque chose. L’échange était très intéressant. Par la suite, j’ai aussi eu d’excellentes années à VU avec Christian Caujolle et Gilou Le Gruiec. C’était comme une maison où j’allais souvent… Les personnes avec lesquelles j’ai travaillé m’ont toujours laissé carte blanche, sans m’imposer ceci ou cela. Pour moi, une vraie galerie prend autant de risques qu’un artiste. Et la relation entre la galerie et ses artistes devrait s’inclure dans la durée, en prenant le temps d’établir un lien particulier. Ce qui se passe entre un galeriste et un artiste peut être réellement très intéressant, important. J’ajoute qu’un bon galeriste, à mon sens, est quelqu’un qui voit le fil de ce que tu fais et qui est capable de le mettre en évidence, de l’exprimer aux autres. C’est un soutien fondamental d’avoir avec toi quelqu’un qui peut exprimer et défendre ton travail auprès des autres. Surtout quand, comme c’est mon cas, on a du mal à faire ce travail soi-même ou à entrer dans ce qui est attendu par le marché, dans les tendances du moment. Comment travailler, faire des photos, sans être un produit ? C’est une question essentielle pour moi. Comment ne pas être un produit ? C’est très important de résister à ça, comme il est important de résister au « joli », au « mielleux »… Je pense à quelque chose en te disant ça. J’ai fait une série de photographies à partir des figurines que Rithy Panh a utilisées dans L’Image manquante – eh bien, ce travail n’a pas vraiment été montré. A part François Cheval qui l’a inclus dans une expo collective. Il y a un livre, un objet d’artiste plutôt, qui a été fait, mais la série complète n’a pas été exposée. Or, avec ce travail, je parle autant de la Syrie, du visage, de l’autre, que du Cambodge. Si tu prends toute la série et que tu ne vois pas que ça parle du monde d’aujourd’hui, je ne sais pas de quoi ça parle.

Pourtant ces photos sont magnifiques et elles me semblent synthétiser ta démarche, être emblématiques d’une ligne importante de ton travail…

Le problème, c’est que ces photos ne sont pas ce que j’appelle un produit. Cette série parle autant du Cambodge que des migrants à Calais mais de manière large, ouverte.

Pour revenir un peu en arrière, j’ai dit que faire de la photographie, pour toi, implique une expérience, des conditions qui incluent l’expérience ou l’expérimentation de quelque chose dans ta vie. Dans ton cas, une de ces conditions me semble être le voyage, partir, aller ailleurs. Tu as fait beaucoup de photos au Cambodge, au Brésil, en Afrique du sud, à Madagascar, en Somalie, etc. Est-ce que partir est une nécessité pour faire tes photos ? Est-ce que tu aurais du mal à faire tes photos ici, en France, à Paris ? Est-ce que, dans ce cas, te manquerait la possibilité de l’expérience que tu recherches ?

En 1993, j’ai fait un travail en France autour de l’association « Droit au logement ». Je me suis retrouvée au milieu d’un groupe de photographes, une quinzaine de photographes, et la chose était en fait assez violente. Ça ne m’allait pas et je me suis retirée. J’ai photographié en France mais toujours avec un objectif plus pédagogique. J’ai fait une série de photos avec des handicapés moteurs, à Lyon, une résidence en lien avec le musée Niépce. J’ai aussi réalisé un travail avec une association qui s’appelle « Citoyenneté Jeunesse », autour de la sexualité des jeunes. Tout cela correspond à un travail qui est d’abord pédagogique, qui peut donner lieu à de petits catalogues mais que je ne montre pas, que je n’expose pas, parfois aussi pour des questions de droits. Dans tous ces cas, ma démarche consistait plus à travailler au sein d’ateliers, avec des gens, plutôt qu’à me rendre dans tel endroit et photographier pour moi. Ceci dit, évidemment que je pense à des sujets que je pourrais faire en France, mais si je vais à Calais, je vais me trouver avec d’autres photographes et dans des conditions qui sont pour moi stressantes. Quand je me rends en Afrique du sud, je suis seule. Y aller seule est difficile mais je me dis que je pourrai y travailler comme je le veux, dans des conditions qui me conviennent. Un autre problème est que je pourrais faire un travail ici, à Paris, mais ce que je fais demande un engagement total. Or, ici, je suis prise dans des impératifs, des obligations qui ne me le permettraient pas.

Je me suis dit que si tu partais souvent à l’étranger pour faire tes photos, c’était aussi pour rompre avec un environnement auquel tu es habituée, avec des gens auxquels tu es habituée. L’habitude crée de l’aveuglement, de l’inattention, rend invisible ce qui est sous nos yeux. L’habitude imprime des images sur notre regard. J’ai pensé que partir ailleurs était peut-être pour toi un moyen d’éviter ces pièges, de donner à ton regard une meilleure possibilité d’être surpris, attiré, vigilant. J’ai aussi imaginé, surtout en regardant la série que tu as faite sur des nonnes, au Cambodge, qu’il s’agissait pour toi de vivre autrement, dans d’autres conditions, de faire l’expérience, dans la durée, d’un mode de vie différent, très différent. Donc, tes photographies impliqueraient l’expérience de la rupture avec l’habitude, l’expérience de l’inconnu, de l’inattendu, et l’expérience d’un autre mode de vie, d’autres conditions de l’existence. Pour photographier ces nonnes, tu as dû vivre avec elles, comme elles, non ?

J’ai besoin d’aller loin pour parler de choses qui sont aussi d’ici. Par exemple, la série sur les nonnes c’est aussi la femme, la fin de vie, la spiritualité. Je les ai vues dès mon premier séjour au Cambodge et j’ai pensé qu’un jour je ferai une série sur elles parce que ça touchait aussi des problématiques d’ici : la mort est taboue, la situation des femmes dans le monde n’est souvent pas terrible, etc. C’est la même démarche lorsque j’ai photographié des enfants, en 1999. Il me semblait que les enfants, étaient de plus en plus dans le virtuel et perdaient de vue le monde. Or, je ne voulais pas photographier des enfants devant un ordinateur. Je suis allée là où les enfants se confrontent encore avec le monde mais pour parler aussi de nous, d’ici. Quand je vais en Afrique du sud, c’est aussi parce que je suis intéressée par la puissance que peut avoir un seul homme qui se dresse, et bien sûr on pense tous alors à Mandela… Alors, évidemment, c’est une manière de faire, d’agir, qui est un peu difficile. J’y vais seule, sans rien préparer, sans aide particulière. En 2008, je suis partie cinq semaines seule au Ghana. Toute seule, une femme, dans un pays qu’elle ne connait pas : ça revient à chercher à se confronter à une situation, comme tu dis, très nouvelle et difficile…

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Partir ainsi seule dans des zones que tu ne connais pas, je pense que c’est aussi une façon de t’exposer. On pourrait le comprendre de la façon suivante : chercher à s’exposer soi-même, non pas faire des photographies en étant protégée derrière ton appareil, en étant celle qui fait les photos, qui décide de ce qui se passe, mais être exposée à quelque chose que tu ne maîtrises pas, qui t’englobe, et dans quoi tu te mets à exister en étant exposée à ce qui arrive. Par là, tu te rends vulnérable, et cette vulnérabilité, cette exposition au monde, font partie de la photo, de ses conditions. Tu as photographié des êtres vulnérables, des animaux, des enfants, les vieilles nonnes du Cambodge, mais cette vulnérabilité est aussi la tienne, celle à laquelle tu t’exposes toi-même.

Tu touches ici quelque chose qui m’importe beaucoup… Il y aussi autre chose, à savoir le désir d’être invisible partout dans le monde. J’ai la conviction que tous les êtres humains ont la même valeur, la même qualité. Du coup, je n’ai pas de problème à m’exposer, à partir ailleurs. Au Cambodge, je passais des journées sur ma moto, je m’arrêtais quelque part, et au bout de deux secondes on m’oubliait, j’étais invisible. Je suis alors à côté des autres avec les autres, partout ailleurs : le monde est mon monde, sans frontières. En même temps, bien sûr, comme le monde tel qu’il est n’est pas idéal, tu te retrouves dans des choses qui ne sont pas toujours faciles… Mais ce que tu dis est très vrai. Et la photographie est un bon moyen pour cette exposition au monde : tu prends ton appareil, tu te déplaces, tu pars à l’autre bout de la planète.

Je repense à ce que tu disais tout à l’heure au sujet de photographier avec l’argentique, de ne pas voir tout de suite le résultat, de devoir attendre, donc d’être dans une certaine ignorance et de non maîtrise, d’expérimenter cela. Il me semble que ça rejoint ce qu’on dit là : la création d’une situation où l’on expérimente une forme de vulnérabilité, d’ouverture à l’inconnu et à ce qui arrive, non ?

Pas de stratégie, pas de maitrise. Pour moi, c’est évident que je ne peux fonctionner que comme ça. Je suis incapable d’avoir une stratégie…

C’est une condition pour être ouvert au monde, vivre dans cette ouverture, ne pas retrouver dans le monde ce que tu y cherches par avance mais y trouver ce que tu peux rencontrer et qui n’était pas prévu, pensé ou voulu à l’avance.

Oui, complètement.

Puisque l’on parle de la vulnérabilité, d’un rapport au monde dans lequel on est exposé au monde avec sa vulnérabilité, est-ce que dans cette vulnérabilité le fait d’être une femme joue un rôle ? On ne peut pas dire que la situation des femmes dans le monde rend leur existence facile, au contraire, leurs possibilités dans l’espace public, par exemple, sont souvent réduites, des formes de violence s’exercent sur elles, ou bien en tant que femmes elles sont moins considérées que les hommes, etc. Est-ce que c’est quelque chose qui correspond à ton expérience ?

C’est un sujet qui est devenu récurrent. Par exemple, nous sommes effectivement peu présentes dans les collections. Dans mon parcours, j’ai eu à faire à des réactions qui sont certainement liées au fait que je suis une femme. J’ai entendu des photographes hommes dire que c’était plus facile d’être photographe pour une femme. C’est plus facile pour une femme d’entrer dans les communautés de femmes en Iran et de les photographier, évidemment. Mais que ce soit plus facile en général, je ne vois pas ce que ça veut dire. J’ai du mal à dire des choses définitives sur ces questions. Dans un environnement social qui favorise l’homme, le masculin, il semble plus difficile pour une femme d’être incluse, de travailler, d’avoir certaines opportunités pour lesquelles on va plutôt, spontanément, penser à un homme. C’est une situation qui n’est pas simple.

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Cette idée de vulnérabilité, on peut la trouver objectivée dans tes photographies dans le fait que l’on y voit souvent des enfants. L’enfant, c’est un être vulnérable, sans protection forte, qui n’est pas suffisamment adapté au monde, physiquement, intellectuellement. L’enfant est un être exposé. L’enfant, dans tes photos, ça pourrait être le photographe, ton rapport à la photographie et ce qu’il implique, ça pourrait être l’humanité qui subit la violence, ça pourrait être un mode de vie qui rend nécessaire l’exposition et l’ouverture au monde.

L’enfant a intuitivement une vision juste de la vie. Il tombe et il se relève, il est dans l’instant. Quand tu vieillis, tu as tendance à vouloir que les choses s’arrêtent, tu perds le lien avec l’impermanence du monde. L’enfant a intuitivement le sentiment de l’impermanence des choses, des phénomènes. A Paris, on croise tous les jours, tout le temps, des gens dont tu sens qu’ils sont extrêmement malheureux, qu’ils souffrent. Tu vois la tristesse sur leur visage. Je suis sûre que parmi tous ces gens, il y en a beaucoup qui auraient toutes les raisons de ne pas souffrir ainsi. Peut-être que tout ceci est lié à la non reconnaissance du fait que la vie est impermanence. L’enfant, je pense, a ce sentiment de l’impermanence, il a une capacité dans l’instant à créer quelque chose d’autre. C’est une liberté. A l’inverse, chacun ne fait souvent que répéter ce qui est dit, ce qui existe, au lieu de créer des choses nouvelles dans le monde. Par delà sa fragilité, il y a chez l’enfant cette compréhension du monde et cette façon d’être dans le monde.

Dans tes photos, tu utilises souvent le flou et le « bougé ». Comment es-tu arrivée à cette façon de faire des photos qui intègrent ce qui d’habitude est considéré comme un défaut ? Je remarque d’ailleurs que tu fais volontiers ça, utiliser esthétiquement des choses qui d’ordinaire peuvent être jugées comme étant des défauts : le flou, le bougé, la sous-exposition, etc.

Le flou manifeste justement l’impermanence des phénomènes. Rien n’est figé, tout est en mouvement. Il s’agit aussi de dépasser la surface, de ne pas s’arrêter à ce qu’on voit immédiatement. Quand tu vois un enfant qui pleure, en Inde, s’établit d’ordinaire une distance : c’est l’autre qui pleure, ce n’est pas toi. Quand l’image est floue, cette distance s’atténue. Le côté granuleux de mes tirages, ça vient du fusain, de ma pratique du fusain quand j’étais petite. Ça a commencé avec une photo que j’ai faite au Maroc, en 1998, la photo d’un enfant, Medhi. Là, j’ai reconnu quelque chose qui m’intéressait. Sur cette photo, on dirait que l’enfant est sur la lune…

Ce que tu dis correspond à l’idée que j’avais. Je fais l’hypothèse suivante qui n’est qu’une hypothèse pour la réflexion. La photographie fige – et l’on pourrait d’ailleurs réfléchir au fait que tu aies choisi la photographie plutôt que le film, le cinéma… Donc, la photographie fige, elle arrête le mouvement, elle arrête la durée. Dans ton travail, il y a la volonté de faire des photos mais en y réintroduisant le mouvement et la durée. Tu utilises la photographie pour y faire exister ce que par définition elle semble exclure. Et cela, tu le réalises par le moyen d’un ensemble de procédés comme le flou, le bougé, l’instabilité de la posture des corps, une forme de décadrage, etc. Tu fais aussi des séries. On pourrait comprendre la production de séries comme une volonté d’épuiser un sujet, une volonté d’exhaustivité. Mais on pourrait la comprendre de manière inverse : une volonté de pluraliser le sujet, de ne pas en finir, de l’inclure dans un inachèvement… Quand je parle de décadrage, je pense par exemple à une photo que tu as faite – je crois que c’était en Somalie –, où l’on voit plus ou moins au centre une femme, le corps entièrement voilé d’une femme qui est plutôt une forme, ou encore mieux l’indice d’un mouvement, et sur la droite il y a une autre femme, également entièrement voilée, que l’on n’aperçoit pas tout de suite, qui se distingue à peine du mur… Donc, là tu photographies quelqu’un qui passe dans la rue – parce que tes photos ne sont pas des photos « posées » – et au lieu de figer l’instant, tu multiplies sur la photo les signes du mouvement, de la durée, de l’instabilité, de l’inachèvement.

J’aime beaucoup cette idée de l’introduction du temps dans quelque chose qui serait figé. Ce que tu dis correspond exactement à la forme et au fond de mes photos… Il y a toujours un état latent et un état manifeste. Quand tu regardes un arbre en hiver, tu pourrais dire qu’il est mort. Si tu le regardes peu de temps après, au printemps, tu vois qu’il est vivant, qu’il y a des bourgeons, de la vie. Une image, c’est pareil, elle réunit des composantes qui figent et d’autres, à l’intérieur de cette fixité, qui animent, qui font circuler le temps, le mouvement.

Dans tes photos, il y a cette tension…

J’adore le mot « tension »…

… cette tension entre la photographie qui fige, qui arrête – comme les types qui attrapent des papillons vivants et qui les épinglent sur des planches –, et le cadrage, la lumière, la façon dont les personnages se fondent dans la lumière, le flou, etc., tout cela libérant du mouvement et de la durée. Cet aspect me semble traverser tout ton travail.

Dans le livre-objet qui a été fait à partir des photos des figurines utilisées par Rithy Panh dont on parlait tout à l’heure…

Alors, justement… Je te coupe la parole, pardon, mais là, justement, cette série sur ces figurines est emblématique de tout ça, comme une sorte de synthèse. Quand tu me dis que ce travail n’a pas été montré, exposé dans son ensemble, je trouve ça incompréhensible… Ces figurines minuscules, qui sont des objets inanimés, figés, tu les photographies de telle sorte qu’elles s’animent, ont une expression, deviennent vivantes, expriment des émotions, acquièrent des mouvements, même des mouvements microscopiques…

D’autant plus que ces figurines sont vraiment très petites, le visage lui même n’est pas plus grand qu’un ongle, et la photographie en révèle des détails que tu ne peux pas voir à l’œil nu. C’est donc un travail qui révèle aussi une possibilité de l’outil photographique. Pour moi, ces figurines étaient comme des êtres vivants et j’allais à leur rencontre. Pour les photographier, je tournais autour, et selon l’angle, le point de vue, la même figurine riait ou pleurait, tu vois ?

C’est ce qui me frappe dans ton travail : tu introduis dans la photographie ce que celle-ci semble par définition exclure…

Et tu sais, par rapport à ça, toujours au sujet de ces figurines… Rithy Panh dit que les gens qui ne sont pas enterrés, ceux qui ont été massacrés durant le génocide et qui n’ont pas été enterrés, sont des âmes qui errent. Il a fait ces figurines avec de la terre et de l’eau, sans les cuire : elles vont donc se désagréger, devenir poussière. On retrouve ici l’introduction d’un processus qui est celui de la vie, du mouvement, de la durée. Dans le livre-objet que l’on a fait avec ces photos, il y a un poème de Birago Diop qui dit : « les morts ne sont pas morts, ils sont dans l’Arbre qui frémit ». C’est très beau…

© Laurence Leblanc

Ce que tu utilises aussi volontiers dans tes photos, c’est la matière. Tout à l’heure, j’étais surpris que tu aies choisi la photo alors que tu aimes le fusain, la peinture – toutes ces matières que tu ne peux pas manipuler avec la photographie. Pourtant, dans tes photos, la matière est très présente : le sable, la boue, la pierre, les murs, la terre, et la lumière, si l’on peut dire que la lumière est une matière. Tu utilises ces matières selon une logique qui correspond à ce qu’on a dit au sujet du flou, du bougé – tu t’en sers pour créer des zones d’indétermination, d’indistinction, de flou, sur le visage, sur le corps, pour là encore réintroduire du mouvement, de la durée, de la vie. Je pense encore à cette photographie que tu as faite en Somalie, où la femme qui est située à droite se confond complètement avec le mur, en émerge à peine. Souvent, les personnes que tu photographies sont liées à ces matières, elles en sont couvertes, se confondent avec elles, s’y enfoncent. Il me semble qu’il y a chez toi une volonté d’introduire dans la photographie ce qui pourrait en paraître absent, à savoir la matière, non ?

C’est une chose que l’on ne m’a jamais dite sur mon travail et qui est très vraie. Je le fais intuitivement, sans forcément le verbaliser, mais c’est très vrai.

Quand tu photographies, les photos ne sont pas prédéfinies, leurs composantes ne sont pas décidées et mises en place à l’avance ? La photo résulte d’une rencontre, d’une conjonction de choses qui arrivent ?

Oui, tout à fait. Dans le cas de la photo à laquelle tu te réfères, celle que j’ai prise en Somalie, il est clair que le fait que le tissu de l’habit de la femme se confonde parfaitement avec la pierre du mur est une surprise, une sorte de cadeau. Je ne peux pas anticiper tout ça. De fait, je me confronte à la matière mais je n’en ajoute pas, je ne réarrange pas les choses pour qu’elles se conforment à une idée. Je ne rajoute pas de filtre ou des trucs comme ça. A chaque fois, je réfléchis à un dispositif à l’intérieur duquel des choses peuvent arriver, mais des choses que je ne prévois pas. Par exemple, il y a une série qui s’intitule « Rendons le possible », que j’ai faite au Cambodge. Il s’agissait de travailler autour du nouvel an, des traditions du nouvel an. Je voulais parler du toucher, travailler avec la farine qu’on s’envoie, du fait qu’il s’agit d’un exutoire, que les transgressions deviennent possibles, etc. J’ai demandé à des gamins de venir dans une pièce et de faire ce qu’ils avaient envie de faire avec la farine et tout ça. C’était le dispositif de départ, mais ce que ça a produit était totalement improvisé, hors de mon contrôle et de ce que j’aurais pu prédéfinir. A un certain moment, je leur ai donné une mangue et ils se sont mis d’eux-mêmes, avec cette mangue, à reproduire un jeu traditionnel, une tradition qui aujourd’hui tend à disparaître. Ce que les enfants ont fait était une improvisation à l’intérieur d’un dispositif minimal, non contraignant ni directif. J’ai fait une série en Afrique du sud, où j’ai photographié des gens, des jeunes avec leurs portables. Mais ces photos n’étaient pas en elles-mêmes satisfaisantes. C’est en photographiant par ailleurs des lieux, des paysages, toujours en Afrique du sud, que j’ai eu l’idée d’associer les deux : les gens avec leurs portables et les paysages. Ces paysages montrent les lieux, les environnements dont les sud-africains ont été spoliés par l’Apartheid, et je les associe avec des jeunes sud-africains qui utilisent aujourd’hui des technologies pour s’exprimer. L’association des deux n’était pas prévue à l’avance, elle est apparue d’elle-même, comme une possibilité non prévue, non prévisible pour moi. Cette série souligne la force de la parole, en résonance bien sûr avec l’histoire de l’Afrique du sud, avec Mandela, etc.

Ce serait intéressant que tu écrives tout ça.

Comment ?

Que tu écrives ce que tu me racontes là : on voit la photo et tu écris un texte qui l’accompagne et qui dit tout ce qui conditionne l’existence de cette photo, son histoire, ce dehors qu’elle implique dans son existence même, tout le hors cadre en quelque sorte.

J’ai réfléchi à une idée qui serait d’utiliser le livre comme espace d’exposition, sans trop savoir encore comment. Ce que tu dis serait une possibilité.

© Laurence Leblanc

Je reviens sur une chose que j’ai évoquée mais que l’on n’a pas approfondie, qui est la série. Tu fais souvent des séries de photos, tu travailles par séries. Dans ton cas, il me semble que ce fonctionnement par séries est aussi une façon de ne pas figer tes sujets mais de libérer de la durée. Il ne s’agit plus de vouloir cerner complètement son sujet mais au contraire de le faire exister à l’intérieur d’une durée qui demeure ouverte, à condition de comprendre la sérialité comme l’indice d’un débordement de l’instant, d’un inachèvement.

C’est exact. Il me semble que souvent les gens qui regardent mon travail ne voient pas cette cohérence qu’au contraire tu soulignes. Il y a un fil directeur que je tire, que je suis, et que j’essaie d’exprimer en l’abordant de différentes manières. Il s’agit bien sûr de ne pas se répéter – je ne vais pas faire des enfants flous toute ma vie !

Quand on regarde ton travail, ce fil directeur, dans sa complexité, est évident, non ? En tout cas si on le regarde vraiment et qu’on ne se contente pas d’identifier un enfant ou une vieille nonne… J’ai une autre question au sujet de ta démarche. Celle-ci pourrait être assimilée à celle d’un photojournaliste, un photoreporter qui part à l’étranger. Mais toi-même, tu ne te définis pas comme photoreporter. Pourquoi ?

Je ne suis pas sur le terrain pendant les moments les plus graves. Mon travail n’est pas dans l’actualité immédiate. J’ai voulu aller dans des endroits dont on ne parlait pas. Il y a aussi le fait que mon rapport au temps est différent, dans mes photos, pour réaliser les photos, etc. Il y a aussi une question qui se pose dans le cas des situations difficiles, des crises : est-ce que tu fais une photo ou est-ce que tu tends la main ? Je ne suis pas sûre d’avoir la distance nécessaire. Le travail des photoreporters est essentiel, nécessaire, j’ai du respect pour ce qu’ils et elles font. Mais je ne crois pas avoir la distance qu’il faut. De plus, lorsque tu travailles dans l’actualité, il y a souvent d’autres photographes avec toi, les gens se bousculent, etc. Une fois, j’ai fait une photo de l’abbé Pierre qui tenait un enfant. Il y avait des flics autour, 15 photographes, des bousculades, etc. – ce ne sont pas des conditions qui me conviennent. Enfin, je pense que je veux montrer autre chose du monde que ce qui est montré dans les reportages sur les conflits, sur l’horreur du monde.

A partir du 30 juin, tu présentes une exposition à Arles, à la galerie FLAIR, durant le temps des Rencontres photographiques d’Arles. Que vas-tu y montrer ?

A la demande de la galerie, il s’agit de privilégier le thème de l’animal, des animaux. J’ai sélectionné des photographies que j’ai faites et où l’on retrouve ce thème de l’animal. Il y a une photo du Cambodge, un buffle dans la boue avec des enfants. Il y a les photos sur le thème du cheval que j’ai réalisées à Deauville. Ces photos ont déjà été montrées mais on voit également dans cette exposition des photos inédites.

Tu disais tout à l’heure que tu te préoccupais beaucoup du processus global qui accompagne la photographie, que tu t’y impliquais directement, activement – pas seulement la prise de vue mais tout le reste. Est-ce que présenter une exposition, monter une exposition est pour toi l’objet d’une exigence et d’une attention identiques ?

Oui, il faut faire très attention. J’ai évidemment participé à l’accrochage, au choix des photos. Il est essentiel que l’encadrement ne fasse pas disparaître la photo. La façon dont une photo est montrée est fondamentale dans sa perception. L’idéal est que l’image existe sans que l’encadrement se voie. Il est aussi important de choisir les photos, d’en montrer plutôt moins que trop. J’ai le souvenir d’expositions qui montraient un travail excellent mais étouffé, rendu invisible par la surabondance des photos, la quantité trop importante d’images exposées. Un photographe doit être capable de penser les conditions de la monstration de ses images pour que celles-ci soient réellement visibles. Il ne faut pas se planter, ce qui est très difficile. La photographie a aussi sa force dans une concentration, force qui se perd s’il l y a trop à voir ou si ce qui entoure la photo devient dévorant.

© Laurence Leblanc

Ça ne m’étonne pas que tu dises ça, parce que ça correspond à tes photographies, formellement, à la façon dont elles sont construites. On retrouve dans tes photos cette sélection, presque un minimalisme, et cette concentration des éléments. J’y vois comme une forme d’abstraction. Les détails accessoires sont éliminés, il n’y a pas surabondance d’éléments. Tes photos sont très concentrées de ce point de vue. Comment arrives-tu à faire ça, alors que tes photos ne sont pas posées, pas préparées, pas mises en scène a priori ?

Je sélectionne de manière radicale. Sur le terrain, j’éprouve un stress certain dans la recherche de ce que je vais photographier, de la position qui va être la mienne, etc. Ensuite, je jette ou je délaisse beaucoup de photos. Sur ce point, je me sens proche d’un écrivain qui va tailler dans ce qu’il a écrit, qui supprime et efface, pour arriver à une concentration des éléments qui composent son texte. C’est un vrai travail, pas toujours marrant. Le doute et la tension accompagnent chaque étape du travail.

Laurence Leblanc, « Le souffle », galerie FLAIR, 11, rue de la Calade, 13200 Arles, du 30 juin au 12 septembre 2018. Du mercredi au samedi de 11h à 13h et de 15h à 18h