Dans Mai 68, le chaos peut être un chantier, Leslie Kaplan interroge Mai 68 et la façon dont une parole s’est alors inventée : des paroles collectives, plurielles, individuelles, des façons inédites de parler et de prendre la parole. Le livre vise également à montrer comment ces façons nouvelles de parler résonnent dans l’œuvre de l’auteur mais aussi comment ces paroles créatrices et contestatrices peuvent trouver des échos avec aujourd’hui. Entretien avec Leslie Kaplan.
Mai 68, le chaos peut être un chantier rend compte d’un mouvement de prise de parole et de la mise en place « des outils pour penser aujourd’hui ». Votre premier livre L’excès-l’usine, se rapportait à une expérience de l’usine en 1968. Depuis maintenant, Miss Nobody Knows, paru en 1996, évoque la grève en 1968. Ce dernier livre, Mai 68, le chaos peut être un chantier, est traversé par des voix prélevées dans plusieurs de vos livres qui contribuent ainsi à la structure du texte. Peut-on dire que Mai 68 marque un point de référence dans votre parcours d’écriture ?
Oui, certainement, même si bien sûr ce n’est pas le seul. Avoir vécu « les événements » à l’intérieur d’une usine occupée m’a durablement marquée. J’ai voulu explorer par l’écriture ce que ça a été, ce « monde à l’envers », ce renversement et, en particulier, cette prise de parole, cette façon nouvelle de parler, de penser, qui a surgi à ce moment là, une parole vivante, plurielle, questionnante, suspendue, à l’opposé du « discours », du vide autoritaire, qu’il vienne du pouvoir d’État ou de la société industrielle de masse. C’était une façon nouvelle de parler et de penser, en dehors de la catégorie, la case et le cas, en dehors de la façon de parler et de penser binaire, linéaire, classificatrice, réductrice, du système marchand : on achète ou on n’achète pas. C’était concrètement parler et penser « par tous les côtés en même temps », comme j’ai dit par la suite que je voulais écrire, en reprenant ce que Cézanne disait sur comment il voulait peindre. C’était un mouvement général qui secouait les dogmes, les façons de pensée toutes faites.
De nombreuses références filmiques s’immiscent dans le texte (Resnais, Godard, Rozier…), évoquant à la fois ce silence lié au colonialisme et à la misère sociale (la torture pendant la guerre d’Algérie, la situation des travailleurs immigrés…) et cette prise de parole. Dans Mai 68, le chaos peut être un chantier, vous évoquez le cadre. « On était amené à penser au cadre. Mais en un sens penser au cadre, c’est penser. On était amené à penser, à penser ce que c’est, penser ».
Dans notre précédent entretien pour Diacritik, cette question également du cadre de pensée : « Mais la réalité, c’est aussi le cadre. Et le cadre, est ce qu’on le garde, est ce qu’il peut servir, est ce qu’on l’explose ? »
Dans quelle mesure le cinéma qui entre également dans la composition de ce dernier livre sur Mai 68 rend-t-il compte de cette volonté de changement du cadre de pensée ?
Dans un récent article pour le numéro 106 de la revue de cinéma Trafic, j’ai écrit un texte intitulé « Je n’ai rien vu au cinéma en Mai 68 » où j’évoque l’importance du cinéma pour moi avant mon établissement à l’usine. J’essaie d’analyser comment les films que j’avais vus m’ont aidée à voir le monde autrement, en particulier les films de Godard, et plus exactement ce qu’il y a de Chaplin dans les films de Godard des années 60. Le gag, le comique, le renversement, le changement de point de vue, l’importance du détail…
Il me semble que ce cinéma préparait en quelque sorte à vivre le bouleversement des événements, l’irruption de ce monde à l’envers qui naissait pendant la grève. La Révolution, après tout, c’est quand ce qui se passe dans la société ressemble à ce qui se passe dans l’Art…
La question de Mai 68 et de la révolution est posée dans votre livre. Comment définir Mai 68 dans son rapport à un système capitaliste dominant ? Travailler à l’usine en 1968 pouvait relever d’un geste politique. Votre travail d’écriture aujourd’hui s’apparente t-il à un geste également politique ?
Mai 68 a été un grand mouvement de contestation, de remise en cause, du système marchand capitaliste, de la société industrielle de masse. Par l’arrêt général de tout, par la grève, les occupations, et la prise de parole, tout était questionné, les rapports de production et les rapports entre les gens. Plus rien ne semblait évident, aller de soi. « Produire » ? « Consommer » ? Avoir des « loisirs » ? Obéir à « la hiérarchie » ? Respecter « le savoir » ? Et il y a dans l’écriture cette possibilité de questionner, de remettre en cause l’évidence. Prendre appui sur les mots, sur le langage pour passer ailleurs, pour « sauter en dehors de la rangée des assassins » comme dit Kafka…
Le texte se structure dans un montage de voix qui coupent et relancent le dialogue. L’intrusion de ces voix occupe de plus en plus l’espace textuel au fil du livre. Si ces voix appartiennent initialement au théâtre, elles participent à la composition d’un ensemble hétérogène qui semble relever à la fois du récit, du document, du théâtre, mais également du poème, ces interventions sous un angle formel pouvant faire poème. Comment s’est composé l’ensemble du livre ? De quelles formes précisément relève-t-il ?
L’histoire de ce texte est assez simple. Christian Laval a organisé en septembre 2017 un colloque à Cerisy-la-Salle sur « L’Alternative du commun » et il m’a demandé une intervention. J’ai pensé faire une conférence sur la prise de parole en Mai 68, et j’en ai parlé aux comédiennes et metteuses en scène Élise Vigier et Frédérique Loliée avec qui je travaille régulièrement et qui ont mis en scène et joué tous mes textes. Et nous avons eu ensemble l’idée de cette « conférence interrompue » : qui serait une façon de rejouer cette « prise de parole – prise de la Bastille ». Une façon d’honorer – pas de commémorer ! – Mai 68, en montrant ce que c’est, parler « par tous les côtés en même temps », « sauter hors de la rangée des (discours) assassins ». Il y a des textes inédits, comme le texte sur la jupe ou celui sur Haydn, ou celui sur l’échelle, écrits pour les élèves de l’École de théâtre de Saint-Étienne, mais aussi des textes déjà publiés, comme le dernier, « je prends des éléments » (« hétérogènes »), qui est une sorte d’art poétique, de méthode… Ce qui nous paraissait important en préparant la conférence, ce n’était pas de définir si c’était du théâtre ou non, mais que la parole soit vivante.
Le texte se construit dans la combinaison de ces voix issues du théâtre mais également de nombreuses références littéraires, cinématographiques, philosophiques, etc. Dans quelle mesure ces voix de référence participent-elles à l’instauration d’un dialogue avec votre propre travail d’écriture ?
Les phrases citées dans le livre viennent d’auteurs très, très différents : Beckett, Blanchot, Godard, Arendt, Daney, etc., mais ces phrases ont en commun que la forme trouvée par ces auteurs pour les dire, écrire, montrer, fait qu’elles se détachent, existent, et restent dans la tête.
Et j’ai aussi écrit « avec » des paroles d’hommes et de femmes que j’ai croisés en Mai 68, que j’ai revus ou pas, mais à qui je pensais en écrivant.
La question du dialogue occupe une place centrale dans le texte. Serait-il possible de préciser ce lien établi entre Mai 68 et l’expérience du dialogue?
En Mai 68, tout le monde se parlait, tout le monde était intéressé à parler à quelqu’un, à la fois pour connaître ce que l’autre pensait et pour décider quoi faire, et il me semble que c’est toujours comme ça pendant des grands mouvements populaires, voyez le foisonnement des « clubs » pendant la Révolution française. Des gens qui ne s’étaient jamais parlé, même s’ils travaillaient dans le même lieu. C’étaient des dialogues dans tous les sens, on pouvait parler sur tout, et pourtant il y avait une urgence. C’est cette ouverture qui donnait un sentiment concret du possible.
Si « Mai 68 nous a donné des outils pour penser aujourd’hui », il peut permettre ainsi de réfléchir à « du possible en acte », en référence notamment aux ZAD. Jean-Marie Gleize dont le dernier livre fait signe à L’excès-l’usine dans l’une des sections intitulée « L’usine » ouvre son livre par le mot Politique. Nathalie Quintane avec laquelle vous avez soutenu récemment la ZAD de Notre-Dame des Landes évoque dans son dernier livre en particulier le mouvement Nuit debout.
Comment inscrivez-vous Mai 68 au regard des mouvements de lutte actuels ?
Il y a eu ce graffiti pendant les manifestations récentes, « Ils commémorent, on recommence »… Tous les mouvements sont uniques, ont des caractéristiques différentes, mais tous se confrontent à une volonté d’effacement venant du pouvoir.
En Mai 68 il y avait cette affiche : Qu’est ce qui se passe ? /Il ne se passe rien. /Qu’est ce qui s’est passé ? /Il ne s’est rien passé. / Pourtant j’avais cru comprendre. / Il ne faut pas comprendre.
Comme l’a dit Nathalie Quintane, Gérard Collomb peut espérer que bientôt plus personne ne parlera de la ZAD mais, voilà, ses espoirs sont déjà déçus… Les « outils » que Mai 68 a donnés concernent des formes de démocratie directe, quotidienne, liée à la parole qui circulait, une parole multiple, où le personnel et le politique étaient liés, et il me semble que cette sorte de parole existe dans tous les mouvements actuels. Ceci dit, la volonté de destruction qui vient en face, du pouvoir, est énorme, elle vise de façon systématique non seulement des lieux alternatifs mais des institutions établies comme l’hôpital, l’école, le service public… Et il y a beaucoup, beaucoup, à faire pour continuer d’inventer les outils nécessaires, le possible en acte.
Mai 68 marque d’une façon ou d’une autre plusieurs de vos livres. Mai 68, le chaos peut être un chantier en fait la question centrale. Cette question intervient-elle également dans des travaux en cours, des projets d’écriture ?
Oui, le chantier est toujours là… Le livre que j’écris en ce moment parle à la fois d’aujourd’hui et des années 70, et je travaille aussi à un scénario avec ma fille Naruna Kaplan de Macedo pour un film qui sera tourné l’année prochaine à Créteil, avec Frédérique Loliée et Élise Vigier : Le monde et son contraire.
Leslie Kaplan, Mai 68, le chaos peut être un chantier, éditions P.O.L, mai 2018, 80 p., 9 € — Lire un extrait