Leslie Kaplan : Mathias et la Révolution ou La folle journée

© Christine Marcandier

Mathias est un piéton de Paris. Un lundi 20 mai, il arpente les rues d’une ville sous tension, prise dans une forme d’urgence, un Paris post- et pré-révolutionnaire en quelque sorte, gros de révolutions passées (le 20 mai 1795, 1er prairial, le lundi 20 mai 1968) et du rêve d’une nouvelle révolution : « La Révolution n’a jamais lieu une fois pour toute ».

On se souvient de François Cusset et de son si beau A l’abri du déclin du monde (POL, 2012) débutant dans un cri de ralliement « tous à la Madeleine ! », roman bruissant de colères et amertumes, roman de vies prises dans un moment fondateur et cardinal, splendeurs et illusions perdues, échecs aussi, en trois parties comme trois actes d’une pièce de théâtre. A la prose de contenir un temps, d’être ce « Je suis l’époque. Je suis la broyeuse, la malaxeuse. La grande centrifugeuse. Je suis tout ce qui est, et le temps qui le fait être ensemble… ».

Mathias et la Révolution de Leslie Kaplan part, lui, de la Bastille dont la colonne de Juillet serait l’aiguille centrale d’une boussole, un aimant à la fois géographique et temporel. La Bastille ou 1789 dans ce Paris dont tant de statues, de noms de rues et de places rappellent la Révolution française, cet ante laissant espérer et affleurer un à venir.

Mathias est seul en titre, solitaire au début de sa promenade dans Paris pourtant le livre de Leslie Kaplan est un roman choral, polyphonique, une mosaïque, un Millefeuille (POL, 2012) : il est dans une temporalité plurielle : 1789, 68 (celui de Depuis maintenant, Miss Nobody knows, POL, 1996), la révolution américaine, « il y a beaucoup de révolutions dans la Révolution » (p. 97) ; dans un feuilleté de ces moments d’inventions politiques, esthétiques, mathématiques, astronomiques, littéraires qui ont fait basculer nos représentations, « il y a beaucoup de révolutions dans la Révolution » (p. 169) ; dans un accroissement progressif des personnages qui traversent le récit (Ernest, Sibylle, Anaïs, Anna, un académicien qui défend une langue française figée et éternelle — toute ressemblance avec… —, Myriam, Célestine), des êtres qui se croisent et se retrouvent, beaucoup se rassemblant à la toute fin du livre, aux urgences d’un hôpital.

Mathias et la Révolution est un roman choral du fait des conversations, textos, paroles qui le tissent : on dialogue, on échange, on débat, et nombre des phrases prononcées en cachent d’autres, citations masquées dès l’incipit du roman (« le bonheur est une idée neuve en Europe », dit Mathias « à voix haute, très fort même », comme le dit Saint-Just avant lui), sens figurés derrière les sens propres (« le travail commence », en explicit du roman cette fois). Le discours est « détours » dans tous les sens du terme : une marche et avancée, une forme d’excursion qui peut être digression et une manière de détourer la langue, de l’extraire de son sens premier pour déployer connotations, doubles sens et enjeux. Or le langage est au centre de ce livre dans lequel tout est dialogue, avec une temporalité antérieure, avec un avenir à penser, imaginer et construire, avec soi-même, avec ces êtres croisés dans Paris.

« Quand on dit un mot, ça fait exister la chose. Tout le monde le sait mais tout le monde ne le croit pas.
Il y en a trop, des cyniques. Les cyniques ne croient pas aux mots. Ils croient qu’ils peuvent manipuler les mots sans que ça ait un effet sur eux. Ils sont cons. Ils se trompent
. »

La langue est politique, de même que la marche, le XVIIIe siècle l’a largement démontré, est avancée, pensées comme des catins (Diderot), rêverie rousseauiste, tableau et rêve s’il en fut jamais (Louis-Sébastien Mercier). Alors Mathias marche dans Paris, pense, se fait chambre d’écho des paroles qui volent et s’échangent, une parole quotidienne, et à travers lui, au miroir de 89, c’est aujourd’hui qui s’expose. En banlieue, des émeutes sans doute, dans un hôpital — « A Gonesse , ou peut-être aux Lilas » — quelqu’un est mort, « un accident, quelque chose de grave », mais la radio, bien sûr, parle d’autre chose.

« On est dans un trou de l’histoire » dit à Mathias un jeune homme sur un banc. Un trou entre un avant et un après. Un moment où tout se vend et s’achète, loi du marché, un monde du colonialisme toujours là, du néolibéralisme et la technocratie, de la compétitivité et du consumérisme, de l’aquabonisme, aussi ; un monde où les Lumières ne sont plus celles de l’Aufklärung mais, en version matérialiste et dérisoire, celles du rayons luminaires du BHV. Pourtant, dans le passé, il a été possible de ruiner un système, de mettre en pièces l’Ancien Régime, de changer de mode de représentation. Comment aujourd’hui, sortir du « trou », du « système du marché » ? Comme en 89, « on est au bout d’un système », il faut réinventer, vivre autrement et « ça ne se fera pas tout seul ». Alors le récit convoque Robespierre, Condorcet, le Hugo de Quatreving-treize et des Misérables, Olympe de Gouges, Beaumarchais et sa folle journée, l’un des modèles de ce roman pièce de théâtre et scène historique (en cinq actes) avec Woyzeck de Büchner, « une pièce extraordinaire, actuelle, sur les rapports de domination, sur la misère et le malheur, sur l’amour ».

Autour de Mathias dont on ne sait pas grand chose (sinon qu’il fut surveillant dans un collège, qu’il aimait Sylvie mais va s’échapper pour Myriam et qu’il se définit comme « chercheur en Révolution »), des comédiens, une avocate, des Américains et des Turcs, des mères de famille, des étudiants et des travailleurs qui sont comme les nuages au dessus de Paris, ils « se cherchent (…), lenteur, vitesse, toutes ces vitesses différentes, une infinité de rythmes partout et en même temps ». Dans le monde de mai, « tout part en morceaux », il n’y a que dans les livres que tout tient ensemble « entre deux couvertures » ; comme dans Mathias et la Révolution qui réussit à dire polyphonies et divergences, espoirs et défaitisme, à être cette décharge de mots, de révoltes dans et par le langage, avec l’espoir de construire quelque chose ensemble. « Comment ne pas croire à la révolution », dit Mathias dès les premières pages du roman, formule paradoxale, sans point d’interrogation, parce que la syntaxe se veut performative, espoir en acte sinon certitude, à la manière du « c’était une affirmation, pas une question » de Mathias à Myriam à la fin du roman.

Vivre la nuit (film de Marcel Camus), Grand Rex, mai 968
Vivre la nuit (film de Marcel Camus), Grand Rex, mai 1968

« On n’a pas encore trouvé la suite ». Comment l’inventer ? manifester peut-être, pour rendre public et donner corps aux voix éparses, dialoguer certainement et écrire pour, comme le dit un poète à la fin du livre, « transformer l’inconnu en ouvert ».

A la fin de la folle journée du lundi 20 mai, chez Leslie Kaplan, ce sera « nuit ouverte ». Comme un écho littéraire aux « nuits debout » de notre quotidien qui rêve de « transformer l’inconnu en ouvert ».

Leslie Kaplan, Mathias et la Révolution, éditions P.O.L, janvier 2016, 255 p., 16 € 90 — Lire un extrait