Dans son dernier roman, Mathias et la Révolution, Leslie Kaplan explore Paris lors d’une folle journée, un lundi 20 mai sans année, un aujourd’hui pris entre le passé des révolutions antérieures (astronomiques, politiques, esthétiques, sociales) et l’avenir à construire. Dans le beau volume que coordonne Mireille Hilsum chez Garnier dans la collection « Écrivains francophones d’aujourd’hui », c’est toute l’œuvre de Leslie Kaplan qui se voit arpentée, depuis un présent, lecture et analyse de ses ouvrages passés comme aventure d’une écriture ; une forme de Depuis maintenant.
En introduction du volume, Mireille Hilsum interroge la « position singulière » de Leslie Kaplan dans le champ contemporain, sous l’angle de sa « poétique de l’émancipation ». Cette singularité est celle d’une prose « joyeuse, ludique, désentravée » pour déconstruire « tout ce qui nous aliène dans la littérature et le langage ». L’œuvre est éminemment politique (L’Excès-l’usine), jusque dans ses accents les plus intimes (Mon Amérique commence en Pologne), elle est un penser « avec », à partir de ces Outils que sont livres, films, tableaux et musiques par lesquels « on pense ce qui arrive, ce qui se passe, l’Histoire et son histoire, le monde et la vie ». Mireille Hilsum le souligne, cet « avec » est indissociable de « ses antonymes apparents (sans, contre) ». Et il se prolonge dans ce volume puisque quelques-uns des écrivains qui commentent l’œuvre de Leslie Kaplan l’ont citée en exergue de leurs propres écrits : Jean-Marie Gleize ouvre Tarnac, un acte préparatoire (Seuil, 2011) avec L’Excès-L’usine, Tiphaine Samoyault cite Les Outils en exergue de Bête de cirque (Seuil, 2013).
Ainsi Mon Amérique commence en Pologne et tel pourrait être l’étendard de « L’invention de la liberté » chez Leslie Kaplan, ainsi que la commente Dominique Carlat, dans le double écho d’événements collectifs et d’épisodes intimes et personnels. Le sujet se construit dans une expérience sociale et historique comme dans son existence quotidienne, autour de cette multiple inscription dans un temps. Mon Amérique commence en Pologne (2009) est le sixième tome de Depuis maintenant, un récit autobiographique qui est retour (mais aussi « détours ») sur une destinée familiale, refusant « les voies directes de la transmission » pour dire l’héritage d’une famille maternelle comme paternelle appartenant « au monde juif yiddishophone » de l’Europe centrale ayant émigré aux USA dans les années 30.
Si le génocide et la Shoah n’ont donc pas été directement vécu, ils sont « le point de fuite à partir duquel le tableau prend sens ». Du fait de cet exil, ni l’identification européenne ni l’imaginaire américain ne sont directement et simplement possibles. Ce récit est aussi celui d’une mue vers l’engagement politique et le militantisme, des éléments annonçant « rétrospectivement, à la manière d’une apophétie » une « parfaite cohérence destinale » malgré ses « bifurcations aléatoires ». La mémoire est, selon la belle expression de Dominique Carlat, « chair vivante du monde ». Dans son tissu, événements et signes prennent sens, la narratrice est témoin et acteur (la guerre d’Algérie, les banlieues, le monde ouvrier, la libération sexuelle, la découverte de la philosophie), dans la conquête d’une liberté intellectuelle, personnelle, insurrectionnelle, véritable « éloge de l’émancipation ».
Anne Malaprade (« Clair de ciel, ciel de terre : récit et théâtre ») voit dans l’œuvre de Leslie Kaplan un même élan de création libre. « Littérature : un art qui n’est plus tout à fait une technique, une pratique de la voix plutôt, grâce à laquelle la vie se fait parole, le monde se déploie et se pense ». Dans la vingtaine de livres qui composent déjà un univers, des vies qui sont « des lignes vocales », fragments et traversées via paroles et dialogues, voix et exercices d’une « liberté expressive », un travail constant sur la langue comme matière et force, dans « le corps à corps des voix ».
C’est aussi ce lieu qu’explore Heitor O’Dwyer de Macedo (« Écriture et inconscient : le travail de Leslie Kaplan ») pour dire « un écrivain qui fait du lieu où tout discours s’arrête le point de départ de son rapport au mot », comme le levier d’une interprétation du réel. Le texte est et dit l’époque, (comme L’Excès-l’usine analysé par Matthieu Rémy), forme et langage pour « dépasser ce qui l’instrumentalise » et « proposer une communication vraie ». Le réel se déploie dans ses détails — Stéphane Bikialo —, dans le « Café Kaplan. Scène de la vie quotidienne » qu’analyse Anna-Louise Milne, dans un « avec » que feuillette et déploie Tiphaine Samoyault :
L’œuvre de Leslie Kaplan est un dedans/dehors, dénuder l’expérience et le réel pour « réinventer la chose », une forme d’ostranemie, le terme de Chklovski que Tiphaine Samoyault applique à Leslie Kaplan, soit dé-familiariser du quotidien pour produire surprise et sens, exhiber les mécanismes de ce qui pourrait sembler acquis ou évident, que l’on n’interroge plus, retrouver « l’importance éthique de la distance, de la bonne distance pour l’écriture », manière de redonner leur place aux dominés, à l’altérité.
Tout dans le monde est question de « limite, frontière et lisière » (Élisa Bernard, « à l’ombre des Prostituées philosophes ») que l’écriture transgresse dans sa puissance à bouger les lignes et déplacer les horizons ; sa puissance à donner voix, aussi, dans récits, romans-poèmes et sur scène (Agathe Atorti-Alcayaga, « Le théâtre de Leslie Kaplan : nommer sans fermer, sans tuer »). Ce dont témoignent aussi les « Regards croisés » que propose ce volume : Agnès Rosenstiehl célèbre la langue de Leslie Kaplan, « reconnaissable entre toutes, pour penser le monde à travers la fiction », Leslie Kaplan éveillée et femme publique, « implacable et claquante Kaplan ».
Jean-Marie Gleize dit « le présent, nous » puisque « trouver ici est la question » :Fred Leal raconte « Leslie — née Kaplan », « de nulle part, je veux dire de partout », qui écrit « avec un mélange de légèreté et de précision qui laisse pantois », « grammairienne inquiète, joyeuse, sensuelle ». Pour Élise Vigier, c’est « une rencontre », en Corse, été 94, Les Roches Rouges à Piana, si durassien — Marguerite Duras est souvent évoquée dans ce livre d’ailleurs, et pas seulement parce qu’avec Blanchot elle salua la parution de L’Excès-L’usine —, l’aventure de mises en scène et spectacles, et « une pensée qui fait penser ». Leslie Kaplan est « sur quoi on s’appuie » (Frédérique Loliée).
Le volume propose ensuite un inédit de Leslie Kaplan, « La mort du vieil Américain » et un long et passionnant entretien de l’auteure avec Mireille Hilsum, parcours d’une œuvre et d’un rapport si particulier à la langue, aux langues, évocation de rencontres fondatrices, retour sur un engagement politique. Tout est lié, « la dimension politique fait partie du langage », les histoires ne sont jamais « neutres » :
« Je n’ai pas envie d’un lecteur captif, ni de l’assommer ni de le gaver, ni de le conforter dans ce qu’il sait ou croit savoir, je cherche plutôt des formes où le lecteur a de la place pour penser, se poser des questions, des formes qui mettent l’accent sur l’ouvert, le suspens, la tension des contradictions, parce que c’est ce qui me paraît le plus intéressant, et d’abord pour moi, pour rendre compte du réel, pour rebondir, pour avancer. Le réel, l’impossible réel – impossible à épuiser – réunit toujours tous les contraires… »
Leslie Kaplan, sous la direction de Mireille Hilsum, éd. Garnier « Écrivains francophones d’aujourd’hui », avril 2016, 271 p., 29 € — télécharger la table des matièresLe titre de cet article est une citation, la dernière ligne de l’article d’Heitor O’Dwyer de Macedo.
Les livres de Leslie Kaplan sont édités chez POL (et certains disponibles en poche chez Folio)
Le site de Leslie Kaplan