En suivant les images qui se lèvent dans notre cerveau : entretien avec Alain Cavalier

Alain Cavalier, Le Caravage (2015)

Les écrivains Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon rencontrent le cinéaste Alain Cavalier : un entretien où il est donc question de cinéma, d’images, de littérature, de textes et récit, de représentation, mais aussi de mort, de l’Inconscient, d’Homère et Charles Trenet, de dépression, d’animaux, du Christ, et bien sûr, surtout, de création.

Maël Guesdon : Dans Le Paradis, tout part de la mort d’un petit paon et du rite que vous mettez en place autour de cette mort. Comment l’entremêlement avec les autres lignes du film – les portraits et les récits mythiques notamment – s’est-il construit ?

Alain Cavalier : C’est la campagne, c’est un endroit où je vais régulièrement à la campagne : un jour, je vois un petit paon mourir. Et tout d’un coup, je me suis engouffré dans mon enfance à travers cette mort-là. Mon enfance – j’étais pensionnaire très tôt – c’était l’éducation chrétienne et les Évangiles, le latin pour la messe et l’Odyssée et Homère parce que j’ai fait du grec. Et c’est comme ça que, petit à petit, le film s’est fabriqué, sans projet, sans scénario. Un plan se faisait et l’autre en sortait. Alors, petit à petit, une organisation s’est mise en route et j’étais obligé, au bout d’un moment, au bout de plusieurs mois en fait, de suivre le film.

Alain Cavalier, Le Paradis (2014)

Maël Guesdon : Quand vous dites qu’un plan en amène un autre, comment cela fonctionne-t-il ?

Alain Cavalier : C’est Ulysse. Ulysse m’encombrait, je me demandais : qu’est-ce que je vais pouvoir faire cinématographiquement d’Ulysse ? Je ne pouvais pas dire : j’aime Ulysse, le thème d’Ulysse. Je peux l’écrire mais pas le filmer. Il faut attendre. Et, à ce moment-là, je vois le petit robot rouge du film. Je le vois à Marseille : Méditerranée, Grèce, tout ça… Et je me suis dit que c’était Ulysse parce que j’étais sous-tension-Ulysse. Donc je devais trouver quelque chose… Quant au Christ qui a été l’homme que j’aimais au cours de mon enfance et qui reste, pour moi, même débarrassé de tout, un homme intéressant, toujours, passionnant, j’ai attendu très longtemps avant de tomber sur une boule de Noël et de me dire que c’était la seule représentation possible de l’irreprésentable. Ce qui est intéressant, c’est qu’avant de trouver la boule de Noël, je continuais de faire le film et j’attendais que la représentation vienne. Elle est venue, un jour. Elle aurait pu ne pas venir. Qu’aurais-je fait à ce moment-là ? J’aurais peut-être arrêté le film, ou bien j’aurais suivi son cours souterrain, le cours souterrain du film, en me passant d’une représentation.

Marie de Quatrebarbes : Donc, quand vous avancez dans un film, vous êtes toujours en attente de savoir s’il va y avoir représentation possible ?

Alain Cavalier : Exactement. Et je suppose que les peintres ont exactement le même problème. Les écrivains aussi, ils ont exactement le même problème : un choix de mots, et cela peut durer des semaines. Il paraît que Debussy pouvait penser pendant des semaines à une note. Et quand cela vient, cela ne vient pas de vous : vous lancez un message et il vous est retourné. Ce n’est pas une réflexion. Ce n’est pas un pouvoir. Enfin, c’est comme ça que je pratique le cinéma maintenant. Je n’ai pas toujours pratiqué le cinéma comme ça. Je contraignais la réalité à des fins de récit, de mythologie mal digérée, d’exemples filmiques encombrants. Tout un fatras que j’ai analysé très vite et que j’ai viré.

Marie de Quatrebarbes : Quand vous dites qu’au départ, vous cherchez le film et puis qu’il y a un moment où le film vous emmène quelque part, cela signifie-t-il qu’il y a comme une machine de l’imaginaire qui s’est mise en place et qui est plus forte que votre volonté ? Cela signifie-t-il qu’il y a un moment où vous ne pouvez plus reculer dans le film ?

Alain Cavalier : Oui, c’est une machine cinématographique. L’inconscient y est pour trois quarts et quand l’inconscient affleure et qu’on peut l’analyser, il est costaud, très costaud, il faut le suivre, c’est-à-dire qu’il faut vraiment replonger dans l’inconscient, avec tout ce passé cinématographique, disons ces 50 ou 60 minutes qui, elles, ont été analysées. Et après il faut l’oublier mais, en même temps, c’est là, ça vous guide.

Maël Guesdon : Comment avez-vous travaillé les scènes du Paradis dans lesquelles vous reprenez quelques grands récits mythiques ? Les récits sont-ils écrits ou entièrement improvisés ?

Alain Cavalier : Abraham conduisant son fils au sacrifice, j’ai ça comme obsession depuis que je l’ai lu, depuis mon enfance. C’est une obsession totale. Donc l’histoire, j’en suis complètement débarrassé : je la connais par cœur. Un jour, j’ai trouvé l’image et je me suis dit : il faut que je raconte quand même. J’ai appuyé sur le bouton pour que l’image soit enregistrée, et tout de suite, sur le moment, j’ai raconté l’histoire que je connaissais depuis l’âge de dix ans. Elle est faite de l’humeur du jour et de ma vie entière. Elle n’a pu être un petit peu vivante qu’à la condition d’être sans texte écrit et après dit. Et en général, il y a un petit peu plus d’humour et d’hésitation, cela ressemble plus à la vie que lorsque vous lisez un texte. Jamais il n’y a quelque chose d’écrit avant : pour se surprendre soi-même et aller là où on ne s’attend pas à aller.

Maël Guesdon : Une fois que vous avez trouvé la solution visuelle, la représentation, le reste en découle sur le moment ?

Alain Cavalier : Oui, mais la solution visuelle vient aussi parfois d’une parole qui rôde, si c’est nécessaire. Dans les films que je fais, il y a des images sans parole. Mais quelque fois la parole est là. Elle vient parce que, tout d’un coup, en filmant, vous avez l’impression qu’il manque quelque chose, que celui qui va regarder l’image va demander autre chose ou que l’image vous demande autre chose. Vous pensez enrichir par la parole, par le son plutôt. Par la parole, le sens et le son, pour ne pas laisser le spectateur seul, devant l’image et devant lui-même. Le guider un tout petit peu. Parfois, c’est préétabli : vous avez telle scène à faire et vous attendez quinze jours, trois semaines, un mois, deux mois, trois mois que l’image soit là et vous savez que vous allez l’accompagner d’un vocable. Vous le savez à l’avance. Mais les deux peuvent également naître immédiatement, sans réflexion : c’est le cas, par exemple, à la fin du Paradis, du jars et du robot qui s’aiment. J’étais à ma table, là, ça m’est venu, je l’ai tourné en 20 minutes. J’écoutais depuis un certain temps la musique de Lester Young et, tout d’un coup, j’ai raccordé les deux. J’avais un plan, en attente : quand j’étais dans une chambre d’hôtel, au Portugal, mes deux petits personnages toujours avec moi, j’avais l’impression qu’ils étaient descendus boire un verre au bar et qu’ils allaient remonter dans leur chambre après. C’était resté en suspens parce que je n’avais pas d’image pour la suite. Et la chambre nuptiale est venue des mois après, grâce à Lester Young. Parce que sans Lester Young, on ne peut pas s’en servir. Ou alors ce serait très provoquant. J’espère que je vous indique le côté chaotique et en même temps l’espèce de fil rouge qui vous guide : vous commencez des choses, il faut les terminer ou bien les tuer tout de suite parce que ce n’est pas bon. Il y a beaucoup de déchets.

Alain Cavalier, Le Paradis (2014)

Maël Guesdon : Comment s’est décidé le dernier plan du film ? Au moment où vous filmez le dernier plan, vous vous dites : là c’est fini ?

Alain Cavalier : Oui, vous avez une très vague intuition que c’est peut-être le dernier plan mais aucune certitude. Quand vous approchez des vingt dernières minutes de la fabrication du film, quand vous savez qu’il vous reste encore 20 à 25 minutes pour faire le minimum pour que votre film soit projeté – un film qui sort en salle doit faire au minimum 1h10 – vous commencez à vous dire : il faut une chute. Même dans les poèmes, il y a une chute. Alors petit à petit, je me disais : dans cette image, il y a la boule, les deux petits personnages, il y a Ulysse et le jars, et il y a le cinéaste dans le reflet. Tout est réuni. Tous en scène ! C’est une possibilité, donc.

Marie de Quatrebarbes : C’est le seul plan du film où l’on vous voit.

Alain Cavalier : Mais est-ce que le spectateur se dit que c’est le cinéaste ? Oui, je pense qu’il se le dit : c’est lui qui filme puisque dans le reflet, on le voit filmer. Un jour, un spectateur m’a donné une très bonne leçon. Je lui disais : vous savez, moi, je ne suis pas du tout égocentrique, je ne veux pas montrer ma tête. Il y a une tyrannie de la face humaine, on ne voit que des gens qui se présentent devant vous, acteurs, hommes politiques, présentateurs. Il y a toujours quelqu’un qui est là pour vous raconter quelque chose, combien il souffre, combien il aime, quel programme merveilleux il a. Et le spectateur me répond : vous plaisantez, la voix, c’est beaucoup plus fort que le visage. Il avait raison.

Marie de Quatrebarbes : À propos de la voix, il y a, dans le film, un entrecroisement très frappant : d’un côté, les récits dont on a déjà parlé, les grands textes écrits passent à travers une forme d’oralité et sont souvent explicitement adressés à quelqu’un, dans un flux de parole improvisée, et de l’autre côté, les scènes de la vie, comme celle du rite funéraire du petit paon, sont, de temps en temps, traversées par des bribes de poèmes, Rimbaud par exemple, comme si la parole ancrée dans des moments quotidiens se trouvait percée par l’écriture.

Alain Cavalier : Les premières paroles du film sont de Rimbaud, ultra-classiques (« dans le frais cresson bleu ») et puis il y a Charles Trenet (« reviendrez-vous au rendez-vous, où le printemps vous met dans l’âme un désir fou ? »). Là, on attaque directement : c’est à découvert. Il y a d’autres citations plus secrètes, qui sont quelquefois triturées. Mais cela participe du réalisme du film : j’ai sept ans de pensionnat religieux, quasi-militaire où on n’avait qu’une seule chose à faire, étudier. On allait tous les quinze jours voir nos parents mais, sinon, on passait notre temps à étudier. On faisait du latin, du grec, des rédactions, une langue étrangère, on était entièrement occupé par l’étude, bien plus que lorsque j’étais étudiant d’ailleurs. Et, dans le film, tout cela vise un mélange : la volonté de parler un peu comme tout le monde, de dire, raconter et, tout d’un coup, changer de vitesse, mais sans que cela fasse cultu ou arty. L’horreur pour moi, c’est le chic du cultu ou de l’arty vraiment. C’est l’horreur absolue.

Maël Guesdon : Vous dites qu’il y aura une génération qui ne sera pas exactement celle du livre et qui réinventera le cinéma…

Alain Cavalier, Irène (2009)

Alain Cavalier : Je suis hélas un homme-livre. Je ne suis pas un homo cinématographicus. J’ai vu mon premier film à 7 ans, j’avais tous mes circuits mentaux déjà complètement faits : j’étais fait comme un rat par la littérature, la peinture et la musique. Et je suis arrivé au cinéma pour des raisons, je pense, d’ordre érotique : les visages des femmes. Quelque chose de si particulier que je ne voyais nulle part ailleurs. Il a fallu que j’entre dans cet outil-là. J’y suis entré avec des prétentions littéraires ou picturales alors qu’en réalité, je ne dépendais que de deux choses – je ne le savais pas : je dépendais de mon inconscient puisque le cinéma n’a qu’un siècle donc il n’a pas le moindre mot, ni la moindre note musicale. Et je dépendais totalement de ce que je filmais, des visages, de l’imperceptible mouvement d’une personne, des changements de lumière. Tout cela pouvait faire la matière magnifique de mon film. La raison, la culture, la connaissance de 3 000 ans de mots les uns derrière les autres pour tenter de sortir un sens ou une émotion, cela ne me servait à rien pratiquement, cela me freinait plutôt. Et je n’écris plus de script, depuis 25 ans. Mon producteur me demande, de temps en temps, d’écrire un petit résumé de mon projet pour qu’il puisse aller chercher quelques sous dans une télévision quelconque. Je le fais mais je n’y crois pas une seconde. Sauf que lorsque je relis le résumé, une fois le film terminé, tout y est.

Je pense que la nouvelle génération hors du livre existe aujourd’hui. Elle existe totalement. Elle existe aussi pour l’écrit qui va connaître un séisme. Et l’image s’est développée partout. Les salles de cinéma deviennent comme des églises. Elles seront réservées à certains films, à certains monuments, à certaines curiosités. Le courant vital est ailleurs aujourd’hui mais il n’empêche que, pendant des siècles, dans les salles de cinéma, vous aurez encore soit des ouvrages titanesques, des barnums soit des raretés faites par un type qui, un jour, trouvera un endroit et les gens iront dans les salles de cinéma comme à la messe, la messe qui reste le spectacle absolu de ma vie. Il y a un homme, un acteur qui se présente devant le public et il dit qu’il va transformer le pain en corps du Christ et le vin en sang du Christ. Il le dit sérieusement. Il y croit, les gens y croient et viennent manger un homme. Alors c’est tellement du costaud que ça dure et je ne vois pas ce qu’un acteur pourrait faire de mieux que ça. D’ailleurs un acteur qui voit ça est totalement interdit, je pense. D’autant que c’est interdit de donner la communion si l’on n’est pas prêtre.

Marie de Quatrebarbes : À propos de communion, comment se sont liées, dans Le Paradis, ce que vous avez appelé vos deux mini-dépressions de bonheur ?

Alain Cavalier : C’est le film lui-même qui les a connectées. Je ne les avais jamais reliées. Quand j’ai fait ma première communion où j’ai vraiment, au sens physique, défailli de bonheur, je me suis évanoui. C’était assez fréquent. Vous vous retrouviez à l’infirmerie et on vous donnait deux ou trois claques. Il faut dire qu’on allait à la messe sans manger le matin. La messe était faite spécialement pour la première communion et pour la première fois, vous mangiez le Christ, vous mangiez un homme. Là, j’ai eu un geyser, un blanc. Et j’ai retrouvé la même défaillance, un jour dans un supermarché, place Saint-Augustin. Ces deux choses-là, j’y pensais pendant le film mais je n’avais pas fait le rapport. Quand j’ai eu ma mini-dépression de bonheur – le terme est exact – à Monoprix, je n’avais pas mangé depuis 24 heures. J’avais oublié de manger pratiquement. Ce n’était pas parce que je n’avais pas d’argent même si j’en n’avais pas beaucoup : je m’achetais des rollmops, vous pouvez tenir un repas avec un rollmops pour un prix dérisoire. Je suis presque tombé dans les pommes et, pendant vingt ou trente secondes, je marchais sur un nuage. Je marchais sur l’eau. C’est extraordinaire d’avoir connu ça. C’était extraordinaire. Je pense que ces jouisseurs de mystiques pratiquent ça scientifiquement. Ils attendent ce moment de grâce absolu et ils savent qu’après la nuit peut durer un temps fou, avant que cela revienne.

Marie de Quatrebarbes : On se demande si Le Paradis n’est pas comme un rite ou une incantation pour appeler une troisième mini-dépression.

Alain Cavalier : Je l’attends toujours. Ce sera peut-être mon dernier soupir. Elle se présentera. Je ne peux pas la travailler… Enfin, si, je pense que je la travaille. Mais viendra-t-elle ? Je n’en sais rien. Je pense que je la travaille même à chaque instant de ma vie, sans que cela me coûte le moindre effort évidemment. Mais pourquoi trois ? C’est de l’avidité trois. Déjà deux, c’est trop.

Maël Guesdon : Quel est le lien entre ces deux mini-dépressions de bonheur et la mort du petit paon dans Le Paradis ?

Alain Cavalier : C’est un rapport à l’innocence. Un animal meurt et, devant la douleur, la perte de la vie, il y a une innocence totale. Il ne se plaint pas. Il va dans un coin. Il a peut-être un vague gémissement. J’ai toujours trouvé que les animaux qui souffraient ou qui allaient mourir avaient une dignité phénoménale, alors que nous passons notre temps à faire des discours philosophiques, métaphysiques, corporels sur notre disparition. Il suffit de regarder les animaux pour comprendre : on meurt. On vit et on meurt. Avec le petit paon, c’était l’innocence que je filmais. Et c’est assez rare de filmer l’innocence parce que, dès qu’une caméra est devant quelqu’un, il se transforme. Là, c’était une merveille et les merveilles attirent les cinéastes : vous avez toujours votre caméra et s’il y a une merveille, vous la filmez. Je vois cette mère et ce petit bonhomme derrière qui trébuche, je me dis : il vient de naître, mais il allait mourir. Et elle tourne autour de lui, et elle sort du champ. Elle sait qu’il va mourir et elle l’abandonne. Il est mort dans la main de la maîtresse de maison chez qui je vais régulièrement. J’ai voulu lui faire un petit tombeau. Je voulais mettre un petit symbole. Je suis entré dans un léger délire cinématographique et mental. C’était des images mentales comme lorsqu’on a rendez-vous avec une amie, à 7 h, dans un café. Vous n’êtes pas sûr qu’elle va venir alors vous pensez à votre rencontre, vous vous faites un film et un poivrot entre dans le café, vous le regardez, vous le filmez et vous allez dîner avec votre amie, vous vous dites : il faut que je lui dise ceci ou cela, et vous vous faites un film sur l’avenir, un film d’imagination. C’est comme cela que l’on fait un film : en suivant les images qui se lèvent dans notre cerveau. On classe les images et une image vous attire, alors vous partez à la recherche de sa correspondance dans la réalité.

Marie de Quatrebarbes : Le Paradis rapproche les mini-dépressions de bonheur de la mort d’un être innocent et, en élevant le tombeau, vous faites en sorte que quelque chose dure parce que la pierre est scellée. Le rituel consiste à revenir. Vous donnez une durée à ce qui est éphémère et fragile.

Alain Cavalier : Absolument, c’est ce que je fais en filmant. Je filme certes pour le plaisir de filmer mais, obscurément, pour que cet instant particulier, étonnant, ne tombe pas dans le trou noir de l’oubli. Il est là. Et de filmer renforce mon plaisir de la chose. J’ai à la fois le plaisir de communiquer avec la vie et, en la filmant, d’en garder la trace. Cela multiplie mon désir de filmer. La caméra est mon instrument, mon outil de travail comme un pinceau, comme un crayon, comme un pilon. Par exemple, je tournais, ce matin, au milieu de boulangers et de pâtissiers. En même temps, je faisais un croquis, mon oreille calculait musicalement ce que je pouvais tirer de cette masse terrible de phrases, de bruits, de moteurs, d’informations. J’avais quelques phrases dans ma tête, quelques mots pour me dire : si je suis parti de là, où en suis-je ? Là, le ton monte. C’est une phrase : le ton monte. Il ne faut pas que je m’approche des visages parce qu’ils parlent de plus en plus fort au fur et à mesure qu’ils s’échauffent à ce travail incessant de faire des dizaines et des dizaines de gâteaux. J’étais là, et au fur et à mesure, je pouvais m’effacer de plus en plus, je connaissais leur trajet donc je n’allais pas être dans la trajectoire. J’avais tous mes capteurs dehors. C’est l’intérêt : on est au max de ce qu’on peut faire.

Maël Guesdon : Les mini-dépressions sont très brèves.

Alain Cavalier : C’est la leçon des mini-dépressions : la durée est misérable. La chose est grande mais la durée est misérable. Et ça c’est bien, je trouve. Un cinéaste qui a beaucoup travaillé a eu affaire à un ou deux succès dans sa vie publique, avec des salles très contentes. Mais cela n’a rien à voir. Comme disent les moines, c’est être dans le monde. Ce n’est pas mal, c’est décoratif, ça a du charme mais vous n’êtes pas concerné de l’intérieur. Vous n’êtes pas content de ce que vous avez fait. Alors il y a un petit hiatus et vous n’avez qu’une envie : c’est que cela se termine. Mais vous n’êtes pas possédé, vous n’êtes pas traversé, vous n’êtes pas troué, malaxé. Vous ne changez pas de matière.

Maël Guesdon : Le Paradis paraît rassembler deux recherches esthétiques qui existaient jusqu’ici de manière relativement autonomes dans votre filmographie : une construction formelle travaillant des figures et des actions qui se détachent d’un fond homogène, assez abstrait, comme dans Thérèse, et des scènes de journal filmé comme dans Le filmeur par exemple.

Alain Cavalier : Oui, il y a plus d’unité. Il n’y a plus de différence, dans Le Paradis, entre une courge et un visage parce que dans mon esprit, il n’y a aucune différence à filmer une courge, une jeune fille, une vieille dame, un jeune homme. C’est la même vitalité atomique. Peut-être y avait-il une plus grande différence dans mes films précédents : je n’arrivais pas à rendre mon sentiment d’aujourd’hui qui est qu’il n’y a aucune différence. C’est plus qu’une fraternité entre une courge et un visage, c’est que c’est totalement la même chose. Avant, je jouais davantage sur le contraste entre un visage et un objet dit « inanimé » qui ne l’était pas pour moi. Maintenant, je ne sais même pas ce que c’est qu’un contraste.

Paris, le 06 février 2016

Cet entretien a été initialement publié dans la revue La Tête et les cornes n°3 (épuisé).