Revers des images : Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède

Mathieu Larnaudie Notre désir est sans remède (détail couverture du livre, Actes Sud)

Le roman de Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, a comme figure centrale l’actrice américaine Frances Farmer. Avec celle-ci, Mathieu Larnaudie choisit non une star du grand écran mais une actrice à la carrière irrégulière, qui connut une existence douloureuse, voire tragique. Cependant, l’auteur ne tombe pas dans le cliché de la star hollywoodienne torturée, contrairement à ce qui est souvent le cas lorsque l’on évoque, par exemple, Marilyn Monroe ou James Dean : ce qui intéresse avant tout l’auteur c’est le monde dont le personnage est le révélateur ou le symptôme. Le roman cherche les caractéristiques de ce monde – sociales, politiques, esthétiques –, les relations de pouvoir, les rapports au monde qu’il implique. Si Notre désir est sans remède a comme personnage principal une actrice hollywoodienne, l’autre « personnage », tout aussi central, est une forme de pouvoir qui repose sur une certaine articulation du désir, des images et du monde.

Le livre défait ainsi le cliché auquel il pourrait au premier abord correspondre. Il regarde là où le cliché empêche de regarder, effectuant le geste iconoclaste qui caractérisera le personnage principal du roman. Dans La culture au pluriel, Michel de Certeau écrivait : « Ne resterait-il de la réalité que son image ? Oui, quand on exile de l’existence l’acte qui la pose ». Dans le roman de Mathieu Larnaudie, il est question de ce qui conditionne l’image, de sa dimension esthétique, mais aussi technique et politique. Il est question de ce reste hors-cadre qu’est le monde. Il s’agit de regarder par-delà l’image, en la considérant comme signe et opératrice d’un pouvoir qu’elle implique, d’un rapport au désir et au monde qui, s’il est ancré dans l’Amérique de Frances Farmer, n’en est pas moins encore, peut-être, caractéristique de notre monde.

Le livre de Mathieu Larnaudie s’articule autour du thème de l’image, et d’abord de l’image en tant que représentation visuelle – photographique, cinématographique ou, dans la dernière partie du livre, télévisuelle. Le livre suit ainsi la chronologie de l’histoire récente de l’image, sa dimension technique, sociologique, esthétique et politique. Mais l’image, c’est aussi la représentation mentale, l’image que l’on se fait d’une chose. L’image est également le cliché : cliché photographique autant que mental, représentation toute faite, prêt-à-penser de la pensée. L’image est enfin icône, star de cinéma comme représentation emblématique de ce qui est valorisé, enviable, modèle inatteignable qui produit et capte le désir – mais aussi l’icône religieuse, représentation du saint ou de la sainte selon la forme d’une transcendance, l’image vénérée qui, là encore, produit et capture le désir. Dans le roman de Mathieu Larnaudie, le thème de l’image se développe selon des accords, des croisements, des variations multiples, et implique une pluralité de dimensions qui a priori ne se recoupent pas. Pourtant, ce sont les croisements et entrelacement de ces dimensions qui traversent Notre désir est sans remède, qui permettent d’en voir certaines implications, d’interroger notre rapport, aujourd’hui, au règne des images – dans tous les sens du terme – et au désir.

notre-decc81sir-est-sans-remecc80deCe qui, dans le livre, caractérise ces variations autour du thème de l’image – là encore, dans tous les sens du terme –, c’est que celle-ci y est inséparable des conditions matérielles et des moyens techniques de sa production, des conséquences de cette production de masse et pour la masse, de ses conditions sociales, économiques et politiques. Ainsi, la production esthétique hollywoodienne est tout autant production de représentations visuelles que mentales, psychiques, subjectives. Si l’image mentale est celle que le sujet se fait de son désir, de ses intérêts, de son monde, cette image n’en serait pas moins déterminée par la production industrielle du rêve hollywoodien, qui est un rêve de masse à interroger selon un angle esthétique autant que politique, économique, technique, etc. Le point de vue du roman est historique, matériel, voire matérialiste : ce qu’est l’image est pensé non selon une essence intemporelle mais à partir d’un contexte matériel qui est aussi le contexte d’un certain pouvoir, ce qu’est l’esthétique de l’image n’y est pas séparé de sa dimension politique, subjective et libidinale.

Au début du roman, Frances Farmer semble être une adolescente américaine conforme au cliché le plus commun et valorisé, née dans une famille de la middle-class, blanche, blonde, réservée et bien éduquée. Elle représente une espèce de modèle idéal auquel l’américaine moyenne désirerait correspondre, comme elle continuera à l’être une fois devenue une actrice connue. Elle se distingue pourtant par sa beauté au-dessus de la moyenne, qui très tôt suscite le désir, et par un fait qui vient troubler ce tableau idéal : la rédaction et la lecture publique, au lycée, d’un texte sur la mort de Dieu dans lequel elle laisse entrevoir son athéisme – ce qui, au sein de l’Amérique croyante, suscite cette fois la haine. Elle incarne un cliché, elle en est une image vivante et désirée, et elle lui échappe, produisant des déchirures dans l’image qu’elle contredit, montrant et exprimant ce qui vient subvertir l’image, s’opposer au désir.

Le personnage de Frances Farmer est défini par cette ambivalence, une sorte de pluralité qui se révèle et s’accentue à travers le livre (« il s’agit non d’une même personne mais de plusieurs femmes distinctes, de caractères dissemblables »). Actrice qui existe au centre de l’usine à images hollywoodienne – qui est aussi une usine à désirs, à produire et capter le désir –, elle possède les atouts pour en devenir un symbole, ou une marchandise privilégiée, mais en même temps elle en obscurcit les images, les déchire, jusqu’à s’enfoncer elle-même dans leur envers obscur, devenant cet envers de l’image qu’en un sens elle était déjà, aux antipodes de l’actrice glamour. Elle est au centre du système hollywoodien et sur ses bords, elle est l’incarnation de ce système et ce qui en affirme les limites, le hors-cadre non vu ni filmé qui impliquerait sans doute un autre type de rapport au monde et au désir. Si, dans le roman, existe un lien étroit entre désir et image, entre désirer et identifier l’objet de son désir à une image, entre désirer et trouver la source de son désir dans l’image où l’on reconnait le désirable, le livre insiste autant sur ce qui déborde l’image et le pouvoir des icônes.

La nature iconoclaste du personnage est récurrente. Elle perçoit l’image hollywoodienne – ou stalinienne – comme un cliché à la fois produit pour se conformer au désir et le susciter. Elle perçoit surtout que cette conformité entre l’image-cliché et le désir non seulement sert un pouvoir mais est en soi un pouvoir. Dans Notre désir est sans remède, l’image hollywoodienne n’est pas simplement synonyme d’apparence : elle effectue un certain pouvoir, elle est une modélisation simplifiée du monde, qui l’agence selon certains rapports et en exclut d’autres, une grille qui capture le regard et le fascine, impliquant pourtant le dehors que l’image rejette.

Dans Notre désir est sans remède, l’image est le médiateur par lequel passe le rapport au monde, par lequel le monde existe selon certaines configurations. Ce sont ces configurations qui sont désirées, dont le désir est produit : désir pour les stars, désir pour le monde hollywoodien, désir pour Staline aussi et ce qui va avec. Mais ces configurations ne sont pas seulement désirées, elles sont l’effet du désir lui-même : le désir n’est pas nécessairement ce qui pousse vers un objet, il est ce qui produit cet objet, ce qui produit l’agencement à l’intérieur duquel l’objet peut exister. Ce sont ces configurations que les images à la fois produisent, font circuler, et dont elles sont les effets. Hollywood, c’est le désir, la machine à agencer, à produire les agencements par lesquels le monde existe selon un certain mode. Ce sont ces agencements qui incluent les individus qui les reproduisent, les psychismes qui les pensent et sont pensés par eux.

Dans le roman de Mathieu Larnaudie, le symétrique de l’usine hollywoodienne est l’asile psychiatrique dans lequel Frances Farmer est internée : espace clos producteur d’un monde, espace par lequel des agencements sont créés – salles, médecins, médicaments, lits, visibilités –, espace de pouvoir où circulent certains énoncés, certaines places et postures du corps, espace à l’intérieur duquel les subjectivités sont créées et reproduisent les agencements qui les créent (comment penser dans un asile – ou une prison –, se penser, espérer, sinon en fonction des termes de l’asile ?).

A l’intérieur de l’hôpital psychiatrique, Frances Farmer demeure une image, en plusieurs sens. Elle l’est d’abord pour le directeur de l’asile, fier d’avoir entre ses murs une actrice hollywoodienne connue – se référant donc à elle moins comme à une patiente que comme au cliché hollywoodien qu’elle continue à incarner pour lui. Elle est aussi une image en tant que patiente, prise dans une visibilité qui la réduit au statut de malade offerte au regard, à l’observation médicale autant qu’au jugement moral (« Elle était dangereuse ; elle était ici parce qu’elle était dangereuse ») – statut qui s’accompagne de la possibilité pour l’institution d’en faire ce qu’elle décide : la bourrer de médicaments, la réduire au rang d’objet, de loque, faciliter ou provoquer sa déchéance physique, permettre le viol de Frances Farmer par des gardiens, etc. Ne peut-on pas faire ce que l’on veut d’une image, ce que l’on désire ? L’image n’est-elle pas ce qui peut, de manière indéfinie, se soumettre au désir ? L’image n’est-elle pas en fin de compte le désir lui-même, sans limite, agençant le monde selon ses propres coordonnées ?

L’hôpital psychiatrique n’a pas un mode de fonctionnement différent de celui de l’industrie hollywoodienne : les images y règnent, la production d’images, le rapport aux images comme moyen du rapport au monde, comme support du désir. Et il en est de même dans la dernière partie du roman, lorsque Frances Farmer est happée par l’image télévisuelle. Au sein de l’asile, Frances Farmer est à la fois une image, victime de son statut d’image, et résiste à sa façon : elle ferme les yeux, elle ne voit plus, elle n’a plus que des sensations disparates, non formées, des sensations aveugles qui ne se cristallisent pas en une image fixe, arrêtée : « Tout le temps que l’ombre demeura ainsi courbée au-dessus d’elle, interposée entre elle et le ciel, elle retint imperceptiblement son souffle – son souffle fut retenu en elle. Puis l’obscurité reflua d’un coup, l’espace se dégagea ; la texture de la lumière qui filtrait à travers la trop fine membrane de ses paupières fermées redevint plus légère, plus claire, jaune et parcourue de filaments dorés, et Frances perçut les vibrations qu’imprimaient dans le sol les pas de l’homme qui s’éloignait ». Le monde redevient indistinct, vague, deviné plus que vu, échappant à l’image et au pouvoir, pure vibration…

Comment échapper à l’image, échapper au pouvoir, se soustraire au désir pour un autre désir qui ne soit pas mortifère, un autre monde qui ne soit pas arrêté, soumis, déjà mort ? Frances Farmer ferme les yeux, se détourne des images et de la production d’images. Elle est aussi celle qui – bien qu’en un sens elle soit fascinée par les images et par sa propre image – regarde au-delà des bords de l’image, percevant ce que les autres, le plus souvent, ne perçoivent pas ou ne veulent pas percevoir. Elle est aussi violente, d’une violence aveugle, frappant un tel ou une telle dans un accès de rage, ou massacrant son propre corps – la violence, le fait de frapper, de s’écorcher jusqu’au sang étant aussi un moyen d’aller par-delà l’image, de supprimer la distance présupposée par le regard pour le toucher, abolir la distance, détruire et découvrir autre chose, d’autres sensations…

Il y aurait peut-être aussi l’écriture, même si dans Notre désir est sans remède le personnage de l’écrivain, porteur d’une écriture contestataire, se révèle fasciné par Hollywood et disposé à intégrer l’usine à rêves. Mais, dans le roman, l’écriture c’est aussi Frances Farmer qui, rédigeant son essai sur la mort de Dieu, déchire son propre cliché, sa propre image et celle dans laquelle l’Amérique blanche aime et désire se reconnaître. Et l’écriture, c’est aussi le roman lui-même qui déplie les images, en exhibe les conditions et la logique, les dimensions plurielles, l’envers inaperçu et pourtant réel, insistant. De ce point de vue, on retrouverait dans le rôle que le roman de Mathieu Larnaudie semble attribuer à l’écriture une similitude avec un autre livre paru récemment : A fendre le cœur le plus dur, de Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, livre lui aussi centré sur la question de l’image et dans lequel l’écriture a la fonction de mettre au jour les dimensions occultées, politiques, historiques, esthétiques, de l’image. Si, dans le roman de Mathieu Larnaudie, la même possibilité semble accompagner l’écriture, il développe en même temps, par l’écriture, une logique de l’ambiguïté, de la pluralité : Hollywood exerce son pouvoir mais produit aussi ses monstres, ceux qui en fin de compte lui échappent, comme Frances Farmer, même au prix de leur propre destruction ; et Frances Farmer est en elle-même un personnage double : image et contestation de l’image ; comme, dans le roman, le dramaturge écrit des pièces qui remettent en cause le système politique capitaliste mais est aussi très disposé à servir ce même système, etc. C’est peut-être ce que l’image ne fait pas – produire de l’ambigu – et que l’écriture pourrait faire. Produire de l’ambigu, c’est-à-dire suspendre la signification, brouiller la signification, ne pas figer le sens dans un cliché. Ce que les images sont aussi capables de faire – mais il s’agit alors d’autres images, d’un autre régime du désir, d’un autre monde, qui ont pu, parfois, s’infiltrer au cœur de la machine d’Hollywood…

Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, Actes Sud, 2015, 230 pages, 19,30 € — extrait ici

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