Recherches et invisibilité institutionnelle : entretien avec Cécile Vallée (2/3)

Cécile Vallée (DR)

Suite de la série de trois entretiens avec de jeunes chercheuses en littératures francophones. Le premier a été mené avec Donia Boubaker, qui travaille sur Laurent Gaudé. Cette semaine, entretien avec Cécile Vallée, docteure, dont les recherches portent sur les écritures féminines, l’intertextualité et sur les questions des écritures francophones et postcoloniales. Elle a consacré sa thèse au roman féminin mauricien contemporain.

Dans l’ouvrage, Les francophonies littéraires (Presses universitaires de Vincennes, 2016), vous proposez une synthèse sur la littérature mauricienne francophone dont vous dites qu’elle est « surprenante à plus d’un titre » : pouvez-vous développer ?

Il est, en effet, étonnant que cette « vieille dame de l’ombre », comme la qualifie justement le critique Jean-Louis Joubert, se soit développée si tôt, qu’elle ait perduré et qu’elle n’ait été reconnue qu’en ce début de 21e siècle.

Après le départ des Hollandais qui ne sont pas parvenus à s’y installer, les Français s’approprient cette petite île de l’Océan Indien en 1721. Ces colons n’étaient pas réputés pour être issus d’une classe sociale cultivée, Bernardin de Saint-Pierre s’en est suffisamment moqué. Pourtant, la première imprimerie arrive en 1768 et la première librairie ouvre en 1787. En 1810, l’île passe aux mains des Anglais. Cela aurait pu signer la mort du français. Toutefois, comme les Anglais ne comptaient pas s’installer, ils ont laissé aux Franco-Mauriciens, propriétaires des plantations, le pouvoir économique et leur langue. C’est donc en français que les premières revues littéraires autochtones se créent alimentées dès le 19e siècle par des poètes insulaires. Cette littérature a continué à se développer principalement en français, langue considérée comme la langue culturelle dans cette île plurilingue, pour devenir un champ littéraire à part entière malgré les publications en France. Des histoires littéraires sont publiées dès le 20e siècle mais les études francophones ne la mettent en lumière qu’à partir de la fin des années 1990.

Peut-on considérer Paul et Virginie comme un texte fondateur de la littérature mauricienne ?

Certains y voient la matrice de tous les romans mauriciens. C’est une affirmation exagérée mais il est vrai que si le roman mauricien puise évidemment à bien d’autres traditions, le roman de Bernardin de Saint-Pierre, qui n’est pas écrit par un Mauricien, qui n’est pas non plus publié à Maurice, et qui est très européen, est cependant la première représentation romanesque de l’île, non du point de vue externe d’un voyageur, mais de celui d’insulaire. Bernardin de Saint-Pierre voulait ainsi faciliter l’enracinement de la colonie dans l’île : « C’est dans l’intention particulière d’attacher les habitants à leur pays que j’ai écrit l’histoire de Paul et Virginie », ce à quoi il est parvenu si l’on considère ce que lui doit la littérature mauricienne. En effet, que ce soit par reprise ou par contre-point, il reste un palimpseste non négligeable dans le roman mauricien, même contemporain.

Le dernier frère de Nathacha Appanah, par exemple, présente une véritable intertextualité narrative et descriptive avec Paul et Virginie. Toutefois, le roman contemporain s’inscrit plutôt à rebours de la carte postale paradisiaque et romantique qu’a élaborée l’industrie du tourisme depuis les années 1970 à partir de ce roman du 18e siècle, avec quelques aménagements : le havre de paix n’est plus au fond d’une vallée mais au bord de la mer, les Virginie s’y déshabillent facilement pour prendre leur bain dans le lagon plutôt que dans la fontaine et y vont avec leur Paul pour leur lune de miel !

Les romanciers contemporains insistent ainsi sur l’envers de cette représentation commerciale du mythe de l’île paradisiaque, sans toutefois renier le roman de Bernardin de Saint-Pierre. Shenaz Patel a ainsi publié, en 2015, à Maurice, avec Laval Ng, une très belle bande dessinée à partir du roman.

La quatrième de couverture souligne ce lien indéfectible avec le roman de Bernardin de Saint-Pierre : « Ode à la nature, histoire d’amour impossible pour cause de différence sociale, vision de l’esclavage : plus de deux siècles après sa parution, le best-seller de Bernardin de Saint-Pierre reprend ici vie et couleurs ».

Vous avez fait le choix de travailler sur trois écrivaines. Nous allons y revenir. Mais peut-on parler d’autres écrivains francophones « illustres » de Maurice ?

Il y a effectivement des auteurs mauriciens qui ont connu la notoriété à leur époque, qui sont reconnus dans les histoires littéraires et études universitaires mais qui ne sont malheureusement pas réédités de façon satisfaisante.

Le poète emblématique de Maurice est Malcolm de Chazal. Sa révélation sur les correspondances, née de la rencontre avec une fleur qui le regarde la regarder, est célèbre. Son recueil Sens Plastique a été plébiscité par les Surréalistes. Il est également celui qui a rendu incontournable le mythe autochtone de la Lémurie dont lui parle son ami poète Robert-Edward Hart. Ce dernier est également un poète marquant. Il est celui qui a renouvelé la poésie mauricienne en introduisant le vers libre et en chantant le multiculturalisme. Enfin, Édouard Maunick a introduit une « négritude métisse », selon la belle formule de Senghor. L’île est au cœur de leur poétique.

Quant au genre romanesque, il se découpe en plusieurs périodes. Les romans de la plantation dans les années 1920 donnent une bonne image des difficultés de la société mauricienne à se construire avec la naissance des communautarismes. Les romanciers de la deuxième génération dénoncent plus fermement les clivages de cette société, comme Loys Masson, dans L’Étoile et la clef, qui montre que les luttes sociales des années 1930 ne sont pas parvenues à unir les différentes communautés de l’île. Marcel Cabon, dont le roman Namasté résonne avec Gouverneurs de la rosée de l’Haïtien Jacques Roumain, s’inscrit dans le chant d’une mauricianité partagée. Marie-Thérèse Humbert avec son premier roman À l’autre bout de moi-même, ouvre la voie de la dénonciation directe des non-dits qui structurent la société mauricienne. Enfin, les romanciers contemporains sont nombreux et leurs œuvres sont souvent récompensées par des prix. Ananda Devi, Nathacha Appanah, Shenaz Patel, Carl de Souza, Barlen Pyamootoo et dernièrement Amal Sewtohul détropicalisent la représentation de leur île et en révèlent les problèmes de fond tout en chantant sa richesse plurilingue et son hybridité culturelle.

Quand on parle de littérature mauricienne, quelle est la place de J.M.G. Le Clezio ?

De prime abord, on pourrait considérer la présence de J.M.G. Le Clézio dans l’histoire littéraire mauricienne comme une récupération facile d’un écrivain prestigieux mais ce serait faire preuve d’une méconnaissance de l’écrivain et de son œuvre. Il n’a certes pas mentionné son ascendance mauricienne au début de sa carrière mais elle est authentique. Ses deux parents sont des descendants de planteurs et d’hommes de loi de l’île. Il commence à mentionner ses origines en 1985, lors de la parution du Chercheur d’or, dans lequel il évoque son grand-père, et officialise cet attachement à Maurice en lui dédiant son Prix Nobel en 2008 : « Je dédie ce prix Nobel à Maurice, pays qui m’a beaucoup nourri même si je n’y suis pas né. Mes parents, mes grands-parents m’en ont toujours parlé. C’est un des lieux que je préfère au monde, je m’y sens chez moi. Dans ce pays qui n’a pas beaucoup de ressources, on se démène pour la langue française qui est loin d’y être en déclin. C’est cette fidélité que je veux saluer aujourd’hui ».

On peut distinguer dans son œuvre un cycle mauricien dans lequel il rejoint les problématiques du genre romanesque mauricien : la représentation de l’île, son histoire, les tensions entre les communautés et le multiculturalisme. Cependant, s’opère une sorte de renversement de ces problématiques puisque, contrairement aux auteurs mauriciens nés dans l’île, Maurice est un lieu de retour et non d’arrivée ou de départ. Véritable quête des origines, la représentation de Maurice s’inscrit dans une écriture mythique liée à la mystérieuse malle du grand-père mais aussi influencée par Malcolm de Chazal. Il évoque ainsi le « lien incroyablement charnel qui unit pour toujours le poète de l’infini et du chaos de la Lémurie à ce petit morceau de volcan jailli de l’océan il y a cent millions d’années. » Il partage avec lui cette écriture mythique et cosmique. Cependant, on peut noter un tournant avec son dernier roman, Alma. Il déclare lui-même avoir porté ce livre pendant trente ans et avoir beaucoup lu. Effectivement, Alma est nourri des thèmes centraux de la littérature mauricienne contemporaine : l’île violée par la colonisation puis par le tourisme, comme dans Ève de ses décombres et Soupir d’Ananda Devi, le chant de l’île, de sa végétation, de ses paysages, de ses oiseaux, comme dans Le Portrait Chamarel de Shenaz Patel. En revanche, il franchit un non-dit tenace en mettant en scène la communauté des Franco-Mauriciens, quasiment jamais représentée dans le roman mauricien et en la confrontant à la mémoire de l’esclavage. En 2009, il affirme déjà être « sensible aux méfaits de la colonisation » : « Je viens d’une famille de colons de l’île Maurice. Je comprends parfaitement ce que Faulkner raconte dans ses romans, le sentiment de culpabilité ressenti parce qu’on est descendant de propriétaires d’esclaves ». C’est ce sentiment de culpabilité qu’il développe sans manichéisme cependant, à travers les personnages d’Alma. Il montre le poids de ce passé esclavagiste pour certains Franco-Mauriciens et l’aveuglement des autres. Il déclare ainsi lors de son intervention à La Grande Librairie : « Il ne faut pas se contenter de la culpabilité. Il faut aller plus loin. Il faut reconnaître le partage des responsabilités ». Il précise sur France Culture que « tout ce qui fait la grandeur du 18e siècle », l’essor industriel des siècles suivants, notre civilisation se sont édifiés « sur ces disparus et on ne le dit pas, on ne le sait pas ». Ce roman est une belle contribution à l’écriture de l’histoire de Maurice et de celle de la France, indéniablement mêlées et permet ainsi un joli pont entre deux champs littéraires.

Pourquoi ce choix de trois écrivaines ? Rendre visibles celles qui sont moins visibles ?

J’ai découvert la littérature mauricienne par hasard. Ma formation initiale et mon métier d’enseignante me faisaient étudier des écrivains, plutôt hommes, plutôt blancs et plutôt morts. Or, mes lectures, certes non dénuées au départ d’un brin d’exotisme, allaient vers des auteures indiennes. La couverture et le titre d’Indian tango d’Ananda Devi m’ont donc attirée. Ce roman a été une révélation. J’ai commencé par situer l’île Maurice sur une carte, j’ai lu ses autres romans, j’ai plongé dans l’histoire et la littérature mauriciennes. Je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à ne pas bien connaître Maurice, en dehors du regard très eurocentré de l’île tropicale paradisiaque. C’est donc effectivement pour participer à rendre visible cette littérature que j’ai choisi d’étudier les romans de Nathacha Appanah, Ananda Devi et Shenaz Patel. J’aurais pu choisir de mêler des voix masculines et des voix féminines, avec Karl de Souza et Barlen Pyamootoo. Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo a d’ailleurs dénoncé ce corpus systématiquement construit avec ces trois auteures en affirmant que « malgré leurs divergences, elles sont arbitrairement réunies par certains éléments qui répondent aux attentes des éditeurs et des critiques : ce sont des femmes qui appartiennent à un monde indo-mauricien et qui évoquent le sort fait à des femmes de couleur opprimées ».

Je n’ai pas inscrit ma recherche dans cette optique. Tout d’abord, il est évident qu’un corpus regroupe toujours des œuvres avec des convergences et des divergences. Si leurs œuvres sont différentes, elles l’auraient été tout autant avec celles de Karl de Souza ou de Barlen Pyamootoo. Quant à leurs origines indo-mauriciennes, elles sont avant tout Mauriciennes. Si on ne peut les ignorer pour certains romans de Nathacha Appanah et Ananda Devi dans lesquels elles font référence à cette communauté, il n’était pas question d’en faire un critère pour former ce corpus, d’autant que Shenaz Patel revendique légitimement son métissage. Sa mère est créole et son père faisait partie de la communauté musulmane de Maurice. Si les musulmans de Maurice viennent de l’Inde, ils constituent une communauté bien distincte des Indo-Mauriciens. Enfin, il n’a pas été question non plus de réduire la richesse des personnages féminins à la représentation de la subalterne entre les subalternes. Je n’ai donc pas choisi ce corpus pour ces raisons mais bien pour rendre visibles des écrivaines, qui ne sont pas suffisamment visibles à notre époque, d’une part, parce qu’elles font partie de la littérature francophone que certains considèrent encore trop souvent comme inférieure à la littérature française, d’autre part, parce que l’histoire littéraire montre bien que, même quand elles sont françaises, les écrivaines ont moins de chance de rester dans le patrimoine littéraire, elles disparaissent faute de ne pas avoir été rééditées, de ne pas figurer dans les histoires littéraires, de ne pas faire partie du patrimoine littéraire que l’on transmet dans l’enseignement de la littérature.

C’est sans doute le cas, en partie de Shenaz Patel ? Peut-on s’arrêter sur son parcours et son œuvre ?

C’est vrai qu’elle est la moins connue des trois en France. Elle l’est beaucoup plus à Maurice pour son œuvre littéraire mais aussi pour ses articles et ses prises de position. En effet, elle passe de l’écriture journalistique à l’écriture littéraire, d’un genre à l’autre. Elle a publié des nouvelles et des romans, écrit un texte de théâtre pour une comédienne mauricienne, elle a collaboré avec des illustrateurs de littérature de jeunesse et de bande dessinée. Ce qui pourrait être jugé comme un éparpillement est révélateur de son rapport à l’écriture. En tant que journaliste, elle pose les faits, en tant qu’écrivaine, elle interroge : « Sur soi. Sur les autres. Sur le monde. Qui est-ce ? Qu’est-ce qui fait la vie de ces autres ? Comment ces autres font-ils, eux, pour vivre ? Qu’est-ce qui me relie à eux ? Ou pas ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils me disent de moi que je vivais sans arriver à le mettre en mots ? Qu’est-ce qu’ils me disent d’eux que je ne savais pas, que je ne soupçonnais pas, que je découvre ? » Dans les deux cas, elle s’engage. Elle affirme ainsi, lorsqu’elle a été nommée Chevalier des Lettres et des arts : « la création, c’est aussi le refus des fatalités, c’est aussi inaugurer et poser des passerelles qui permettent de mesurer les gouffres pour mieux les combler. »

Shenaz Patel est une femme de lettres, une femme engagée qui interroge le monde, l’analyse, le dénonce. C’est donc bien pour la rendre plus visible que j’ai choisi d’étudier ses quatre romans poétiques, sans démonstration malgré un engagement certain. Le premier, Le Portrait Chamarel, serait peut-être le roman que nous portons tous en nous mais que seuls les écrivains parviennent à écrire. Il contient déjà les thèmes centraux de son œuvre : les communautarismes mauriciens qu’il est possible de dépasser, l’affirmation que l’hybridité est intrinsèque à Maurice quoique les Mauriciens en pensent. Sensitive, évoque la violence que subissent les femmes créoles dans une société patriarcale et toutes les communautés exploitées dans cette île qui se cache derrière son image paradisiaque. Le Silence des Chagos dénonce la déportation des Chagossiens, histoire qui n’est pas encore réglée. Enfin, Paradis blues est l’adaptation romanesque du texte qu’elle a écrit pour le théâtre à partir du récit de vie de Miselaine Duval. Elle y dénonce l’exploitation des femmes dans l’industrie textile à Maurice, la domination patriarcale, les inégalités sociales.

Nathacha Appanah © Christine Marcandier

Nathacha Appanah a souvent les honneurs des plateaux de télévision : est-ce lié à la problématique qu’elle privilégie, la problématique migratoire ?

Il est vrai que sa position dans le monde littéraire évolue rapidement. Tous ses romans paraissent en poche et ont reçu des prix. Elle est donc invitée dans les médias à chaque nouvelle publication. Le bandeau de son dernier roman la plaçait dans le lot des romans de la rentrée littéraire de Gallimard, autre marque de sa notoriété. La problématique très contemporaine de la migration, centrale dans tous ses romans excepté Blue Bay Palace, est certainement liée à ce succès, d’autant qu’elle l’aborde sous divers angles populaires : le roman historique avec l’histoire des engagés indiens à Maurice dans Les Rochers de Poudre d’Or et celle de Juifs refusés en Palestine et retenus dans une prison désaffectée à Maurice dans Le dernier frère. Les deux autres romans, La Noce d’Anna et En attendant demain, s’ancrent en France et sont liés à des histoires d’amour. Avec Tropique de la violence, elle s’attaque directement à la migration clandestine avec la situation de Mayotte, département français qui n’a rien à envier à Lampedusa. Au-delà de cette problématique, je pense que son succès vient aussi d’un ancrage moins mauricien. Nathacha Appanah écrit de France, même si un lecteur nourri de littérature mauricienne y retrouve des références et des thèmes structurants mauriciens.

Sans conteste, par sa notoriété et l’abondance de son œuvre, Ananda Devi s’impose comme la plus connue et lue, dans votre trio. Pouvez-vous nous la présenter et caractériser l’évolution de son œuvre ?

Ananda Devi est bien l’écrivaine-phare de la littérature mauricienne contemporaine. Elle apparaît dans les histoires littéraires mauriciennes dès son premier roman. Ses romans sont entrés dans les programmes du Secondaire et de l’université à Maurice et sont également étudiés dans les universités occidentales.

Elle est née à l’île Maurice, a eu un doctorat d’anthropologie sociale à Londres et s’est installée en France, à la frontière suisse où elle est traductrice. Elle écrit depuis son enfance et a reçu à l’adolescence le prix de l’ORTF pour sa première nouvelle publiée. Elle a publié quatre recueils de nouvelles, trois de poèmes mais c’est dans le genre romanesque qu’elle s’illustre : elle a publié douze romans à ce jour. On peut distinguer un cycle indo-mauricien dans lequel elle dénonce la domination patriarcale soutenue par un repli identitaire construit sur des superstitions et des traditions sclérosées qui s’achève avec Le Sari vert dans lequel elle donne la parole au bourreau, le mari et le père. Trois romans mettent en scène la communauté créole, majoritairement défavorisée à Maurice. Dans ces romans qui s’ancrent à Maurice, l’île est détropicalisée, débarrassée des stéréotypes de l’île paradisiaque. Le tourisme néocolonialiste y est dénoncé, ainsi que les injustices sociales liées aux communautarismes. Cependant, elle y chante également son île de l’intérieur. Dans les deux derniers romans, elle quitte Maurice pour mettre en scène deux femmes occidentales, une vieille Londonienne et une jeune obèse.

Son œuvre se caractérise par une écriture poétique, une narration originale et des personnages féminins qui cherchent leur identité à travers la connaissance de leur corps par le plaisir et non à travers les fonctions qu’on attribue au corps féminin. C’est une écriture guidée par un « ange noir », comme elle le dit dans Indian Tango. Cette noirceur, cette volonté de remuer la boue, autre image forte de son œuvre, est, certes, sans concession, mais, cette prise de conscience doit permettre d’avancer vers soi et vers l’Autre.

Elle a aussi reçu différents prix littéraires dont, en 2014, le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises (pour l’ensemble de son œuvre) : que pouvez-vous dire de cette reconnaissance qu’assurent les prix littéraires ?

C’est important pour tous les écrivains, dans un monde littéraire qui voit paraître des centaines de romans par an, d’être distingués. Cependant, les prix littéraires n’ont pas tous la même notoriété et n’ont pas tous les mêmes conséquences éditoriales.
Cette reconnaissance, si elle est méritée, est relative. Elle ne doit pas faire oublier le parcours éditorial compliqué d’Ananda Devi, comme elle le rappelle elle-même. Elle a commencé à compte d’auteur, malgré le prix qu’elle a reçu pour sa première nouvelle. Elle a publié plusieurs romans chez L’Harmattan, a attendu 25 ans pour rentrer dans la collection Continents noirs de Gallimard puis enfin atteindre la prestigieuse collection blanche en 2006, peu de temps finalement avant le Prix que vous évoquez qui récompense l’ensemble de son œuvre. Mais là encore, l’auteur dépend encore de la visibilité que veut bien lui donner sa maison d’édition à travers la promotion qu’elle engage. Ananda Devi vient d’ailleurs de passer chez Grasset pour son dernier roman.
Finalement, les prix littéraires – du moins, ceux qu’a reçus Ananda Devi – confirment peut-être plus la reconnaissance des lecteurs, du milieu universitaire et des autres écrivains, comme cela a été le cas pour Ananda Devi avec le soutien inconditionné de J.M.G. Le Clézio, qu’ils contribuent réellement à mettre les écrivains en lumière.

Pour chacune d’elles, y aurait-il aujourd’hui – sachant qu’aucune n’est au bout de sa création –, un roman que vous conseilleriez de lire ?

J’ai passé plusieurs années à les lire et relire. Ils me semblent donc tous importants. C’est un choix difficile qui est donc très subjectif. Pour Ananda Devi, je dirais Indian Tango, pour sa structure narrative originale, sa description si juste et sensorielle de Delhi et son chant du corps féminin.
Pour Shenaz Patel, je n’hésite pas vraiment. Pour rentrer dans son œuvre, je conseillerais Le Silence des Chagos. Il est emblématique de son écriture littéraire qui interroge, qui touche par son esthétisme et son regard sur l’humain et qui révolte. La silhouette de Charlesia, avec son fichu rouge, sur le quai de Port-Louis, dans l’incompréhension de son destin, resurgit dès que j’entends parler des Chagos, ce scandale postcolonial qui n’est toujours pas réglé.
Enfin, pour Nathacha Appanah, j’hésite entre Les Rochers de Poudre d’Or qui permet de découvrir l’histoire des engagés, ces Indiens, qui viennent, sous contrat, à Maurice pour remplacer les esclaves après l’abolition de l’esclavage, et En attendant demain, qui est emblématique des thèmes centraux de son œuvre et dont la structure narrative est aboutie.

Anuradha Deenapanray-Chappard dans sa thèse en 2007 écrit : « L’énergie créatrice d’Ananda Devi invente sans cesse une littérature libérée des valeurs emblématiques, des traditions ou des obligations littéraires […] l’écriture d’Ananda Devi qui se constitue comme universelle s’impose donc comme un modèle, sans identité nationale, non en tant qu’écriture mauricienne, mais en tant qu’écriture autonome avec une identité purement littéraire. Comme elle est dépouillée de toutes sortes d’attaches, elle se vide, se construit pour vivre et grandir librement». Que pensez-vous de cette analyse ?

Cette analyse s’inscrit dans le courant de la littérature-monde : une écriture affranchie des identités, des frontières. Mais comme l’a reconnu Ananda Devi qui avait signé le manifeste, ce concept dénonçait surtout la dichotomie entre la littérature française et la littérature francophone, entre la littérature hexagonale voire parisienne et la littérature des périphéries suds que cristallisait la collection Continents noirs de Gallimard. Ananda Devi a nuancé cette idée d’une écriture affranchie de tous liens. Elle a affirmé que son île continuait à être la source de son imagination et c’est indéniable. On ne peut pas couper son œuvre de son ancrage mauricien.

Comme l’affirme Alain Mabanckou : « Pour tendre vers l’universalité, il faut aussi ramener un peu sa petite carapace qui va raconter son histoire. […] Quand je parle de Pointe-Noire, ville côtière du Congo-Brazaville, le lecteur à Brest peut penser que c’est sa ville. Je parle de mon pays, de ma ville comme un simple exemple, comme une proposition de dialogue. »

Si l’œuvre d’Ananda Devi est bien universelle, elle n’en est pas pour autant sans attaches. C’est aussi vrai pour son écriture. Loin d’être vidée de la littérature qui la précède, elle en est particulièrement enrichie et Ananda Devi ne s’en cache pas. Elle a, à plusieurs reprises, souligné l’importance de la lecture dans sa vie : des textes mythologiques hindous aux poètes soufis, des poètes mauriciens à la littérature anglaise et française. Dans son récit autobiographique, Les Hommes qui me parlent, elle rend ainsi hommage aux écrivains qui l’habitent. Elle dévoile même des influences dont elle a pris conscience après la publication, comme celle de J.M.G. Le Clézio dans son roman Le Voile de Draupadi ou celle de La Nuit Sacrée de Ben Jelloun dans Moi, l’interdite. Il est, en revanche, indéniable qu’elle joue en toute liberté avec le genre romanesque par l’importance qu’elle donne au signifiant autant qu’au signifié, comme en poésie, et une narration non-linéaire qui coupe le récit du réel pour atteindre ce qu’elle nomme le « para-naturel », une sorte d’autre dimension. Dans Indian Tango, par exemple, le journal d’une écrivaine mauricienne en quête de ses origines à Delhi alterne avec le roman qu’elle est en train d’écrire et l’auteure rencontre son personnage dans sa réalité. Son écriture est certes libre mais plus par hybridité que par rupture.

Autre intervention de l’écrivaine : « Parler des réfugiés, c’était une urgence, un cri du cœur ». Ananda Devi était l’invitée de #MOE le dimanche 5 mars 2017. Elle revient sur son dernier recueil de poésie Ceux du large (éditions Bruno Doucey), qui évoque en 3 langues (français, anglais et créole mauricien) le drame des réfugiés ». Votre appréciation ?

Elle explique qu’elle a commencé par écrire les 17 poèmes de ce recueil en français mais comme elle était aux États-Unis, elle a décidé de les traduire en anglais pour pouvoir plus facilement les partager à ce moment-là et il lui a semblé évident de les traduire également dans sa troisième langue, le créole mauricien. Ce plurilinguisme participe à mettre en lumière ce qu’elle défend dans ce recueil et dans toute son œuvre : la richesse de l’hybridité, qui devrait être accessible à tous dans un monde qui donne l’illusion que l’on peut abolir les frontières culturelles, au moins, par le voyage. En tant qu’Indo-Mauricienne, la migration fait partie de son histoire. Ses ancêtres ont franchi le kala pani, les eaux noires, pour tenter leur chance à Maurice. Ils ont côtoyé les descendants d’esclaves qui ont fait le voyage à fond de cale, les Franco-Mauriciens et les Chinois. Ces migrations subies, dans des conditions bien différentes, ou voulues, ont permis aux générations suivantes, certes avec difficulté, de s’enrichir de l’Autre. Or, force est de constater que les migrations actuelles se heurtent aux mêmes écueils, comme si l’histoire ne permettait pas d’avancer. À l’heure du progrès technologique, de la mondialisation, les images que l’on voit des conditions inhumaines de voyage des migrants et du regard qui est posé sur eux, marqué par la peur de l’Autre, sont aussi cruelles que celles des siècles précédents. Elle dénonce l’hypocrisie occidentale qui compatit devant les images des migrants mais qui ne les accueille pas. Certains poèmes sont un peu trop démonstratifs quand elle s’adresse directement au lecteur occidental mais le plus souvent, l’écriture poétique sonne juste quand elle évoque les migrants : « Grillages et clôtures / Hérissent leur ciel / Strient d’acier le froid et le verglas / Pieds enneigés ils patientent / L’espoir gèle les yeux / Qui scrutent le rien ». On retrouve également des combats qui lui sont chers, comme la dénonciation de l’intégrisme religieux qui mène au repli identitaire et à la négation du corps : « Entre les murs des temples / Les croyants silencieux glissent à genoux / N’écoutant ni l’onction de leur sexe / Ni la joie simple du plaisir ».

Est-ce l’hybridité qui les réunit, dans le sens que donne Yves Clavaron, dans son étude sur le roman postcolonial ? « Si l’on peut parler d’hybride au sens de l’hubris grecque, c’est que la réaction de l’ex-colonisé, qui se veut proportionnelle à la violence imposée par le colonisateur passe par une volonté inflexible de devenir le sujet de son discours et de son avenir, par un retournement et un décentrement du regard européen, ainsi que par une réhabilitation de l’identité aliénée, individuelle et collective. »

Oui, c’est exactement cela. Il y a de l’hubris dans leur écriture et dans les transgressions de leurs personnages. Il s’agit bien de rentrer en résistance, de ne pas accepter que l’histoire de la colonisation reste eurocentrée ou écrite par de nouveaux romans nationaux qui ne permettent pas une hybridité partagée comme c’est le cas à Maurice. En effet, à la différence des colonisateurs français qui ont œuvré à l’assimilation, la stratégie des Anglais, diviser pour mieux régner, a permis aux différentes communautés de conserver leur langue, leurs traditions, leur religion. Cette division communautaire est même constitutionnelle. Elle crée des écarts considérables entre les différentes communautés et favorise le repli identitaire. La détropicalisation de la représentation de l’île, que j’ai déjà évoquée, va de pair avec une réappropriation de cette représentation sans concession mais révélatrice de ce qu’est un pays pour ceux qui y vivent. Nathacha Appanah dénonce également, dans ses romans ancrés en France, le regard exotique en le retournant. On est toujours l’Autre de quelqu’un. Il s’agit donc de faire reconnaître l’hybridité comme une marque constitutive de la colonisation, sans en cacher les aspérités.