« Il n’avait jamais vu un lieu pareil. Une espèce de micro-communauté adossée à un tas d’ordures d’une taille exceptionnelle » : dans une vaste décharge à l’écart de la Ville, un groupe survit en triant les déchets. « Fourmis laborieuses à la recherche d’un Eldorado perdu », adultes et adolescents recyclent, réparent et vendent, jusqu’au jour où un incendie se déclare, révélant un vaste trafic de déchets toxiques et une mafia des « poisons industriels ».
« Nous sommes tous le déchet partiel ou total de quelqu’un » : la phrase en exergue du beau roman d’Elisabetta Bucciarelli donne le ton et place le récit sous le signe d’un paradoxe apparent. Si le titre semble pointer des « corps à l’écart », de la ville, de nos sociétés, des êtres en marge, « nous » faisons tous partie d’une organisation plus vaste, ne serait-ce que par notre silence ou notre refus de voir… Le roman se déroule en Italie mais rares sont les précisions de lieu : « la Ville » peut se situer partout, fable de nos modes de vie et de nos arrangements avec la légalité et les marges.
La décharge s’étend sur « plusieurs kilomètres carrés », elle ne cesse de se développer, elle est l’espace même du roman, un lieu de rebut comme une communauté ; un endroit où l’on jette, tentaculaire, presque animal et un endroit où l’on tente de survivre ; l’objet de descriptions si réalistes et paradoxalement poétiques. La décharge est dantesque, elle a son Purgatoire et son Enfer — difficile de parler de Paradis. Elle s’organise en zones : les « zones interdites », où dès les premières heures du jour sont brûlés les déchets. La « zone de vie » où se sont établis Saddam le boiteux, Lira, Iac, Argos, le vieux. Il y a aussi « la Putride » où sont jetés les matériaux non identifiables, la tour de contrôle depuis laquelle Saddam voit toute l’étendue de ce royaume à l’écart, l’espace de ce que tout ce que la ville rejette, cette étendue sans cesse en mouvement sous l’action des « Bêtes », les pelleteuses. Et « la Chose » au Nord, qui prendra de plus en plus d’importance dans le récit.
« L’ensemble formait une vision hétérogène et globalement effervescente ; on y retrouvait la Méso-Amérique, l’Inde et l’Argentine. On avait l’impression de revoir l’Afrique et la Sicile, l’Égypte et le Brésil. Ombres de goélands, pelles et excavations, presque comme une mémoire d’autres temps ».
La décharge pourrait être le personnage principal du livre mais tant d’êtres la peuplent, « différents par l’âge et l’origine, mais stables sur le territoire » : Saddam le boiteux qui a tout perdu en Turquie, après une atteinte de poliomyélite, « personne n’avait rien compris à la succession d’épisodes médicaux, tragiques et larmoyants, sauf le résultat, ce qu’il était aujourd’hui. (…) C’est ainsi que Saddam s’était embarqué pour l’Italie, parce qu’il avait pensé qu’un pays en forme de jambe pourrait sans doute lui redonner un peu d’espoir ». On le voit, la prose d’Elisabetta Bucciarelli n’est jamais dans la guimauve ou le mélo : elle dit le réel, joue d’une distance trouvée dans la poésie ou l’ironie.
Auprès de Saddam, deux gamins en rupture, Lira et Iac, Argos, géant venu du Zimbabwe, Néro le chien noir qu’a adopté Iac. Ils s’entraident, construisent peu à peu une société à l’écart. Saddam tient aux règles : quand on entre dans sa cabane, on se déchausse. Et on met la table en faisant attention à la place des couverts. Malgré les déchets, la décomposition, la débrouille, ce lieu pourrait presque fonctionner comme une utopie. Il y a l’amitié, l’entraide, la solidarité, le désir de Iac pour Silvia, fille d’un richissime chirurgien esthétique de la Ville. Mais comment oublier que la société ne veut pas admettre votre existence ? Iac « n’avait pas besoin de crier sa différence ; il se sentait déjà si étranger à presque tout, si marginal, que parfois il ne savait plus se distinguer des déchets qui l’entouraient ».
Mais quelque chose se passe qui brouille les cartes : un incendie éclate et il faudra bien admettre que « la Chose » qu’évoquent les habitants illégaux de la décharge n’est pas qu’un « mythe ». Comprendre qu’un vaste trafic criminel, lié aux déchets toxiques, se développe dans la décharge. La presse évoque l’incendie qui a pu dégager de la dioxine, les matériaux toxiques déposés à ciel ouvert, l’ouverture d’une enquête… puis tout se tasse. Qui veut savoir que le tiers-monde est en bordure de « la Ville » ? Qui pour se préoccuper du double crime, humain et environnemental ? Indifférence et intérêts financiers s’additionnent pour former une vaste chape de plomb, que soulève ce roman, refusant le silence coupable. La décharge n’est pas un no man’s land mais une métaphore de nos sociétés, des gouffres qui la scindent comme des trafics qui la gangrènent.
« Certains événements importants se passent en un instant. Il y a un avant et un après, qui s’opposent. Une maladie, une perte, une cicatrice. Certains arrivent sans raison, d’autres simplement parce que nous les déclenchons. A l’aide de nos mots, de nos gestes ou de certaines omissions. Quelque chose arrive, malgré nous ou à cause de nous. Et nous sommes déjà après ».
Corps à l’écart, au-delà de sa force romanesque et poétique, est la dénonciation sans concession d’un ordre du monde, d’une société en décomposition, gangrénée par le profit. Certains passages rappellent aussi bien la Divine Comédie de Dante que Gomorra de Roberto Saviano. Le « royaume intermédiaire des sacs plastique, le purgatoire des déchets ménagers » est aussi le terrain de trafics maffieux sur les déchets toxiques. Le récit, appuyé sur une longue enquête (en témoignent la postface comme la bibliographie en fin du roman qui recontextualisent la fable), est une dénonciation. Mais jamais il ne sacrifie le romanesque au politique. Le propos n’en est que plus percutant, dans son refus que certains corps demeurent « à l’écart » ou soient traités comme « un autre genre de déchet ».
Elisabetta Bucciarelli, Corps à l’écart (Corpi di scarto, 2011), traduit de l’italien par Sarah Guilmault, Asphalte, 2014, 220 p., 15 € — Télécharger la postface du livre