« Have you ever been to Electric Ladyland ? », chante Jimi Hendrix après avoir failli être aspiré par le trou noir des dieux qui font l’amour, ce court et étrange tourbillon par quoi débute son disque culte. Tout est prêt pour le voyage, le tapis volant, les dames électriques et, pour finir, les anges. « La statue d’un ange, ou plutôt d’une fée souriante – car, contrairement à la statue, les anges n’ont pas de seins », se méfie Hoyt Stapleton, héros du onzième roman de Christian Garcin, Les oiseaux morts de l’Amérique. Et c’est cette figure de fée, enseigne du Blue Angel Motel, qui orne la belle couverture du roman, son premier à paraître chez Actes Sud. Elle capte à merveille la mélancolie légère et vintage qui traverse le récit, comme dans un film de Todd Haynes. C’est le symbole d’un Las Vegas mythique aujourd’hui en déshérence ou disséminé entre les buildings, casinos et néons clinquants, les tunnels et autres zones inhospitalières, entre les marchands du jeu, les touristes et les environ mille SDF qui vivent dans les tunnels et canalisations creusées pour protéger la ville contre une brusque montée des eaux. Cependant, n’attendez pas de ce roman à une sorte de réalisme social, ou seulement par ricochets, par petites touches, qui rappellent que même une fable ne saurait pas sortir de son environnement, de son contexte historique, malgré les trous noirs et d’univers parallèles, qui rythment le récit.
Tout est question de rapidité et de circonspection, c’était déjà le fil conducteur de son roman précédent, Les vies multiples de Jeremiah Reynolds (Stock 2016). Il fallait être au bon endroit et au bon moment pour être sûr d’être parmi les élus de l’histoire, faute de quoi on était condamné à l’oubli. La terre creuse, ouverte à ses extrémités, enfermant un autre univers inconnu, peut-être supérieur et meilleur que celui que nous connaissons, s’y est avérée être une chimère. Pour sortir de cet espace troué et finalement bouché, le moteur narratif des Vies multiples, Christian Garcin nous invite dans son nouveau roman à voyager dans le temps. Le rêve de pouvoir s’extirper d’une mauvaise existence par un voyage dans le temps est un sujet récurrent de la fiction littéraire et cinématographique, probablement des religions aussi, qui nous promettent le paradis après avoir traversé « la vallée des larmes » (Psaume 84). C’est un mécanisme déjà en cours dans le fonctionnement de notre mémoire. Comme notre vie est insaisissable dans le présent même, un instant fugace qui ne cesse de se dérober malgré tous nos efforts poétiques (« je dis à l’instant : reste donc, tu me plais tant » J. W. Goethe, Faust 1), notre existence s’épanouit dans le souvenir, faute de pouvoir se projeter dans l’avenir. Cela ne veut pas forcément dire que ce passé remémoré nous réserve une issue praticable, c’est le plus souvent l’inverse comme le révèle le bilan provisoire de Jeremiah Reynolds :
« [I]l traçait ainsi diverses passerelles mentales reliant l’une à l’autre les principales étapes qui avaient jusqu’à présent constitué l’essentiel de sa vie, et il ne voyait rien que de très confus, comme une toile d’araignée dense et folle, indéchiffrable, dans quoi il était impossible de déceler quelque élément que ce fût qui lui indiquât une marche à suivre. »
Hoyt Stapleton, narrateur des Oiseaux morts de l’Amérique, a lui aussi de bonnes raisons pour s’évader de temps à autre de son existence précaire de SDF. Avec deux comparses, vétérans de guerre comme lui, il partage la sortie d’un de ces tunnels de Las Vegas, déjà évoqués. Vivre dans un tunnel d’évacuation d’eaux pluviales n’est pas sans danger, même si Las Vegas se trouve entouré du désert de Mojave et qu’il y pleut rarement. En cas de pluie torrentielle il reste peu de temps pour mettre ses affaires et soi-même à l’abri. En dehors de ces désagréments, Hoyt n’est pas du genre à se plaindre de sa vie, il est plutôt quelqu’un qui la prend avec stoïcisme, de la même manière qu’il pisse tous les matins dans les fourrées non son prévenir les mulots, de la manière aussi dont il offre un sourire bienveillant à ses compagnons sans pour autant répondre à leurs questions et sollicitations. S’il mène une vie assez improbable entre les lectures de livres qu’il récupère dans les ordures, et des escapades dans le temps, son personnage n’est pas moins attachant par ce qu’il possède comme intelligence pratique, sans être dénoué de réflexion. Si l’auteur du livre ne prétend pas pour autant donner une parole aux sans-voix, aux marginaux dont nous ne partageons d’habitude que peu de choses, c’est à travers sa vie que nous découvrons un monde bien plus grand que celui des tunnels à la périphérie des instances décisives de notre globe. La devise d’Hoyt pourrait être inspirée du bilan que Jeremiah Reynolds tire à la fin de sa vie :
« De plus, le souvenir de quelques lectures passées venait interférer, de sorte qu’il ne savait plus très bien s’il avait vécu lui-même telle ou telle situation, ou s’il l’avait simplement imaginée, en tournant les pages d’un livre, l’œil de l’esprit remplaçant au fil des ans la vaillance du corps et la force des souvenirs directs. »
Du moins ses voyages dans le futur, après avoir être motivés par sa rencontre avec un ex-étudiant en astrophysique, ont été bien davantage portés par son imagination et ses lectures. Nous aussi, nous pourrions nous installer dans cette incertitude entre vie réelle et imaginée si l’on ne se heurtait pas à ce qu’Hoyt Stapleton découvre au gré de ses « voyages ». Il y a des souvenirs plus ou moins assumés, plus ou moins enfouis, douloureux, ceux que justement les voyages dans le temps lui imposent et révèlent en partie contre son gré. Un de ses anciens compagnons de route, le dit ex-étudiant en astrophysique lui avait révélé que voyager dans le temps était une question de vitesse et de relativité, dépendant du point de vue de l’observateur, comme l’indique la citation d’Einstein en exergue du roman : un scarabée aveugle ne se rend pas compte qu’en marchant sur une surface incurvée, il suit aussi un trajet incurvé, par contre un observateur saisit l’ensemble. L’ex-étudiant va plus loin, il plaide pour l’interchangeabilité du temps et de l’espace :
« L’espace et le temps, avait dit un jour O’Reilly un peu ivre, sont en fait deux apparences d’une même réalité. Ils sont interchangeables : à l’approche d’un trou noir par exemple, le temps se change en espace, et l’espace en temps. »
C’est aussi ce moment de bascule entre l’espace et le temps, où la « terre creuse » de Jeremiah Reynolds se transforme en temps à parcourir dans Les oiseaux morts de l’Amérique. Si Hoyt capitule devant la vitesse de lumière nécessaire à atteindre pour aller dans le futur, il se dit que la pensée pourrait être plus rapide encore et donc faire l’affaire et remédier à la défaillance de son corps qui n’atteint pas la vitesse de lumière. Il commence ainsi par s’imaginer des passages dans le futur, qu’il consigne dans des carnets de notes, ses archives du futur. Le passé, dans un premier temps, est trop associé à la guerre du Vietnam, dont il n’aimerait pas trop remuer les souvenirs. Et d’après ce qu’O’Reilly lui a appris, le passé est encore plus verrouillé que le futur : il faut atteindre un univers parallèle par un trou de ver, passage hypothétique vers un futur parallèle, pour ainsi dire éviter l’impact sur le présent qu’il est en train de vivre et ne pas s’exposer au paradoxe que par exemple la trilogie cinématographique Le retour au futur utilise comme dispositif narratif : provoquer la mort ou empêcher la naissance de son futur père par exemple. Malgré ces réserves et aussi sa propre appréhension du passé trop associé à la guerre du Vietnam, Hoyt finit par se dire que viser un temps de son enfance par conter pourrait être agréable, distrayant et sans danger :
« plutôt que d’aller visiter l’an 2222 où il fera trop chaud, où la plupart des zones côtières seront englouties, où auront disparu Amsterdam, Sydney, New York et la Micronésie, ou le Royaume-Uni sera un archipel, la Bretagne une île et le Nord de la Russie émietté en une multitude d’îlots, il pourrait tout aussi bien retrouver la cuisine de son enfance au printemps 1950, sortir ensuite sur la pelouse avec le gamin qu’il avait été et lui souffler à l’oreille la meilleure manière d’attraper les lézards. »
Retrouver cette enfance lui semble prometteur dans le sens où elle n’est pas encore entachée de ce qu’il a vécu ensuite, la guerre du Vietnam, le retour, la mort de sa mère, la déchéance. Ses deux compagnons sont plus jeunes, vétérans de la guerre d’Irak et d’Afghanistan, mais ils partagent avec lui souffrances et destins proches. Autrement dit, au retour de la guerre la plupart des vétérans peinent à reprendre leur vie antérieure, voire échouent, leurs familles s’il y en avait se sont désagrégées pendant leur absence, ou le font à leur retour comme tout leur environnement social antérieur. S’ils n’ont pas la chance d’être pris en charge par un des rares foyers spécialisés, et ce n’est pas une protection à toute épreuve non plus comme on peut le constater dans de nombreux documentaires (cf. Of men and war (2014) de Laurent Bécue-Renard), ils finissent le plus souvent dans la rue. L’alcool aidant, ils tentent d’oublier ou de s’accrocher à ce qui leur reste, à une communauté d’infortune, qui leur garantit une attache, des habitudes partagées, un minimum d’entraide. C’est aussi le contrat tacite qui lie Hoyt Stapleton aux deux autres vétérans de guerre, Steven Myers et Matthew McMulligan. Dotés de caractères assez proches, bienveillantes et pacifiques, ils évitent en plus d’échapper à la violence des uns contre les autres, qui rythme la vie de beaucoup d’autres SDF dans leur entourage. Ils exercent même leur force apaisante sur les autres, donnant un exemple de stabilité des rapports sociaux qui se jouent des contraintes et humiliations que la société marchande leur réserve.
Le rapport au temps et aux déplacements est un liant fort entre les romans de Christian Garcin, et en le lisant on y avance comme si quelque chose se précisait au fur et à mesure dans l’évolution de son écriture, si ce n’est pas provoqué par les sujets qu’il aborde. C’est comme si ses romans se parlaient entre eux. Dans Selon Vincent (Stock 2014, ressorti en poche Babel 2017), le personnage de Vincent se trouve comme piégé dans une « boucle temporelle », suivant une personne qui court devant lui et lui ressemble jusqu’aux habits. Vincent revient sur ses pas entre dans la fameuse boucle d’Escher où on tourne spatialement en rond sauf qu’ici c’est le temps qui est rembobiné. Cela dit, ce sont des errances que de nombreux romans et films de science-fiction ou fantastiques exploitent également (cf. Inception (2010) de Christopher Nolan, Donnie Darko (2001) de Richard Kelly, ou encore l’univers de Philip K. Dick, cité explicitement par Christian Garcin). Une étrange paralysie qui affecte le personnage de Vincent n’est pas sans rappeler les difficultés d’Hoyt Stapleton pour avancer à l’intérieur de ses voyages dans le passé. Plus il y retourne, plus ses mouvements sont entravés et ralentis, assez proches de cette « paralysie partielle » décrite par Vincent :
« C’était une étrange sensation : comme si un trou béant, une profondeur insondable, s’était creusé en moi, et que dans le même temps ce trou se trouvait chargé d’un poids considérable. C’était un vide plein, en somme. Un gouffre d’une densité effrayante. En astrophysique, on appelle cela un trou noir, si dense que la lumière elle-même ne parvient pas à y échapper ».
Pourtant, l’expérience d’Hoyt est moins anxiogène, au contraire se donne un air « insouciant, oublieux et printanier », comme il le dit lui-même, jusqu’à l’ennui presque, elle est plus atténuée par la patine d’une enfance bercée dans les chansons douçâtres de Doris Day, d’Al Martino, de Bing Crosby, de Nat King Cole et d’autres et illuminée par une « Chevrolet Bel Air 1950 grenat ». Cependant, en dehors d’une certaine monotonie évoquée par le décor immuable de ce printemps 1950, il constate que plus il se rend à ce moment précis de sa vie qu’il aimerait pourtant explorer en profondeur, plus il est limité dans sa mobilité. L’événement est chargé d’émotions, et cela lui pèse physiquement comme le trou noir évoqué plus haut, d’autant plus qu’il concerne un départ en guerre dont le soldat en question ne reviendra pas, et dont la mort se trouve étrangement anticipée par celle d’un chiot fauché par une voiture. Tous ces êtres du passé sont doués d’une force de réincarnation, toujours aux yeux d’Hoyt, les limites entre imagination, hallucinations et vécu ne sont pas très nettes. Est-ce qu’il voit réapparaître Maureen, petite amie de son enfance, vingt ans plus tard à côté du Blue Angel Motel et monter dans une Toyota verte, tout près d’une Chevrolet Bel Air 1950 grenat en stationnement, exactement comme celle de son enfance, près de son « logement » actuel, est-ce que le petit chiot qui l’adopte est une réincarnation de celui mort pendant son enfance ? En l’appelant Armstrong, il fait inconsciemment un rapprochement, mais il ne saurait rien dire avec certitude, nous non plus, le flou est entretenu et les parois entre présent et passé sont bien plus perméables que dans le trou noir des astrophysiciens. Par contre, les expériences sont convoquées autant que les auteurs de récits fantastiques ou encore des poètes pour appuyer les possibilités de glissements temporels et spatiaux. Ce sont les références intertextuelles auxquelles nous sommes habitués dans les derniers romans de Christian Garcin.
Dans Les oiseaux morts, cela paraît d’autant plus naturel comme Hoyt Stapleton est un grand lecteur et lit tout ce qu’il trouve dans les poubelles autour du Blue Angel Motel. C’est une étrange bibliothèque éphémère qu’il se constitue de cette manière, dont les éléments les plus importants se trouvent consignés dans ses carnets, seule chose écrite qu’il garde dans son abri. Les lectures, les poèmes accompagnent comme des commentaires ses escapades, sans pouvoir leur donner plus de sens au-delà des instants épiphaniques qu’il vit à travers elles. Mais c’est un tout autre document qui va déclencher un souvenir indépassable, c’est une fiche signalétique d’un des SDF de son entourage, dont il découvre par ce biais le vrai nom. Mais je ne vais pas « divulgâcher », c’est le moment le plus inattendu dans le roman et son résumé pourrait être ce qu’Hoyt pense dans un de ses moments d’introspection : « Nous naissons et sommes désorientés par l’impensable du réel ». Je vous laisse vous débrouiller avec cela et « si on peut, on continue avec, c’est déjà pas mal ». Mais peut-on vraiment rien faire pour se « réorienter » ou au moins pour se consoler de cette désorientation existentielle ?
À en croire Hoyt Stapleton, oui, on se raconte des histoires, on tord le réel, que, par moment, on chasse par un mouvement de la main comme s’il était une mouche, et tout à l’instar du poème « The garden of love » de William Blake, qu’Hoyt cite à deux reprises comme un leitmotiv paradoxal, entre la vie, l’amour et la mort :
J’allai au jardin d’amour / Et je vis ce que jamais je n’avais vu : / Une chapelle était bâtie au milieu / Là où, sur le gazon, j’avais coutume de jouer. / Et les portes de cette chapelle étaient closes, / Et au-dessus était inscrit : “Tu ne dois pas entrer” ; / Alors je revins au jardin d’amour / Que parsemaient tant de douces fleurs. / Mais je vis qu’il était rempli de tombes / Et de dalles où auraient dû être les fleurs : / Des prêtres en robes noires y passaient et repassaient, / Attachant avec des ronces mes joies et mes désirs.
Ce n’est certainement pas un hasard que Garcin traduise en même temps un recueil de poèmes de David Kirby, Haha. Le ha-ha (ou saut-de-loup), mur au milieu d’un fossé, fut dans l’antiquité une fortification pour ralentir les assaillants, il est toujours utilisé comme clôture en Angleterre, qui entre autres « permet la présence de vaches et de moutons sur votre pré – mais à une agréable distance, évitant la malodorante inélégance d’une trop grande proximité » (notice d’éditeur). Ainsi, tout en nous protégeant, Les oiseaux morts d’Amérique — il y est vraiment question d’oiseaux morts, mais je vous laisse découvrir — permettent la présence d’un grand nombre d’éléments perturbateurs et irritants, voire dramatiques, ils nous conduisent devant des portes closes autant qu’ils nous introduisent dans des tourbillons pleins de promesses.
Christian Garcin, Les oiseaux morts de l’Amérique, Actes Sud, janvier 2018, 224 p., 19 € — Lire un extrait
Christian Garcin, Selon Vincent, Actes Sud, Babel, 2017, 336 p., 8 € 80
David Kirby, Haha, trad. Christian Garcin, Actes Sud, 2018, 112 p., 15 €
Extra : Jimi Hendrix, « And the Gods made Love », Electric Ladyland, 1968