Tribune : Pour l’enseignement des écrivains francophones du Sud

« Chaque année, lors de la journée du 20 mars, on est ainsi sommé de se souvenir que l’on  » partage » une langue avec d’autres nations et d’autres peuples. On danse, on chante, on récite de la poésie, on révise sa grammaire et on recompte ses pays membres, tout en retraçant avec fierté la géographie des pays de la planète où la langue dite de Molière a laissé sa marque postcoloniale ».

Comme l’écrit Lydie Moudileno, ce 16 février 2018, c’est le moment de réfléchir à nouveau à ce que l’on entend par « Journée de la francophonie ». Pour nous c’est plaider pour le recul de l’ostracisme qui frappe les écrivains francophones dans l’enseignement français… et regarder ce qui ne se fait pas chez soi avant de porter un regard accusateur ailleurs.

L’actuel président français semble avoir voulu rompre avec les discours antérieurs sur la francophonie, devant les étudiants à Ouagadougou, en novembre 2017, en déclarant : « La langue française a son point d’équilibre quelque part entre Kinshasa et Brazzaville, bien plus qu’entre Paris et Montauban. Cette langue française a dépassé l’Hexagone, elle a parcouru le monde entier et elle est ce qui nous unit […] Il y a bien longtemps que la langue française n’est plus uniquement française. Elle est autant, voire davantage, africaine que française. » Il a alors choisi comme porte-parole de cette mission le prix Goncourt 2016, Leïla Slimani, sans doute la plus « Française » des francophones, celle qui montre le chemin : éviter de trop laisser deviner son « origine » dans son écriture ; bien se fondre dans l’écriture française.

Des écrivains et intellectuels concernés au premier chef se sont exprimés. Nous les citons dans notre tribune et nos références. Nous abordons un point qui ne nécessite pas une re-considération de la politique étrangère de la France et qui est à la portée de n’importe quelle institution de transmission et de formation. En effet cette tribune n’entre pas dans le débat de la Françafrique (la complaisance de la francophonie institutionnelle vis-à-vis de régimes africains), de l’aide aux pays du Sud (quels sont les vrais enjeux stratégiques de la France), de la place du français en Afrique (avec la charge habituelle contre l’anglophonie) mais s’intéresse à la question de la transmission de créations et de savoirs dans l’hexagone. Je suis taraudée depuis longtemps, et plus particulièrement depuis que je réside en France et que j’y ai enseigné, par l’écart entre les déclarations sur la langue française et la mise à l’écart des écrivains francophones dans la formation.

La première question est d’expliquer pourquoi on introduit une distinction entre écrivains francophones et écrivains français alors que tous useraient de la même langue. Ce qui est d’ailleurs à démontrer. Dans l’intention voilée des partisans de l’anti-distinction : faire disparaître un peu plus ces écrivains en faisant disparaître un qualifiant qui les distingue. Or on sait très bien que l’appellation « écrivains francophones » ne désigne pas tous les écrivains usant de la langue française comme langue de création. Certains ont été immédiatement intégrés dans le grand corpus de la littérature française – Henri Michaux, Marguerite Yourcenar, Samuel Beckett par exemple – quand d’autres font de timides apparitions dans les programmes et les manuels, le plus souvent comme scansion exotique. Aussi est-il utile d’avancer une distinction de la distinction !… Car les « francophonies littéraires » ou les œuvres littéraires en langue française désignent une réalité littéraire d’une complexité extrême. On peut distinguer les francophones qui le sont devenus par leur histoire individuelle ou celle de leur société et les « francophones » des anciennes colonies ou des exilés de pays dominés. On ne percevra pas de la même façon un Gaston Miron, un Agustin Gomez-Arcos ou un Hector Bianciotti, ou un écrivain des « francophonies des Suds » : L.S. Senghor, Cheikh Hamidou Kane, Aimé Césaire, Kateb Yacine, Tchicaya U Tam’si, Assia Djebar, Maryse Condé ou Aminata Sow Fall ; et, associés à eux les exilés des dominations des Suds qui choisissent la France comme résidence et sa langue, redimensionnée dans l’espace de leur propre culture, comme langue d’expression littéraire. C’est à elles et eux que cette tribune est consacrée.

Si les premiers ont leur place dans les cursus de formation en France (on pourrait rechercher pour s’en convaincre, depuis quand Ionesco, Beckett ou Nancy Huston existent dans les manuels scolaires et les cours de littérature ?), peut-on en dire autant des seconds ? Non, bien évidemment.

Et je rejoins alors la revendication de Véronique Tadjo lorsque, dans sa réponse à la « Lettre ouverte » d’Alain Mabanckou du 26 janvier 2018, elle écrit : « Il est grand temps d’inscrire la littérature du Sud dans l’imaginaire du monde francophone occidental […]. Quant à la littérature française, elle a sa propre histoire et ses propres canons. Les écrivains africains, tout en partageant la même langue, ont des préoccupations et une vision du monde qui leur sont particulières. La littérature écrite en français n’a pas besoin de se réclamer de la littérature française pour exister. C’est cette différence qu’il faut célébrer avant tout, car là se trouve la vraie francophonie débarrassée de son passé colonial ».

L’écrivaine franco-ivoirienne parle d’écrivains africains mais on peut élargir ses propos aux écrivains de toute l’Afrique, Maghreb Machrek compris, aux écrivains caribéens (non seulement ceux des Antilles françaises mais de Haïti), aux écrivains de l’Océan indien, de l’Asie. Et aujourd’hui aux écrivains iraniens, afghans, turcs, palestiniens et d’autres encore qui écrivent en français et, à travers cette « langue commune », nous ouvrent au monde.

Intégrer ces écrivains dans les cursus de formation, en culture générale pour tous et en culture approfondie pour les cursus littéraires, c’est prendre en charge une Histoire littéraire de la France qui ne fasse pas l’impasse sur son rapport au monde, que ce rapport ait été conflictuel ou plus apaisé. On peut rêver que, dans un avenir proche, on ne puisse plus lire de témoignage comme celui que je vais citer (qu’il serait facile de multiplier) et remédier à cet état de fait déplorable par le biais de programmes dûment estampillés par l’institution d’une réforme de l’enseignement – une de plus direz-vous…– mais celle-ci répondrait aux propos de Ouagadougou. Ce témoignage a été publié dans Le Monde du 25 février 2016. Il est de Lydia Ingabire, d’origine rwandaise, qui a étudié en France mais qui n’a découvert ces écrivains qu’aux États-Unis. Elle écrit ceci à la romancière nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie :

« En 2009, écrit-elle, j’ai eu la chance de faire ma troisième année de licence d’anglais sur un campus américain et c’est là que je vous ai découverte, Chimamanda. Après douze années en France et un bac littéraire, je n’avais que très peu ou jamais vu des auteurs noirs dans les programmes scolaires. Dans cette université américaine, j’étais au cœur des études africaines, là où parler des Noirs est normal, parler des rapports entre les Noirs et les Blancs n’est pas tabou, et parler de l’Afrique ne semble gêner personne. Nous lisions, entre autres, Chinua Achebe, Zora Neale Hurston, Wallace Thurman, Cheick Anta Diop. Les références à Frantz Fanon et Aimé Césaire ne manquaient pas. […] C’est lors de ces cours que j’ai commencé à me rendre compte que je pouvais exister telle que je suis et non pas telle qu’on voulait me définir, notamment à travers l’histoire de mon pays, la seule que tout le monde croit connaître, celle du génocide. En France, il est d’autant plus difficile de parler de ce sujet en étant rwandais, d’origine rwandaise ou réfugié rwandais. Tout le monde a entendu parler du Rwanda, tout le monde a un avis sur les événements qui ont eu lieu au Rwanda et sur le Rwanda nouveau ».

Moins catégorique, Sami Tchack, en 2002, dans la postface de Désir d’Afrique de Boniface Mongo-Mboussa, écrivait à propos des écrivains africains mais ici aussi la remarque pourrait être élargie aux autres ensembles littéraires que nous venons d’évoquer : « La littérature africaine, surtout dans l’espace français, n’est suffisamment visible que dans les universités où existent des départements qui lui sont consacrés, lors de certains salons du livre et de certains colloques. Elle emprunte donc comme des chemins clandestins où chacun pourrait être le maître du moment sans forcément représenter grand-chose dans le concert mondial des littératures. Cette situation durable, structure, au-delà des ambiguïtés établies entre les colonisateurs et les colonisés, les rapports entre les auteurs africains d’une part, et les éditeurs, les critiques littéraires et les libraires, d’autre part.[…] Et quel impact une littérature réduite à la clandestinité peut-elle avoir sur l’évolution des idées et des littératures ? […] qui peuvent-elles influencer, puisque, dans n’importe quel coin du monde, on peut écrire en les ignorant ? Qui s’est soucié de l’importance, dans l’évolution des idées, d’un roman comme Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, grand livre qui rompait dans les années 60, bien avant Le sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner, avec le facile manichéisme de certains auteurs africains ? Qu’attend-on finalement de cette littérature ? Qu’elle apporte un imaginaire spécifique ? Qu’elle bouscule les règles de la langue ? Qu’elle soit comme une gardienne de la langue ?
Quelle que soit la réponse donnée à ces questions, on ne peut éviter de se demander : qui croit vraiment en cette littérature au point de souhaiter à son égard un traitement au moins respectueux ? »

N’enseigne-t-on pas ces littératures par crainte de tout ce qu’elles véhiculent de problématique sur le passé ? Parce que, comme l’a écrit le grand écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma : « Nous écrivons une littérature d’une mauvaise conscience, la littérature de la mauvaise conscience de l’Occident et de la France ».

Même les départements où leur enseignement existait disparaissent progressivement dans l’université française, adroitement marginalisés ou effacés par des universitaires franco-français soutenus par l’institution. Aujourd’hui, il faut les chercher à la loupe. Simple vérification ? Chacun peut mener sa petite enquête auprès de licenciés en Lettres Modernes : combien d’auteurs francophones ont-ils étudiés ? Vous serez édifié par la réponse.

On ne peut nier certaines incitations périphériques voulues par des enseignants, mais il n’y a pas de reconnaissance académique pérenne. Ces auteurs ne surgissent dans les médias qu’à la faveur d’événements socio-politiques particuliers : la guerre civile en Algérie, le séisme en Haïti, la mort de Césaire… En problématisant l’approche, on peut tenter de comprendre cette relative invisibilité et permettre à ces œuvres d’être sollicitées pour leur portée esthétique plus que pour leur portée sociologique, sans négliger néanmoins l’apport anthropologique qu’elles offrent pour la connaissance de cultures et de sociétés différentes. Comme le notait Léonora Miano, sur son site, en 2008 : « Même à l’heure de la littérature-monde en français au sein de laquelle tous les auteurs de langue française sont supposés jouir d’une considération égale, il semble que la France ait du mal à se défaire de l’idée selon laquelle il existerait une grande littérature française, ayant une petite sœur francophone. Aussi, les auteurs originaires d’Afrique, de la Caraïbe ou des banlieues françaises, ne sont-ils pas encore perçus comme des artistes, avec une singularité et un projet esthétique. Leurs ouvrages sont encore lus comme des témoignages, et pas vraiment comme des œuvres de l’esprit ».

On peut rappeler la formule forte et connue de l’écrivain algérien, Kateb Yacine, « le français est notre butin de guerre » ou les propos de Dany Laferrière : il a « épousé » le français sans réticence quand, au Québec, il l’a découvert comme une langue dominée.

Tout écrivain est celui qui domine sa langue d’expression différente, même quand le français est sa langue dite maternelle, de la langue qu’il crée. Or, les écrivains francophones ont accompli un travail d’appropriation passionnant. Édouard Glissant à la question qui lui a été posée dans Le Monde du 17 mars 2006, « êtes-vous un écrivain francophone ? », a répondu : « Je suis partisan du multilinguisme en écriture, la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres. C’est-à-dire que j’écris en présence de toutes les langues du monde, y compris celles que je ne comprends pas, simplement par affinité. C’est une donnée nouvelle de la littérature contemporaine, de la sensibilité actuelle : fabriquer son langage à partir de tant de langages qui nous sont proposés, par imprégnation, et par la télévision, les conférences, les musiques du monde, poèmes islandais ou chants africains. Non pas un galimatias, mais une présence profonde, et peut-être cachée, de ces langues dans votre langue ».

On comprend que l’écrivain refuse une étiquette, surtout lorsqu’elle est discriminante comme c’est le cas de « francophone » vs « français » Ce n’est pas le refus de l’appellation qui supprimera le problème qu’elle pose. C’est cette discrimination qu’il faudrait supprimer. Et répondre, tranquillement comme Henri Lopès : « Disons que je suis un écrivain français qui puise dans son fonds culturel commun. Si je me définis comme francophone, c’est que je me reconnais le droit de plier le français en fonction de mes besoins culturels propres […] Bref, quand on est francophone, on n’appartient pas à une seule équipe, on ne loge pas dans une seule pièce ».

Il faut les intégrer pleinement si l’on conçoit l’enseignement de la littérature comme porteur de questionnements approfondis sur le rapport essentiellement culturel qu’est l’élaboration d’une langue littéraire. S’intéresser aux francophones permet alors aussi de revenir aux écrivains français autrement. Ne plus se contenter de les mettre à la une dans l’ex-métropole au moment d’une actualité dramatique. Un bel exemple avec les écrivains haïtiens et le séisme de 2010 ; mais aussi par l’évolution médiatique, pour l’Algérie, d’un Boualem Sansal, d’un Yasmina Khadra ou d’un Kamel Daoud. Ainsi, si ces écrivains appartiennent à différentes communautés, il serait temps qu’ils soient intégrés, de plein droit, à la communauté des écrivains de langue française enseignés dans les programmes.

Celle-ci s’ajouterait aux trois autres communautés auxquelles ils appartiennent : une communauté de référence, celle de leur origine à laquelle ils ne renoncent pas quel que soit leur choix résidentiel et à laquelle les agents de transmission ne renoncent pas non plus puisqu’ils les désignent toujours comme « franco-quelque chose » : les premières pages des Identités meurtrières d’Amin Maalouf sont éloquentes à ce sujet ; une communauté de transition lorsqu’ils s’exportent, dans des échanges internationaux – en dehors donc de leur pays et de la France –, sur la base de leur langue d’écriture… Ce qui permet d’entonner des hymnes à l’universalité de la langue française mais de constater aussi de réelles rencontres et convergences entre différents créateurs ; enfin, au hasard des salons des livres ou autres rencontres, on peut parler d’une communauté de circonstance et de circulation, selon telle ou telle manifestation culturelle : dans ce cas, il serait plus exact de parler de « tribu ». Lors des Salons du livre, on voit ainsi passer cette « tribu » composée, selon l’actualité du pays qu’ils représentent et les disponibilités des uns et des autres, d’un Tunisien, d’un Congolais, d’un Haïtien, d’un Martiniquais, d’une Mauricienne, d’un Algérien, etc. Peu importe leur appartenance ou non à la « communauté nationale », la leur ou la française. Le livre publié par Michel Le Bris et Jean Rouaud, Pour une littérature-monde, chez Gallimard en 2007 en est un bel exemple. La bande rouge commerciale alignant pas moins de 27 noms où les écrivains français font pâle figure… si l’on peut dire !

Les écrivains pendant la colonisation étaient moins médiatisés, trop liés sans doute avec les grands mouvements de décolonisation pour l’être en dehors de circuits militants anticolonialistes ; ils situaient leur place, leur rôle et leur combat de façon claire. La situation des écrivains francophones aujourd’hui est moins périlleuse mais plus délicate. Pour ces écrivains qui veulent créer et se faire reconnaître par leur création, la route est ardue. Chacun d’eux demande un examen précis pour comprendre sa démarche. Selon leur communauté d’origine, ils n’ont pas la même perspective d’avenir en ce qui concerne leur visibilité ou leur invisibilité.

Le champ littéraire francophone, parce que transnational est peut-être une force d’ébranlement des centres décideurs. Les écrivains francophones sont à la fois écrivains de l’ancrage – dont les mots-clefs seraient racine, polarisation identitaire –, et écrivains du déplacement – dont les mots-clefs seraient intranquillité, nomadisme. Ils ne peuvent échapper à l’Histoire dont ils sont, en partie, le produit : dans cette Histoire, le pays qu’ils représentent est périphérique dans le grand concert orchestré par l’Europe et les Etats-Unis. Nombreux sont ceux qui, dans et par leur écriture, tentent d’échapper à l’âpre histoire des dominations, pour s’affirmer comme individu(e) créateur(rice) migrant(e), dans le gommage d’un ancrage unique. Ils oscillent entre deux « centres », celui attaché à la notion de « métropole » récusée par la décolonisation mais à laquelle ils se heurtent sans cesse sans pouvoir l’effacer (dans un mouvement centrifuge de déviation) et celui de la culture liée à une reconquête historique (dans un mouvement centripète vers l’autre centre, se heurtant au refus de ce « centre-là » de les reconnaître par une mise à l’écart institutionnelle et idéologique).

Aussi ces écrivains n’ont pas une position définitivement déterminée mais des positionnements qui peuvent aller d’un centre à l’autre selon les séquences de leurs parcours, de leurs résidences avec choix, contraintes et réceptions. De plus en plus souvent, les écrivains francophones d’aujourd’hui exigent à la fois d’être inclus dans la communauté nationale française (même si celle-ci ne lui fait pas la place qu’elle devrait avoir) tout en continuant à vivre leurs appartenances d’origine sans se séparer de la communauté nationale.

« Au commencement » – il n’y a pas si longtemps –, étaient les francophones invisibles, immédiatement intégrés à la littérature française (Ionesco, Beckett, Elsa Triolet) et les francophones visibles et marginalisés, la formule désignant alors exclusivement les écrivains des colonies. L’extension du phénomène a progressivement obligé à re-situer les invisibles – en leur restituant leur origine – mais sans avoir à les déplacer car ils étaient déjà dans les dispositifs de transmission ; et à mieux prendre en considération les autres. Le processus est lent car ces autres entraient en langue française et en création par la violence des thématiques et des usages linguistiques. Si les écrivains francophones introduisaient d’autres « musiques » de la langue, ils imposaient aussi une autre vision de la France – coloniale –, qui n’était pas « recevable » et ils laissent voir aussi aujourd’hui les plis masqués et hégémoniques de la mondialisation. Il ne fait pas de doute qu’entre les francophones des colonies ou ex-colonies et les autres, il y a la même distance qu’entre l’importun et l’invité, entre une francophonie explosive et une francophilie déclarée, entre une francophonie critique et une francophilie intégratrice. Ce rapport à la pluralité linguistique est difficile à intérioriser en France car, comme l’écrit Achille Mbembé : « Le plus grand obstacle au développement de la langue française est le narcissisme culturel français. Le français a toujours été pensé en relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le centre du monde ».

On peut (re)lire l’article de Nancy Huston, « La morgue de la reine » : « Le mieux qui puisse arriver à la langue française aujourd’hui, c’est qu’elle se laisse irriguer, assouplir, « arranger » par des rythmes et des syntaxes venus d’ailleurs, qu’elle cesse de se comporter en reine agacée et se mette à l’écoute de ses peuples ».

Elle a des atouts certains dans les textes francophones car comme le rappelait récemment Françoise Vergès : « Le vocabulaire en langue française qui parle d’émancipation, de décolonisation a circulé sans visa et sans institutions gouvernementales. Il y a un français dont se sont saisis Frantz Fanon, Aimé Césaire, Édouard Glissant, Maryse Condé, Kateb Yacine, Assia Djebar, Aminata Sow Fall, Sony Labou Tansi et tant d’autres. Écrivains, artistes, chercheurs n’ont aucune hésitation à écrire ou à parler en français ».

Yann Gwet évoquait les enjeux stratégiques de la Francophonie, dans sa tribune récente, et soulignait surtout le rôle géopolitique de cette institution. Si l’on commençait par introduire systématiquement ces grandes voix du monde dans la formation de l’imaginaire littéraire de chaque citoyen français, ce serait peut-être une aide conséquente à la construction d’autres regards ?