Les sentiers de l’ouvrier : le Paris des artisans britanniques (1815-1850)

Sabine Reungoat et Fabrice Bensimon, Les sentiers de l’ouvrier, le Paris des artisans britanniques (1815-1850) © éditions de la Sorbonne

Fabrice Bensimon, enseignant-chercheur à l’université Paris-Sorbonne, spécialiste de la Grande-Bretagne au XIXe siècle, Research Fellow au London University College, et Sabine Reungoat, maître de conférences en civilisation britannique à l’Université Paris-Est Créteil, ont uni leurs efforts — le premier pour ce qui concerne la recherche, la seconde pour la traduction des textes ainsi trouvés — pour faire découvrir un pan méconnu et commun à l’histoire de la France, du Royaume-Uni et de Paris : le résultat est un ouvrage tout à fait édifiant et inattendu de 136 pages, publié aux éditions de la Sorbonne en novembre 2017.

Au XIXe siècle, des milliers de Britanniques émigrent vers le continent. Parmi eux, des artisans qui sont venus travailler quelque temps, avec l’idée de dispenser leur savoir-faire acquis et développé de l’autre côté de la Manche, mais aussi de mieux gagner leur vie. Mécaniciens, ouvrières du lin et du jute, dentelliers, cheminots, terrassiers ou bien encore travailleurs du fer, la variété des talents et des métiers est large et étonnante. Ils et elles sont venus utiliser leurs compétences en Europe et, en particulier, à Paris. Trois d’entre eux ont retenu l’attention des deux auteurs, John Colin, écossais de son état, apprêteur du cuir et, semble-t-il « ivrogne réformé » ; Charles Manby Smith, typographe érudit qui compose des livres en anglais à Paris ; et William Duthie, orfèvre itinérant. Tous trois étaient employés dans cette « fabrique collective » que Paris était alors, capitale de l’échoppe et de l’atelier et également destination de centaines de milliers de migrants provinciaux et étrangers.

En fait, ils étaient nombreux, très nombreux, mais ce qui fait la particularité de Colin, Smith et Duthie, c’est qu’une fois rentrés en Angleterre et en Écosse, ils ont raconté leur vie puis rédigé et publié des témoignages écrits sur leur expérience dans la capitale française. Et la force et l’originalité de Fabrice Bensimon et Sabine Reungoat est d’avoir rassemblé et traduit ces textes étonnants et riches. Le récit de John Colin paraît sous le titre de Autobiography of A Reformed Drunkard, en août 1855 jusqu’en juillet 1856 à raison d’une publication mensuelle, dans le Bristol Temperance Herald. Il sera tiré à 1.500 exemplaires sous les auspices de la Bristol Total Abstinence Society, non pas dans un but littéraire mais avec la finalité salvatrice de participer activement au mouvement pour la tempérance qui se développe activement dans la Grande-Bretagne victorienne. La vie de John Colin fut assez rocambolesque et aurait pu servir de trame romanesque à Thomas Hardy ou Charles Dickens.

Formé en Écosse, où il naquit en 1794, comme leather dresser (apprêteur du cuir), il va rapidement devenir maître de son art et en vivre grassement. Seulement John Colin, dès le plus jeune âge (14 en fait !), a un fâcheux problème, un sérieux penchant pour la boisson, la bière en particulier, sans oublier le whisky. Pour cette raison, et malgré sa maîtrise de son art, il perd tous ses emplois, les uns après les autres, et sa vie devient une longue errance qui le conduit aux quatre coins du royaume puis de la planète par le biais de la Navy et il participe notamment à la bataille d’Alger, où il rencontre un pasteur anglais qui vit à Saint-Denis. Colin s’y installe et trouve un emploi chez un maître tanneur dont l’atelier se situait au bord de la Bièvre et rapporte le début de son expérience ainsi « C’est là que j’appris l’art de tanner le cuir marocain et de le teindre en différentes couleurs, ainsi que d’autres procédés utiles de ce métier lucratif… Mais pendant des années, à cause de mon ivrognerie, mes talents ne furent que sagesse dans la main d’un insensé, qui n’avait pas assez de courage pour en tirer profit. » (p. 31) Après quelques mois de cette vie chaotique, John Colin rentra au pays, à Edimbourg où il devint le domestique de deux riches Écossais rencontrés au Havre.

Charles Manby Smith (1804-1880) eut un profil de carrière un peu plus apaisé. Compagnon-imprimeur de talent ses souvenirs furent publiés d’abord en Écosse, dans le Tait’s Edinburgh Magazine en 1853, puis à Londres l’année suivante. Son expérience plus professionnelle, sociale et politique que le cheminement romanesque de Colin engendra beaucoup d’intérêt chez les lecteurs et les historiens, ensuite. Né dans une famille de sept enfants dans le Devon, le jeune Charles doit, à la suite de la faillite de son père, ébéniste pourtant reconnu, aller apprendre un métier à Londres — il n’a que treize ans ! — chez un imprimeur. L’apprentissage et la passion pour l’imprimerie et la typographie lui permettent de rester à Londres jusqu’à l’âge de 22 ans, en 1826 donc, année où la petite entreprise de son patron donne des signes de faiblesse. Il traverse la Manche et se fait alors embaucher par Galignani, libraire et éditeur à Paris d’un journal anglais, Galignani’s Messenger, figure britannique du Paris de la Restauration. Smith y devient typographe et compose des ouvrages en anglais, à des tarifs bien plus bas qu’en Angleterre. Smith participe ainsi activement à la publication des œuvres de Byron, Shelley, Coleridge et Keats. Côté américain, il compose la publication de The Last of the Mohicans de James Fenimore Cooper, dont la rumeur publique assure que le manuscrit a été dérobé (par Smith…) à l’éditeur anglais qui devait le publier.

A l’occasion Smith est professeur de langue et vit bien. Il fait même partie d’une sorte d’aristocratie ouvrière d’autant qu’il est devenu une référence dans son métier. Les pages de ses souvenirs à Paris sont tout à la fois pittoresques et édifiantes, ici une baignade près du Pont-Neuf où il manque de se faire dérober ses habits, ici une excursion dominicale à Versailles, là un spectacle à l’Odéon, là encore la pénurie du bois de chauffe ou un duel au clair de lune. Sa vue globale de Paris est presque universelle et furieusement contemporaine, là il n’est pas encore cinq heures quand Paris s’éveille mais quatre… « Le soleil n’était pas encore levé, mais beaucoup de patrons de cafés et de restaurants étaient déjà debout et s’activaient. » Ou bien encore sous un angle plus professionnel « à vrai dire il n’était pas encore six heures que presque tout le monde…avait déjà quitté les lieux pour se rendre place de Grève, où d’autres groupes étaient déjà rassemblés dans l’espoir de trouver du travail… le fait de chercher du travail est désigné chez les artisans parisiens de toutes catégories par l’expression faire grève. » (p-39) Le retour de Smith vers sa terre natale se fit, de façon dramatique, sur fond de révolution de 1848.

Du troisième, William Duthie on ne connaît guère la date de naissance. Ce que l’on sait de façon sûre est qu’il est issu d’une famille ouvrière de Londres. Il y apprend le métier d’orfèvre et devient ouvrier qualifié. La seule année de référence est 1850, il part pour Hambourg exercer son art, puis pour Leipzig, enfin Vienne d’où il aurait rejoint Strasbourg à pied, puis Paris en calèche. Il y restera dix-sept mois, expérience plus courte que celle des deux précédents personnages, mais Duthie possédait un avantage non négligeable sur eux, il était l’ami de Charles Dickens qui va publier, entre 1852 et 1855, le récit de l’expérience parisienne de son ami Duthie dans la revue qu’il a créée, Household Words. A partir de ses articles Duthie va publier un ouvrage récapitulatif, A Tramp’s Wallet (1858), littéralement « le portefeuille d’un vagabond ». Son récit fait étalage du monde cosmopolite qu’il a côtoyé, trois Russes, deux Allemands, un autre Anglais, un Italien, un Français. Duthie est allé à l’opéra, au vaudeville, à des bals masqués et à des concerts, bref une vie sociale intense et riche. Ses souvenirs reflètent la diversité de l’expérience vécue (p. 101) « J’ai eu beaucoup de ‘patrons’ à Paris. J’ai connu un établissement où trois ouvriers étaient employés à plein temps à fabriquer des croix d’honneur en or et en argent, destinées à récompenser le mérite, ou à acheter l’affection et le soutien des Français », en 1850 déjà… Avec Colin on a un gros buveur qui gâche son immense talent, avec Smith un filou assez opportuniste et avec Duthie un bon vivant à l’aise dans cette société française qui n’était pas la sienne.

Cet ouvrage si étonnant et décapant n’est pas réservé aux seuls civilisationnistes et les deux auteurs ont su le rendre passionnant et largement accessible à tous.

Sabine Reungoat et Fabrice Bensimon, Les sentiers de l’ouvrier, le Paris des artisans britanniques (1815-1850), éditions de la Sorbonne, janvier 2018, 136 p. 15 €.