Comme l’écrivait Kateb Yacine, « Le Français est notre butin de guerre » (entretien avec Christiane Chaulet Achour)

Christiane Chaulet Achour

Paru en octobre 2016, l’essai de Christiane Chaulet Achour, Les Francophonies littéraires, est une synthèse des littératures francophones des pays du Sud : d’Haïti à l’Algérie, de l’Afrique sub-saharienne à l’Asie en passant par les îles. L’ouvrage traite exclusivement de ce qu’on nomme aujourd’hui les « francophonies littéraires des Suds », c’est-à-dire l’ensemble des œuvres qui ont émergé durant la colonisation et dont la production s’est poursuivie après les indépendances.
Entretien avec l’auteure, autour ces littératures qui demeurent peu visibles en France malgré la renommée d’un Léopold Sédar Senghor ou d’un Aimé Césaire.

Vous êtes spécialiste des littératures dites « francophones » et venez de publier un essai aux Presses Universitaires de Vincennes dont le titre Les Francophonies littéraires est aussi vaste que le travail que vous avez dû produire, correspondant au savoir que vous avez acquis en la matière depuis désormais plusieurs années de recherche en ce domaine. Pourriez-vous d’abord nous expliquer quelle distinction vous faites entre œuvres francophones et œuvres françaises ? Qu’est-ce véritablement la « Francophonie » ? Et surtout, pourquoi ce choix des « francophonies » au pluriel ?

Les francophonies littérairesIl faut préciser que cet ouvrage s’inscrit dans une nouvelle collection initiée aux Presses universitaires de Vincennes et dont les premiers titres sont sortis en 2015. Elle s’adresse prioritairement aux étudiants et souhaite aussi atteindre « des enseignants du secondaire, des classes préparatoires, le supérieur et plus généralement un public curieux et cultivé ». Les auteurs devaient donner une présentation sans sacrifier une information actuelle et fiable sur une question essentielle. J’ai accepté en tant que spécialiste des littératures en langue française des Suds car c’était pour moi relever un défi, étant donné l’invisibilité de ces littératures dans le paysage universitaire français et, plus généralement, dans la formation des futurs « citoyens » de ce pays ; leur place est incontournable dans les débats identitaires actuels. Défi car il fallait choisir pour ne pas dépasser le nombre de pages autorisé, lié au projet d’ensemble et au coût peu élevé de l’ouvrage, en format de poche. Or parler de ces littératures, c’était appréhender une part littéraire, non seulement de la France mais des nombreux pays qui ont formé son empire colonial : la matière était pour le moins fournie et riche.

Heureusement il y a de plus en plus de spécialistes de ces littératures qu’on appelle « francophones », faute de mieux pour désigner ces créations littéraires venues, timidement d’abord puis plus résolument, des colonies puis des espaces post-coloniaux. Les appellations recherchées dont aucune n’est vraiment satisfaisante ont le mérite de les distinguer des œuvres littéraires françaises avec lesquelles elles entretiennent des relations mais avec lesquelles elles ne se confondent pas. Distinguer ne signifie pas stigmatiser mais au contraire qualifier pour rendre visibles. Dans le mouvement de l’Histoire, certains courants de ces œuvres aujourd’hui rejoignent la littérature française par leur travail sur la langue, leurs thématiques et le positionnement de l’écrivain – comme, par exemple, Leïla Slimani avec Chanson douce —, d’autres conservent un double positionnement, en France et dans leur pays d’origine ; d’autres enfin sont surtout partie de la littérature de leur pays (Haïti, Algérie, etc.). Les positionnements de ces écrivains sont complexes et on ne peut les réduire à une simple formule commune. Ils sont étroitement dépendants des séquences socio-historiques et des champs culturels.

Cela, c’est le domaine de la littérature qui me passionne et je mets « francophonies » au pluriel non seulement parce que la littérature haïtienne de langue française n’est pas assimilable à la littérature congolaise de langue française, etc. mais aussi parce que ce pluriel permet de distinguer ces importantes productions littéraires de l’institution étatique qu’est la Francophonie et dont la manifestation est éminemment politique : il n’y a qu’à lire les discours des sommets de la francophonie pour voir que la littérature y a peu de place. Il y a bien sûr toujours des envolées lyriques sur « le français, notre bien commun » mais cela ne va pas plus loin. Par exemple, rien dans les programmes scolaires français, en dehors d’initiatives enseignantes, n’installe de plein droit dans la transmission littéraire ces auteurs francophones aux côtés des auteurs français. Ils sont au mieux placés dans une périphérie folklorique. Dans mon ouvrage, j’ai donné les points concrets de repérage de cette Francophonie officielle et je me suis attachée ensuite à parler des littératures.

Vous faites une place centrale donc aux littératures francophones qui sont reléguées généralement à la périphérie. Mais à l’intérieur de cet espace, dites-vous, il y a aussi une Francophonie institutionnelle et une Francophonie qui ne l’est pas. Comment expliquez-vous tous ces clivages ? Quel lien l’institution entretient-elle avec la littérature ? Comment définissez-vous la francophonie institutionnelle ? Interroger le champ des littératures francophones à ce propos permet-il de mieux comprendre le poids de l’institution en matière culturelle ?

Comme je le disais précédemment, il n’y a pas de lien si ce n’est l’Histoire de la colonisation. L’ambiguïté s’installe parce que certains écrivains se prêtent plus aux jeux de l’institution que d’autres : des rencontres sont organisées, des prix littéraires, des bourses d’écriture. Étant donné les difficultés que rencontrent ces écrivains dans leur propre pays, ils ne refusent pas – et on les comprend – ces « aides ». On connaît le statut précaire des écrivains qui ne peuvent vivre capture-decran-2017-02-02-a-18-30-20de leur plume. Et ces « aides » ont tendance à lier l’écrivain avec une institution avec laquelle il n’est pas forcément en accord.

On étudie beaucoup sous cet angle l’œuvre publiée de Sony Labou Tansi (romans, théâtre) : en quoi s’est-il laissé piéger par la Francophonie ? Par ailleurs on peut poser la question de la conservation de l’énergie contestatrice quand on est élu à l’Académie française ou dans d’autres institutions prestigieuses. La question est de sortir les écrivains francophones de l’exception pour les inscrire dans la normalité d’une réception hexagonale et extra-hexagonale.

Vous citez une phrase de Kateb Yacine : « Le Français est notre butin de guerre ». La littérature francophone relève-t-elle d’un espace où la langue serait précisément une arme pour combattre la mentalité coloniale qui est encore, hélas, trop présente dans nos sociétés néo-coloniales en dépit de la décolonisation ? La phrase de Kateb Yacine est-elle encore d’actualité ?

Je pense que la phrase de Kateb Yacine est encore d’actualité. Pourquoi ? Parce qu’elle signifie bien que si on a imposé une langue par la fameuse Désorientalepolitique d’assimilation culturelle – dont il faut rappeler qu’elle ne s’adressait qu’à une minorité – l’apprenant colonisé, en choisissant d’être écrivain, en a Ma part de Gauloisfait son arme de révolte et de remise en cause du système, en la travaillant à partir de son imaginaire, de sa culture, de sa langue d’origine. Aujourd’hui, cette expression rappelle bien que la langue française n’est pas la propriété des écrivains français (je reste dans le domaine de la création) mais la propriété de tous ceux qui la maîtrisent et qui la font leur pour inscrire leurs inventions littéraires dans l’espace international. J’aime bien dire que si la langue a été imposée au petit colonisé à son corps défendant, il n’est devenu écrivain, usant de cette langue, qu’à son corps consentant. Un exemple récent est le récit autobiographique de Magyd Charfi, Ma part de Gaulois par exemple. Mais, dans une situation qui n’est pas de décolonisation mais d’exil d’un pays du Sud, l’Iran, on peut penser aussi à Désorientale de Négar Djavadi. La langue appartient à celui ou celle qui la travaille avec les instruments qu’il ou elle se forge.

Quelle a été l’évolution des littératures de l’aire coloniale à nos jours ?

Au terme des décolonisations – encore que la qualification de post-colonialisme montre bien que les choses continuent autrement …– et parce qu’il y avait déjà au moins deux ou trois générations d’écrivains francophones confirmés dans les différentes colonies, la question de la langue (le fameux « écrire dans la langue du colonisateur »…) ne se posait plus de la même façon. Comme le déclarait l’écrivain algérien Tahar Djaout, sa génération a écrit à la suite d’aînés comme Feraoun, Kateb ou Mammeri. Dans leur synthèse sur la littérature haïtienne, Lyonel Trouillot et Louis-Philippe Dalembert ne disent pas autre chose pour Haïti.

Mais aussi, un certain nombre de ces écrivains, venus de ces horizons, se veulent partie intégrante d’une nation européenne, la France, la Belgique, l’Espagne ou les Pays-Bas, et leurs écrits vont progressivement s’intégrer dans la diversité de la littérature française quand ils écrivent en français. Pour l’instant, la littérature française a du mal à les considérer comme écrivains à part entière dans son espace dont elle garde jalousement les portes d’entrée. Mais cela viendra nécessairement… car cela correspond à la réalité socio-capture-decran-2017-02-02-a-18-42-48ethnique des nations européennes. Et que Diacritik m’ait donné la possibilité d’écrire sur ces littératures de langue française des Suds, non en autarcie, mais dans les relations qu’elles entretiennent avec d’autres secteurs littéraires et artistiques, est une ouverture appréciable.

Notons aussi que la phrase de Kateb est d’actualité pour la plupart d’entre eux car écrire dans cette langue est une manière d’échapper aux contraintes et censures de leur pays. Non parce que le français est intrinsèquement une langue de liberté – une langue est ce que l’on en fait – mais parce qu’elle donne distance au regard porté sur une réalité extérieure territorialement à la France mais en lien avec d’autres réalités.

Quel rôle a-t-elle joué cette littérature dans la libération des pays colonisés ? Et dans la perception de l’esclavage ?

Un rôle très important car elle a porté les revendications des colonisés, à sa manière. Les exemples pourraient être multipliés : on pense à Nedjma de Kateb Yacine, à L’Incendie de Mohammed Dib, au Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, au roman de Sembène Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu et à tant d’autres. Pour connaître, au moins, la centaine d’écrivains « classiques » de ces littératures, je me permets de renvoyer au Dictionnaire que j’ai dirigé Dictionnaire des écrivains francophones classiqueschez Champion en 2010, Dictionnaire des écrivains francophones classiques – Afrique subsaharienne, Caraïbe, Maghreb, Machrek, Océan indien. Et ce n’est pas le seul dictionnaire. Il y a aussi les anthologies et toutes les informations qu’on trouve sur le net. Même quand l’écrivain semblait moins engagé qu’un autre, le seul fait d’éditer une œuvre était en soi une riposte cinglante à l’entreprise de médiocrisation des pays colonisés.

Pour l’esclavage, c’est encore autre chose : on sait que le système esclavagiste de la plantation interdisait l’alphabétisation des esclaves. Pour connaître la vie des esclaves, il faut donc voir du côté des récits d’esclaves aux USA et toutes les littératures abolitionnistes : c’est là qu’il y a une passerelle intéressante entre littérature française et situation des colonies de plantation. Mais dès l’abolition, il y a eu des écrits et des œuvres littéraires. Encore aujourd’hui, aux côtés d’autres, ces littératures francophones explorent les mémoires des esclavages et sont porteuses de paroles inédites. Si on pense, comme je le pense, que la libération de l’Empire n’est pas achevée, on ne peut qu’inciter à lire et encore lire les œuvres de tous ces pays car sans la maîtrise du passé, il est bien délicat d’avancer vers l’avenir. Ce n’est pas un ressassement (« C’est une vieille histoire ! Laissez tomber ! ») mais un éclaircissement nécessaire pour faire avancer notre commune humanité.

Les littératures francophones sont-elles aussi un garde-fou qui empêcherait de verser dans l’ethnocentrisme, et notamment dans l’européocentrisme, à l’instar de la littérature orientaliste, et de ce qu’Edward Saïd appelait « la mythologie flottante de l’Orient » ?

Bien évidemment ! Elles sont bien placées pour dire dans la langue « de France », redimensionnée à leurs mesures, d’autres cultures, d’autres histoires, d’autres mémoires. Elles installent l’étranger, l’altérité au cœur des littératures de langue française (et ici aussi le pluriel est de rigueur). Elles imposent, avec les moyens de l’art, leur « dedans » à un « dehors » qui les a dominées. C’est un fait d’Histoire. Et si elles ne sont pas à part entière dans l’enseignement en France, c’est parce que, pour les étudier, les faire lire, les goûter, il faut informer sur les contextes qui sont les leurs : la colonisation, l’esclavage, etc. et la France a du mal avec son passé colonial, ce n’est un secret pour personne.

Les francophonies littérairesQuelle place ont les femmes dans ces littératures qui œuvrent à la construction d’identités perdues ou minorées ?

En tant que personnages, comme dans toute littérature, les femmes ont une place de choix ! On se souvient de Virginia Woolf affirmant dans Une chambre à soi, s’adressant aux jeunes filles : « Savez-vous que vous êtes peut-être, de tous les animaux de la création celui dont on discute le plus ? »

Mais si l’on parle des femmes comme écrivaines, pour les compter dans les rangs des écrivains francophones, il faut d’abord que soit franchie la première étape : celle de la formation. Or elles ont eu accès à l’École bien après les hommes et de façon encore plus sporadique. Leur entrée en nombre dans ces corpus date du début des années 80 même si quelques pionnières se distinguent auparavant. Oui alors elles écrivent et témoignent des femmes et pour les femmes, de leur parcours, de leurs réussites et de leurs échecs et font entendre autre chose… l’autre moitié du ciel… ou de l’enfer !

Les littératures francophones sont avant tout un lieu de revendication éthique et politique mais c’est aussi un espace de grand renouvellement du langage, vous parlez de toute une gamme d’inventions dues au bi et au trilinguisme. En quoi les identités culturelles se construisent-elles aussi à travers la langue ? Et la langue a-t-elle véritablement une identité ?

Je ne sais si la langue a une identité. Ce mot, je m’en méfie toujours. Mais ce dont je suis sûre, c’est que chaque écrivain(e) s’empare d’un outil commun capture-decran-2017-02-02-a-18-45-55pour le façonner. Alors, oui, l’écrivain bilingue, trilingue a, dans sa besace, un nombre incalculable de richesses. En plus, sa situation de dominé lui donne la rage d’inventer, de faire autrement, de ne pas proposer une littérature de la décalcomanie comme Etienne Lero le reprochait à des poètes martiniquais soucieux d’effacer la couleur de leur peau dans leurs écrits. Par ailleurs, je crois que toute littérature est un lieu de revendication éthique et politique, même si dans le cas des littératures francophones, cet accent est majoré du fait du contexte.

A l’époque d’une mondialisation croissante où, paradoxalement, le sens du cosmopolitisme s’appauvrit, quelles visions proposent les littératures francophones ? Renouvellent-elles l’utopie d’un monde cosmopolite ?

Je pense qu’on ne peut généraliser : car, aujourd’hui les littératures francophones proposent une gamme de positionnements très diversifiés et il y a des œuvres plus repliées sur leurs terroirs pour une reconnaissance plus nationale qu’internationale. Mais les plus fortes d’entre elles, de part leur origine et leur déploiement spatial et linguistique, rêvent d’un monde cosmopolite, en tout cas d’un monde d’une commune humanité de solidarité et d’échange. C’est bien l’utopie de la créolisation du monde d’un Édouard Glissant et avant lui, de l’exhortation de Frantz Fanon : « Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus »… Cette interpellation a encore un sens et résonne (raisonne)…

Christiane Chaulet Achour, Les francophonies littéraires, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Libre cours », octobre 2016, 184 p., 10 € (7 € au format numérique) — Lire l’introduction en pdf