L’année 2018 s’est ouverte avec la parution de l’un des plus beaux recueils de poèmes de Philippe Beck, Dictées publié chez Flammarion dans la collection “poésie” d’Yves di Manno. Si, depuis Garde-manche hypocrite jusqu’à Opéradiques en passant par Chants populaires, la correspondance de la poésie avec les arts a toujours tenu chez Beck une place reine, jamais peut-être la musique, jouée au piano, n’avait-elle aussi étroitement dialogué que dans Dictées où, vers après vers, résonnent Bach, Scarlatti et La Fontaine. Diacritik a rencontré Philippe Beck le temps d’un grand entretien pour évoquer avec le poète ce nouveau et puissant recueil où la musique ne cesse plus de dicter des poèmes.
Ma première question voudrait s’intéresser à la genèse de Dictées votre nouveau recueil : qu’est-ce qui est à l’origine de son écriture ? Vous indiquez dans la « Note » qui s’affirme comme la coda du livre que « Presque tous les poèmes ici publiés ont été écrits sous la dictée de la musique en direct », notamment à la faveur des morceaux de Bach et de Grieg joués au piano, comme en direct à vos côtés, par différents interprètes qui vous sont proches. Est-ce à l’occasion d’un morceau exécuté que vous est venue l’idée de composer ces poèmes reçus depuis la « Nuit musiquante et pensive » ? Comment s’est concrètement déroulé le procès d’écriture des poèmes ? À lire la grande fluidité des poésies ici recueillies, on perçoit une grande rapidité de cette écriture de la dictée : cela a-t-il été réellement le cas ?
L’idée pratique du livre, comme toute idée qui se pratique déjà au moment où elle vient à quelqu’un, est surgie d’une nécessité. Qu’est-ce qu’une nécessité ? C’est ce sans quoi on disparaît. J’ai donc vécu une complète ou quasi-complète aliénation à la musique savante (une absorption périlleuse), et me suis senti disparaître comme humain, c’est-à-dire comme « animal politique doué de langage ». Il n’est pas raisonnable d’oublier le chant des Sirènes qui œuvre même dans la plus élémentaire des trompettes guerrières. La musique enveloppe et suscite souvent des rêves d’enveloppement, de sublimité lovée (que favorise aussi une vie à l’abri du besoin, précisément parce qu’elle s’abrite de tout, sauf de l’angoisse).
La mélomanie n’est pas la maladie du connaisseur ; c’est la folle dépendance de tout humain à l’enchantement des sons qui, pourtant, continuent aussi de chanter dans les phrases qu’il prononce. Le langage n’est pas l’ennemi de la musique, mais son interruption continue, sa relative ou conditionnelle tenue en respect. Ce désir et besoin de ne pas succomber aux charmes de la musique est d’ailleurs une autre folie, une folie sociale ordinaire. Nos phrases sont encore sous la lointaine dépendance du chant des Sirènes. Aucune communication, aucune politique ne seraient possibles sans le besoin de tenir à distance ou de contrôler la musique des mots (qui poursuit autrement la musique des sons). Chacun est Ulysse, ou Ulysse-Matelot, c’est-à-dire l’être d’insociable sociabilité qui veut et ne veut pas entendre la « pure musique » venue du dehors de la société commune. Le dehors, l’autre monde qui attire ceux du monde peiné, représente la musique de l’idéal. Ou bien le chant idéal qui monte des profondeurs représente l’autre monde. La cire qu’un maître veut prescrire aux affairés aliénés pour qu’ils n’entendent rien de l’autre monde n’y peut rien et, en vérité ici, il n’y a pas de maître ; le mât du navire commun n’y peut rien.
J’ai donc eu besoin d’accepter le fait de mélomanie et de ne pas m’y soumettre purement : les poèmes ont tous été dictés en effet, à condition de ne pas laisser la musique à sa pure puissance d’enveloppement, à sa force montante. Cette enveloppe léthargique, cette capacité de submerger, la musique vivante l’interdit relativement, et le discours des critiques musicaux, ces maîtres sans maîtrise souvent, n’interrompt guère le sommeil d’ailleurs ou le suscitent (ils affaiblissent la puissance des mots en trahissant la force dystopique des sons mariés où ils entendent sans entendre quelque secret fascinant). Dans la « Nuit musiquante et pensive », j’ai noté des poèmes venus de la musique interprétée chaque fois, non sans lire auparavant des ouvrages ou des parties d’ouvrages (qui sont des tentatives de description) concernant les pièces jouées. Le dicté, l’être dicté aura noté ce que le dictant innocent (la Sirène relative) aura commandé sans dominer ou prescrire l’allure et la teneur du poème issu de l’odyssée. L’oreille (Oreille) est Ulysse-Matelot, ou bien Pénélope en mer : celle à qui l’on revient sans idée préalable du retour, comme il se doit. L’interprète même subit la dictée de la Sirène Musiquante. Elle imprime une pensée à ce qui vient du fond des âges. Le poète est dicté au second degré, disons. Ensuite (mais l’odyssée continuait donc), j’ai beaucoup récrit chaque poème en espérant que la lecture donnerait le sentiment d’une fluidité, d’un « flot heureux », comme dit Pesson… Donc, il a fallu beaucoup d’huile aux rouages, comme presque toujours. Si elle ne se sent pas, tant mieux. (La mer d’huile porte bien son nom : une mécanique dissimulée. Le vent des pensées permet d’avancer.)
Venons-en à présent, si vous le voulez bien, à la nature même de ce qu’il faut entendre par ces Dictées qui donnent son titre à votre recueil. Sur la 4e de couverture, vous offrez l’esquisse de l’art poétique qui préside à vos dictées de la musique aux poèmes en ces termes : « Il arrive que de la musique dicte des poèmes plutôt que l’inverse. Le dicté (le noteur) compose ce qu’il reçoit de la musique dictante, mais elle ne sait pas ce qu’elle dicte au langage sans doute, comme une Muse basculée : elle forme un ensemble chaque fois condensé d’impressions, de pensées et d’informations. » En vérifiant, comme y invite encore la « Note » qui clôt le livre, ce que dictée veut dire dans le livre, on ne manque pas d’être immédiatement saisi par ce que le noteur perçoit de la musique et de ce qu’elle lui décrit à l’oreille comme suit : « L’oreille enquête, ou je suis enquêté / dans l’attention enroulée et pamprée. / Musique reprogramme le mouvementé, / l’impressionnable constant. Il attrape / d’un engin rentré et affleurant / la Piste et le Chevauché des sentences / amusées. »
J’aurais aimé, à partir de là, vous poser deux questions : la première concerne la notion de « noteur » : en quoi selon vous, dans le mouvement de dictée de la musique au poème, paraît-elle mieux convenir au geste poétique que le mot même de « poète » qui n’enquête pas mais qui, passif, devient l’enquêté de son propre poème ? Dans le même élan, j’aurais aimé vous interroger sur la question de la « Muse basculée » : en quoi, si « Musique reprogramme le mouvementé », est-on conduit à repenser la musique comme la muse basculée du poème, comme en écho à Mallarmé qui évoquait déjà « une troupe de sirènes mainte à l’envers » ?
Le noteur n’est pas un commissaire implacable et anesthésié, dans le genre Maigret, c’est sûr. Il est enquêté en même temps qu’il enquête, non qu’il soit suspect à ses propres yeux (comme un enquêteur ayant oublié qu’il a commis le crime sur lequel il enquête et qui en vient peu à peu à l’idée de sa propre implication). Non, je crois qu’il est aussi innocent que l’interprète, aussi exposé au chant des Sirènes que toute musique continue malgré tout. J’ai pris des notes, ou pris note de la force des musiques, et ai non seulement tenté de rassembler ces notations en poèmes, mais je savais que les poèmes resteraient des notes prospectives, des explorations dystopiques. Aucune Muse ne peut détenir la clef de l’utopie ou de la dystopie suggérée auprès des possibles du monde comme il va. La grâce interprétative fait basculer la Muse Supérieure, elle renverse l’armée des sirènes qu’elle enveloppe et qui endort au lieu de prévenir ou alerter des dangers du monde musiqué. Le poème doit accomplir à sa manière la renverse, cette destitution de la Muse Verticale.
Oracle est le mot évité dans tout le livre. Alors, pourquoi ces dictées pythicales ? Parce que la dictée elle-même annonce ce que la lecture “de bonne volonté” devine. La Pythie, ce n’est personne, mais la passerelle même, le passage de la musique au poème. Le poète n’est pas un oracle. Or, c’est la transition même du non-langage (de la musique) au langage (au poème) qui contient tout un univers de bifurcations possibles, comme il arrive ordinairement à tout instant des conversations ordinaires, chargées de lapsus ou de pistes, de choix conscients-inconscients, de silences qui impliquent des manières de vivre. C’est très banal, mais ici les bifurcations à même le langage (que la poésie cultive par nature, malgré tous ses voeux d’en finir avec la niaiserie de ses ritournelles) sont commandées par la musique, et d’abord par l’interprète (bien nommé), que la citation de La Fontaine désigne sublimement : le corps sans lequel la musique ne peut se jouer pour sortir de l’effroi. Le plus souvent, on charge la musique de puissances utopiques ou prophétiques dont on ne dit pas beaucoup. La musicologie des critiques musicaux (qui ne sont pas des interprètes, hélas!) simplifie, par exemple, Florestan et Eusébius, de manière à les priver de leur pouvoir de “personnages conceptuels” – il n’en reste que des fantômes ou des épouvantails sur un champ que les corbeaux ont déserté. Par exemple, il y a un poème qui prend au sérieux ce que Schumann dit de ses deux personnages déployés en musique, simultanément ou alternativement. Les critiques, qui se rengorgent, croient être les poètes de la musique dont ils parlent. Ils ont frôlé l’interprétation, sont arrivés au bord de la musique et ont reculé. Confondante insensibilité, dans la plupart des cas, qui s’explique par l’effroi. Comme si Schumann (pour ne parler que de lui) avait parlé comme eux des musiques qu’il aimait et qui le troublaient. Chacun sait aussi qu’il est allé loin dans l’entente de l’effrayant, jusqu’à plonger. Aucune leçon n’a été entendue (il est difficile de l’entendre sans composer), et c’est bien pourquoi ce que les musiciens disent et font de la musique est intéressant, ou décisif.
“La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.” Baudelaire dit bien la situation de maintenant, qui est celle d’une mélomanie générale. La mélomanie, ce n’est pas l’affect du demi-savant, mais l’aliénation de tous, où commencent toutes les psychagogies. Un poème, c’est l’expression d’une tentative pour négocier avec l’effrayant oublié. Il suffit de le lire.
Dans cette écoute sinon cette correspondance de la musique au poème et du poème à la musique, j’aurais aimé vous interroger ensuite sur la puissance proprement poétique de la musique. En effet, à lire le poème intitulé « Sauvetage » qui évoque « comme un livre / attend son doigt d’or », il apparaît que la musique s’affirme dans Dictées comme ce qui produit un poétique qui n’attend, en fait, que le doigt d’or du poème pour être révélé, pour être décrit ou encore pour être entendu. Pourrait-on ainsi rapprocher ce rapport que la dictée installe de la musique au poème de ce que vous disiez à Jacques Rancière, dans Le Sillon du poème, à propos des contes de Grimm, à savoir : « C’est comme si, vraiment, dans ces proses-là, il y avait des poèmes en puissance, comme s’ils étaient calculés pour donner à sentir la présence virtuelle d’un poème, avec tout ce que le poème peut impliquer, avec des étoffements, des densifications, tout ce que vous voulez. » Pour reprendre une distinction héritée d’Aristote, la musique se tient-elle alors comme un poème en puissance dont la dictée serait l’acte ?
Oui, à condition de ne pas en tirer la conclusion que le poème accomplit ce que la musique ne peut accomplir. Les arts sont puissances et actes mutuels. La musique accomplit aussi bien ce que le poème ne peut réaliser (et tant mieux !), i.e. la métamorphose du langage en “musique pure”. Purs musiciens, les humains deviendraient des Sirènes. Inversement, la musique n’est pas seule ; elle a si souvent besoin des poèmes (je ne pense pas seulement aux Lieder) qu’elle en devient un symptôme de la précieuse dépendance du “monde muet”. Les musiques ont moins “besoin du langage” ou de faire traduire (et redoubler) ce qu’elles expriment supposément qu’elle n’ont besoin aussi d’une autre manifestation du ploiement de ses propres phrases. Le parler-chanter est l’exemple qui vient à l’esprit ici. Dans l’oratorio, il est aussi une interruption de la mélodie captieuse, comme le poème didactique pousse la poésie à sa bascule dans la signification et se prive ou risque de se priver de la musique du sens. Après tout, le musicien est aussi un “animal politique doué de langage”.
Comme en écho à vos précédents recueils, Dictées s’ouvre sur la citation d’un poète qui vous est cher, Jean de La Fontaine, tirée de sa préface aux Amours de Psyché et Cupidon : « Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique. » Au-delà de la correspondance renversée entre musique et poème où le poème accompagne la musique, vos poèmes procèdent ici depuis La Fontaine.
En effet, Dictées peut, semble-t-il, être lu et écouté comme une grande fable, celle qui offrirait deux personnages conceptuels, annoncés dès les premiers poèmes, avec, d’une part, l’« Oreille locataire » qui reçoit le dicté, « La rejoie ou réjoie, le chauffement / du climat de l’éveillé travaillé », qui devient en quelque sorte l’organe d’une pleine liberté, celui qui reçoit le prophétique et qui percevrait du monde la « Renfance ou Jeunesse remodée, / poétique humidement. » D’autre part, s’opposant à elle, il y aurait comme son intime ennemi, l’organe puissamment négatif qui pourtant devrait dire mais qui chez vous empêche tout dire de venir à lui même, à savoir la bouche que le poème « Bouche parlée » dévoile de la sorte : « Elle, Bouche, dans l’époque, / la parenthèse de densité, / parle muraille, danse défaite, / fuite et peur de la peur. »
Diriez-vous ainsi que Dictées peut se lire comme une fable de l’oreille qui entendrait ce que la bouche couvre de ses paroles multiples, à la manière d’un universel reportage ?
Disons qu’il y a bouche et bouche. Oreille est l’héroïne, cela ne fait pas de doute, mais en tant qu’elle loue l’espace de son entente ou de son écoute. Elle n’en est pas propriétaire, et c’est pour mieux habiter ou donner sens à l’espace en question qu’elle est constamment en dette envers le lieu réel où résonnent les sons. En même temps, toute bouche qui parle est parlée aussi. C’est la manière d’être parlé qui importe. La bouche (donc la main) qui parle juste, qui sait être parlée malgré elle, légataire de toute la série des tentatives appelée Histoire, c’est l’Oreille parlante, l’oreille qui écrit l’entente. Oui, il y a fable ou drame des locations, des occupations temporaires, des déménagements, des installations et recommencements ou bifurcations qui trament la vie à l’écoute, le rêve historié, le réveil conditionnel. L’universel reportage est traversé de musiques conformes ou bien en refus de se conformer, de renoncer (progressives, exploratoires, comme l’oiseau de Schumann, l’oiseau comme prophète). La bouche parlée qui s’ignore est l’organe de la conformité, ou noyade. Je ne crois pas qu’aucun mélomane se noie tranquillement. Il veut voler de ses propres ailes, il en rêve ! Les sirènes qui ondoient dans la musique d’ascenseur angoissent toujours tant soit peu. Aucune sirène ne représente l’ange nécessaire qui hante chacun. Elle alerte sans alerter.
Au cœur de cette vive opposition que met à nu l’affrontement entre la bouche et l’oreille, surgit, tout au long de Dictées, une nouvelle distinction fondatrice entre cette fois, d’une part, « le présent / salonné et antirythmé » et, d’autre part, le rythme musical, sorti du « partitionné », qui se révèle beaucoup plus mobile, propre à ce que vous nommez notamment des « Fuguements-Perles ».
En ce sens, pensez-vous à la manière de Marcel Jousse que vous évoquiez déjà dans vos Poésies didactiques que l’homme est un être purement rythmique, jeté dans un contemporain sans rythme que le poème peut contribuer à révéler ? Est-ce ce rythme que le poème « dévérouille, les yeux rentrés » pour vous citer ? À ce titre, la musique, par le poème, est-elle le rythme même ou, comme vous le dites encore, « Le son est le démon endormi ? »
Il ne faut pas se méprendre au sujet de l’antirythme évoqué ici. L’antirythme n’est pas le pur contraire du rythme, mais ce qui, dans le flux rythmé, permet justement de faire apparaître la “configuration dans le cours”, autrement dit la représentation. La pure musique ne fait rien apparaître. L’antirythme crée une stase qui fait ressortir le continu plusieurs. Le sans-rythme, c’est autre chose : c’est ce qui interdit au rythme ou au battement du vrai d’apparaître aux “égarés”. Il est sans doute impossible de “dévérouiller” ou de “nettoyer les portes de la perception” sans un recours aux interruptions, aux insistances ou “emphases néologiques” ponctuelles (point trop n’en faut, sans quoi le poème est grand-bourgeois). Et cet affranchissement du regard ou de l’écoute dépend d’une rythmique conditionnelle, en effet, qui fait sentir la prose statique ou significative par endroits. Si le lecteur était privé de ces stases ou pauses, il serait livré à la mélomanie poétique. Or, celle-ci, comme divertissement d’esclave, ne fait qu’aggraver la prose du monde.
Une autre question qui traverse de part en part Dictées est la place qu’occupe la diction poétique, sa nature même au regard du geste musical. Si à l’évidence la question du commentaire, de la poésie comme interprétation du fait poétique lui-même a pu innerver une part de votre travail, Dictées, comme Opéradiques, ne manque pas de poser de nouveau la question d’un poème qui procède d’un autre art, là l’opéra, ici des pièces pour piano de Bach, Scarlatti, Haendel, Schumann ou Kurtag encore.
Diriez-vous, pour raisonner depuis des catégories stylistiques, que le poème se fait, chez vous, hypallage de la musique, correspondance et synesthésie des sons et des rythmes ? Ou bien, puisque comme vous dites que « le poème dicté (est) une réponse à la réponse, une description de description », s’agit-il bien plutôt d’une ecphrase au carré, d’une ecphrase de ce qui se donne déjà comme une ecphrase par la musique ?
Oui, sans doute, le poème n’est pas une simple ekphrase de la musique. Il est très juste de dire que la musique contient son ekphrase propre, et que toute traduction ou correspondance (échange) entre les arts suppose déjà la puissance de description intérieure à chaque art, la force de se décrire sans laquelle aucun art ne se manifeste auprès des sensibles parlants. Chaque art se décrit, et toute ekphrase est description de description. Maintenant, l’obsession des Dictées, c’est encore autre chose, ou quelque chose de plus précis : c’est la façon dont le poème peut (ou ne peut) faire apparaître ce qui va de la musique au poème. Il s’agit sans doute de la musique, mais surtout de ce qu’elle induit ou crée en allant à l’Oreille Locataire. Car elle va à l’organe inquiet de l’animal politique. Et ce qui se produit dans l’intervalle, c’est ce que les Dictées entendent décrire ou transcrire. Appelez-le canal prophétique ou autrement, peu importe : la diction, la juste expression du poème (et la fiction que contient et déploie ce rythme stylistique) ne peut tenir qu’à la force de montrer et tendre, faire vivre le “canal prophétique” ou la “correspondance pythicale”.
Pour en revenir aux exergues qui ouvrent le volume, outre la citation de La Fontaine, vous offrez comme préambule à la lecture de vos Dictées trois extraits de Philip K. Dick sur lesquels j’aimerai bien revenir, notamment sur les deux derniers. L’un d’eux dit ainsi : « … ce qui m’intéresse, ce sont les idées, l’aspect intellectuel des concepts de science-fiction ». En quoi faut-il selon vous, ouvrir la poésie à la question de la science-fiction, de la musique comme « science fictive », dites-vous d’emblée ?
De la même manière, l’ultime citation que vous donnez de Philip K. Dick invite également à une réflexion sur l’art poétique mis en œuvre dans Dictées. Il est ainsi dit : « Quelle que soit la théorie, il y a toujours un morceau de puzzle en trop, ou qui dépasse dans un coin. » Pensez-vous en ce sens que l’art poétique ne parvient jamais à épuiser son objet, que le poème s’inscrit dès lors comme ce qui excède toujours le commentaire qui voudrait le circonscrire, comme ce qui est toujours en avant du poème : son utopie ?
Il est évident (en tout cas, il m’est évident) que l’art poétique ne peut aucunement épuiser son objet. Aucune construction a priori, aucune reconstitution a posteriori, ne peuvent tout dire des puissances qui se vérouillent ou dévérouillent dans le poème, et par lui. L’art poétique, comme les poèmes, dépend des actes de lecture qui le lancent dans le monde en peine. J’insiste sur le fait que le monde peiné, l’enfer discontinu, a besoin des commentaires, des descriptions en langue, mais sans le déport du langage (de la théorie qu’il désigne et déploie), sans ses dépositions et sorties, aucun discours ne pourrait vivre et faire vivre. Le langage fait toujours signe vers autre chose que des mots : vers la musique des signes. Le poème est sa propre utopie, dans la mesure où il est impuissant à ne pas rêver transposer la musique des signes, qui est la musique du sens. Mais ce rêve n’est pas arbitraire : il correspond à un besoin de l’animal musiquant, qui ne peut seulement se livrer à la musique (au battement mélodié) des signes du monde. Aucun musicien dédié (un Gould ou un Scott Ross) n’a pu se vouer entièrement à la musique, et aucun poète n’a pu être “la poésie en personne”, quoi qu’on dise. Toute musique est historiée, et tout art en réalité.
Dans Dictées, comme dans le reste de votre œuvre, vous affirmez dans vos poèmes l’utilisation du vers évoquant notamment combien « Le Grand Tissu a un déroulé / de vagues fondues / que distingue un intellect rythmé. » À ce titre, votre vers paraît lui-même ne pas tant répondre à un souci métrique qu’au souci de l’enjambement, peut-être tel que l’a défini Giorgio Agamben dans Idée de la prose : « L’enjambement révèle une non-coïncidence, un décalage entre le mètre et la syntaxe, entre le rythme sonore et le sens, comme si (contrairement au préjugé répandu qui voit dans la poésie le lieu d’une parfaite adéquation entre le son et le sens) le poème ne vivait que de cet intime désaccord. Dans l’instant même où le vers, défaisant un lien syntaxique, affirme sa propre identité, il enjambe irrésistiblement, comme l’arche d’un pont, l’espace qui le sépare du vers suivant, pour saisir ce qu’il a rejeté au-devant de soi : il ébauche une figure prosaïque, mais d’un mouvement qui prouve sa propre “versatilité”. »
Diriez-vous ainsi que ce désaccord que manifeste l’enjambement selon Agamben, c’est peut-être la résultante de tous les contraires qui ne cessent de s’affronter dans chacun de vos vers, bouche et oreille, rythme et antirythme, musique et poème ?
Le souci métrique est constant (les vers libres rediffusent souvent des vers identifiés et usés, pour que l’oreille entende à nouveau et se déprenne de l’orgue de barbarie). Il n’entre pas dans la perspective du Boileau qu’Agamben démolit phénoménologiquement, à ceci près (c’est la pertinente objection de Roubaud, évoquée dans C.u.B.) que le dernier vers ne peut aucunement obéir à la définition générale du vers que propose-impose Agamben. Et si un vers seul ou un seul vers n’y obéit pas, il s’ensuit que la définition d’Agamben ne tient pas. Je ne voudrais pas répéter ce que dit C.u.B., mais enfin l’enjambement est une ressource (non la seule, mais elle est décisive) pour faire sentir l’élaboration progressive de la pensée dans le discours (le principe de Kleist-La Fontaine), i.e. la pensée à même la “langue révérée”. Élaboration antirythmée oblige, à même la prose que refaçonne le poème sans créer une autre langue…
Dans Dictées, comme dans nombre de vos précédents recueils, vous offrez à chacun de vos poèmes un grand nombre de néologismes à l’image de ce « dictionnaire perpétuel » qui « mouvemente / l’œil du mannequin contemporain. » Vous évoquez ainsi la « Renfance », « le réalisant », « la rejoie » notamment pour ne citer qu’eux. J’aurais voulu vous interroger sur l’usage de ces néologismes : on a le sentiment à vous lire que vos néologismes ne surgissent pas à la faveur du langage mais d’un impensé dans le langage même, comme s’il s’agissait pour le poème de donner à la pensée une vitesse que seule la déflagration du néologisme permet. Seriez-vous d’accord avec une telle affirmation ? Ne peut-on pas alors parler du néologisme comme la dictée de l’utopie dans le poème ?
Je voudrais renvoyer ici au chapitre de Contre un Boileau qui traite du néologisme contre son usage cuistre ou archaïsant, condescendant ou leçonnant. L’hypothèse de toute expérimentation du mot n’est pas une dispensation académique. Il ne s’agit pas, en effet, de proposer de nouveaux mots à l’enregistrement pour “aider le bon peuple” ni de les former à l’emporte-pièce pour “faire peuple”, mais de sentir les vagues discrètes qui mouvementent l’apparition et la vie de tout mot. C’est probablement ce que vous désignez de manière suggestive par “un impensé dans le langage même”. Est-ce que le néologisme est la dictée de l’utopie dans le poème ? Il ne peut l’être à lui tout seul, même s’il est dicté par l’apparente inapparence (l’insistante discrétion) des mouvements de la langue, qui transportent les forces de l’époque dans la pensée (l’expression des idées nécessaires) de chacun. Le mot néologique est cependant emporté dans le rythme contrarié (excitant, insistant) des phrases que les vers découpent pour les donner à entendre autrement. Il n’est jamais seul. Chaque mot (avec sa juncture) est d’ailleurs soulevé par l’univers de phrases qui l’animent dans la toujours possible fadeur de l’utopie ou du rêve. Vous avez raison de dire que l’utopie ne peut s’éprouver sans la langue qui lui donne forme. Fourier en est un exemple saisissant. Il circule d’ailleurs dans les Dictées. Il faudrait entrer dans le détail des procédures néologiques, mais ce n’est pas le lieu.
Enfin, mon ultime question voudrait porter sur nos considérations au début de cet entretien. Dans Le Sillon du poème, vous déclariez que « Les enfants sont des raisonnants, et le poème cherche ses grands enfants, ses enfants vrais, qui perçoivent le jeu sérieux ou les ballet des entités et des concepts. » Diriez-vous ainsi qu’avec Dictées, et par la musique jouée avec grâce (la grâce d’une dictée cependant), votre poésie a trouvé ou rencontré son enfance vraie ?
Me permettez-vous de parler de Schiller un instant ? Ce n’est pas un cours. Schiller était une sorte d’enfant vrai. Il pensait que les enfants réels ne sont jamais vraiment des enfants vrais et que nous le savons, nous qui avons été et sommes toujours aussi encore des enfants réels, qu’animent l’idée d’enfants vrais, ou l’idée d’être fidèles aux enfants idéaux qu’abritent les enfants réels. Les enfants de la réalité sont des puissances démoniques. Nous le sommes donc encore, autrement. Puissance démonique veut dire, non pas force du mal, mais force mobile du destin, force d’entraînement instable, violente recherche de l’idéal en lutte contre le réel peiné. Qu’un enfant musique en vérité, c’est-à-dire interprète en le comprenant ce qu’un enfant continué (un “grand enfant”) a composé, et apparaît peut-être la grâce recouverte ou banalisée de l’enfance dans la création adulte. L’enfance de l’art est naturellement ce que cherche le langage de tous les jours, a fortiori le poème, dont les artifices sont impuissants à ne pas apparaître. La grâce est une allure naturelle, sans doute, et la technicité du musicien ne disparaît jamais : la technique s’offre comme art par la grâce des sons, si percussifs qu’ils soient imaginés, déclarés ou décrétés. La difficulté du poème au contact de la grâce des sons tient dans la nécessité de dire sans s’abandonner au jeu des sonorités, mais il reste vrai que le poème ne dit rien sans une technique des sons. Quant au verdict, à la grâce des Dictées elles-mêmes, je n’ai rien à dire. Elles sont au moins un témoignage de la démonique musicale. Des enfants, auprès de l’idéalité réelle qu’ils cherchent, font apparaître la violente nécessité de la musique et vont plus loin dans la compréhension, et aident les anciens enfants à préserver la jeunesse que détient ou retient le langage. Jeunesse veut dire : force de penser sensiblement la vie qui monte dans la peine et qui résiste coûte que coûte aux raisons d’être peiné. C’est donc une force de créer les refus.
Philippe Beck, Dictées, Flammarion, “Poésie”, février 2018, 246 p., 19 €