« Atlal n’est pas un lieu de mémoire mais raconte les mémoires d’un lieu » : Entretien avec Djamel Kerkar

Atlal © Djamel Kerkar / Prolégomènes

Il faut écouter les lieux, entendre ce que les ruines d’un passé, un terrain vague, des souches d’arbres, auraient à dire. C’est par de longs plans contemplatifs et silencieux qu’Atlal invite à la découverte du village algérien d’Oulled Allal, meurtri dans les années 90 par la décennie noire, avant d’aller à la rencontre des témoignages de ses habitants. Une démarche que son réalisateur articule avec celle d’une pratique poétique dont son film porte le nom, consistant à « se tenir face aux ruines et à faire resurgir sa mémoire, ses souvenirs du visible vers l’invisible ». Rencontre et entretien avec Djamel Kerkar.

Peux-tu expliquer où  ce projet prend ses racines et comment s’est développée ta démarche documentaire vis-à-vis de ce sujet ?

Le projet est né d’une intuition tout juste après avoir terminé mes études de cinéma. J’avais envie de faire un film sur ce qui restait, sur les traces de ce qui s’est passé dans les années 90 en Algérie. Il y a une région que je connaissais plutôt bien puisque mon père en était originaire et où j’ai passé ma petite enfance, qui s’appelle Mitidja. C’est une zone agricole où on peut observer les stratifications de l’Histoire : il y a la période du colonialisme – ou du moins, ce qu’il en reste –, toutes les utopies postcoloniales et socialistes, et ce qui s’est passé entre 1991 et 2002. J’ai eu une intuition de film à faire dans cette région-là, cette bande de terre étendue sur plus de 50 km. En faisant des déplacements et des repérages, je suis tombé sur le village de Oulled Allal dont j’avais entendu parler.

Le film tel qu’il est maintenant naît de cette rencontre avec ce territoire. Il y avait là tout ce que j’avais envie de filmer à une échelle humaine, me permettant de me déplacer sans avoir besoin d’une logistique. Mais c’est vraiment ce désir filmique qui était très fort et m’a poussé à tourner immédiatement sans attendre d’écrire, d’aller chercher et attendre des financements. J’ai commencé le tournage deux jours après avoir découvert le village. Tout naît d’une rencontre avec ce lieu, d’abord en termes géographiques et pour ce qu’il porte encore comme traces et, surtout, la pulsion de vie extrêmement forte que j’ai ressentie là-bas. Le village est segmenté en deux parties : les ruines, les stigmates, les traces des bombardements, que l’on voit dans les premières minutes du film, et juste à côté, le nouveau village en construction où – généralement seuls – des hommes construisent leur maison. C’est cette dualité qui m’a touchée. Au départ, je n’avais pas beaucoup écrit le film, mais j’avais un corpus d’idées, une ébauche de notes d’intention qui m’ont finalement servi de cartes de navigation sur le lieu. J’avais cette idée de dualité entre présence et absence à partir de laquelle plein de choses ont surgi.

 

C’est donc cette rencontre avec ce territoire qui a déclenché le film et pas un désir qui a précédé ? Peux-tu néanmoins parler de ce film fantôme et dire en quoi il a influencé le résultat ?

Oui, tout à fait, tel que le film est aujourd’hui. Avant cela, j’avais probablement l’idée d’un film documentaire mais qui ne correspondait pas à celui-là. Je suppose que le film aurait été plus fragmenté en terme dramaturgique mais aussi en terme de territoire. La proximité avec les gens aurait aussi été différente. Je pense que l’une des forces du film repose sur cette proximité avec les personnages, qui est née du fait que j’ai passé énormément de temps là-bas. Si j’avais pris un territoire plus grand, j’aurais été plus dispersé et cela se serait ressenti.

Tu parles de strates, de territoire, de lieux. Quelle est ta relation avec ce topos, en tant que lieu où il se passe quelque chose ? En outre, tu filmes ces ruines, ces champs marqués, et des hommes qui construisent – constructions qui ont elles-mêmes des allures de ruines. Qu’as-tu voulu toi-même construire, dans ce qui semble entrer en contraste et en dialogue ?

Oui, ces constructions sont clairement délabrées d’une certaine manière. Dans le corpus d’idées que j’avais, il y avait de nombreuses dualités: présence / absence, ruines des années 90 / ruines contemporaines. Ce sont ces constructions faites de bricolages, de bric et de broc, qui pour moi disent quelque chose d’actuel. Ce choix-là vient finalement de manière assez naturelle. Il s’agissait de justesse. Je n’ai pas réalisé mon film tout de suite après les années 90 mais vingt ans après la destruction du village qui comporte plusieurs trajectoires. Le film est donc fait de ces deux trajectoires : des ruines quasiment cachées, que personne ne va voir, ou ne veut voir, et de ces constructions de gens qui veulent revenir, reconstruire, replanter, juste à côté. Il fallait que je donne à voir ces deux choses. C’est ce contre-balancement qui donne la substance du film.

Atlal © Djamel Kerkar / Prolégomènes

Avant de parler du film à proprement parler, j’aimerais, si tu le veux bien, que tu expliques ce qu’est la « décennie noire », dont il est je crois plus question dans le synopsis mais jamais explicitement, à laquelle les personnages font allusion et qui représente un événement historique majeur. Il est là en toile de fond, sans explications, sans pédagogie. Cette absence didactique est je crois très efficace et surtout plus juste pour le spectateur.

Je vais le faire sommairement, parce que si je ne l’évoque effectivement pas dans le film de manière explicative, c’est que je n’ai moi-même pas toutes les clefs. À la fin des années 80, l’Algérie était en crise comme tous les pays socialistes. Tout un régime, tout un système économique et de pensée était en ruines. De là est née une insurrection, d’abord des jeunes qui voulaient plus de liberté et d’ouverture, et à côté de ça un parti islamiste qui a pris plus de place en remportant des voix dans la société. Après le 5 octobre 1988, il y a eu une ouverture politique : l’Algérie s’ouvre au multipartisme et le parti islamiste élu accède au pouvoir. S’en est suivi un putsch de l’armée. La branche armée des islamistes a alors pris le maquis. À partir de là, ça a été une descente aux enfers qui a confronté l’armée algérienne au parti islamiste. Mais en fait, l’Histoire de la guerre est la même depuis toujours : deux belligérants avec le peuple au milieu qui en prend plein la gueule pendant plus de dix ans.

Et comment cela s’est-il soldé en 2002 ?

En termes politiques ? Le parti a été complètement dépassé par la suite, à partir de 1993-1994. Il a eu tellement de sous entités et de branches armées que le parti islamiste était quasiment inexistant. On s’est retrouvés avec des groupuscules hyper violents sans convictions et sans construction. Des bandes de sanguinaires qui abattaient du monde partout. À partir de 1995-1996, ils perdent un peu la guerre. En 1998, Bouteflika – encore président aujourd’hui – est arrivé au pouvoir et a négocié une amnistie pour ceux qui déposeraient les armes.

Le sens de ma question – ne connaissant que très peu cette histoire – portant aussi sur la caractérisation de ces opposants : étaient-ils des rebelles, des résistants ou des terroristes ?

Je ne les ai jamais considérés comme des rebelles à vrai dire. Ce sont des terroristes. Au début du conflit, beaucoup de pays européens ont considéré que c’étaient des rebelles alors que c’était absolument faux. La plupart des gens qui se sont fait embrigadés là-dedans ont subi un vrai lavage de cerveau qui a permis ce déchaînement de violences sanguinaire.

Si je n’essaye pas d’expliquer dans le film, ce n’est pas pour rien. J’en serais incapable. Sans faire de jeux de mots faciles, si on appelle ça la « décennie noire », c’est peut-être qu’on veut aussi l’occulter, ne pas la regarder. Vu que l’Histoire n’est pas écrite, je pense qu’il faut une articulation minutieuse, événement par événement pour pouvoir faire l’archéologie du mal. En commençant le film, j’avais l’intime conviction que l’Histoire n’était pas mon affaire. L’Histoire est là mais la géographie s’y substitue pour dire que ce qui s’est passé a été terrible pour les gens qui y ont vécu. Ce qui comptait pour moi, c’étaient ceux qui avaient choisi la vie.

Tu parles de l’archéologie du mal qu’il t’est impossible de faire, tu vas filmer sur des lieux qui en sont chargés. Évidemment, de nombreux films ont usé par la suite et jusqu’à aujourd’hui de ce dispositif, mais aller sur ces lieux, où il y a des ruines et faire témoigner des gens me rappelle forcément Shoah de Lanzmann. Les ruines, la nature, les discours qui reconstruisent l’invisible. Et cela rejoint en quelque sorte le sens du titre de ton film je crois.

Shoah est immense, le travail est gigantesque. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que je ressens. Il est improbable ou même quasiment impossible de se projeter dans l’idée de filiation par rapport à ce film. C’est un travail qui dépasse l’entendement. Mais quand j’ai filmé je n’ai pas pensé à untel ou untel, j’ai commencé de manière quasi instinctive et presque naïve, dirais-je. Il y avait une partie très cérébrale, mais pendant le tournage on ne pense pas au travail des autres.

Il y a plein de choses qui m’ont énormément nourri. Il y a effectivement ce qui donne son sens au titre. Atlal se traduit par les ruines. Je voulais faire référence à un procédé dans la poésie arabe qui consiste pour un poète à « se tenir face aux ruines » et restituer sur la place publique ce que ces ruines lui ont évoqué, ce qu’elles ont convoqué. Cette pratique m’a parlé parce que je faisais la même chose mais avec une démarche complètement différente. Alors que cela s’inscrivait dans une tradition orale, j’essayais de le faire moi avec des images et des sons. Il y avait aussi un poème d’Allen Ginsberg que j’aime beaucoup, dans lequel il dit « All our language is taxed by war ». Ce vers m’a habité et a nourri ma réflexion. Énormément d’autres choses m’ont marqué, inspiré, sans que je puisse en faire la liste, qui venaient du cinéma, de la littérature, des arts picturaux. En pratiquant – parce que le film s’est fait quasiment sur le tournage –, toutes ces références se sont effacées pour devenir un background. Elles ont été nécessaires pour se nourrir, amorcer des réflexions, mettre en débat, mais elles ne sont plus là quand on fait face au tournage, à ce qui compte vraiment : la vie et le réel. Ce qui m’a marqué, c’est de voir que les gens que je filmais étaient d’une extrême créativité par ailleurs, comme les artistes que j’ai pu lire ou dont j’ai pu voir les films.

Le film commence par une sorte de prologue composé d’images amateurs tournées au caméscope dans le village en ruine dans les années 90 – on dirait aujourd’hui en basse définition –, des images elles-mêmes en ruines tant le cadrage est instable et la qualité « mauvaise », traversée de glitchs. D’où proviennent ces images et quel sens cela avait-il pour toi de les utiliser en introduction ?

Lorsque j’ai commencé le film, j’avais la certitude d’utiliser des images d’archives, soit au commencement soit à la fin. Mais je pensais davantage à des photographies vernaculaires, des habitants. Elle se retrouvent chez l’un des personnages qui ramène ses photos pour raconter son histoire : l’image comme preuve. Au milieu du tournage, j’apprends que quelqu’un était venu filmer le temps d’une matinée en 1998 avec une petite caméra. À partir de ce moment-là, j’ai commencé une petite enquête pour trouver ces images. La bande VHS digitalisée sur un DVD était en fait chez un ancien habitant qui avait quitté le village, ne souhaitait plus y revenir, mais qui m’a donné l’autorisation de l’utiliser. J’ai pris la bande, je suis rentré chez moi, l’ai immédiatement visionnée et j’ai trouvé ce témoignage bouleversant. Il fallait ouvrir le film avec, pour dire qu’il y a vingt ans, dans la même logique, quelqu’un s’était tenu face aux ruines pour garder une trace. Et comme tu le dis, la bande est elle-même en ruines, dans un état délabré, très puissante, sans aucune parole hormis deux-trois phrases. Cette archive met en contexte le lieu. Elle dit tout – et cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure – sans rien expliquer : elle montre qu’il y a eu quelque chose de terrible, un désastre, quelque chose qui a irradié ce lieu, cette géographie. Le reste du film articule cela avec ce qui s’est passé vingt ans après.

J’ai même l’impression qu’il n’y a pas tant de différence entre ces images du paysage de l’époque et celles d’aujourd’hui.
Et j’entends aussi que tu as fait le choix de substituer aux images de personnages, des images de ruines. L’humain devait se trouver ailleurs, où est-il présent ici autrement ?

C’est un choix assez catégorique qui s’est articulé au moment où j’ai commencé le tournage et que j’ai découvert cette bande digitalisée, sorte d’oratorio à ciel ouvert, réduit au silence. Mais le silence est un langage au cinéma. Au début, il y a eu quelque chose qui s’est fait de manière instinctive, mais évidemment au montage, rien n’est hasard et tout prend sens. Soit des choix étaient bons et y sont consolidés, prennent forme, soit ils sont mis de côté.

Le silence que tu évoques caractérise d’ailleurs cette longue séquence qui succède au prologue, contemplative, avec des plans fixes, des mouvements lents, qui s’étire dans le temps comme dans l’espace du village, comme pour nous le faire découvrir.

C’est clairement ça. La parole arrive après dix-huit minutes dans le film. Toute cette première partie est composée de ces silences. Cela peut paraître prétentieux mais pour moi, c’est du cinéma pur. Un plan est constitué de corporel et de non corporel – des humains ou autres êtres vivants – ou de choses construites par l’homme : architecture, ruines, etc. Cette partie est une plongée dans un désir filmique, sans explications, sans voix off, se basant uniquement sur les sensations que j’ai pu avoir et que j’ai tenté de transmettre avec des images et des sons. Mais je reviens encore à cette question de la justesse. Je suis arrivé sur ces lieux avec ce désir de film et je pense que cela traduit ce tâtonnement pour trouver ma place dans ce territoire. J’ai fait le choix de montrer cette fragilité parce qu’elle est intrinsèquement liée à cette géographie. Il y a moi qui arrive sur les lieux avec ma caméra, ce que porte ce territoire comme signes, et rien que le fait de se dire que je vais essayer de les rassembler pour trouver ma place constitue pour moi une démarche filmique en elle-même.

Atlal © Djamel Kerkar / Prolégomènes

Au-delà du regard que tu y poses, as-tu une forme de croyance envers ces lieux dans le sens où ils disent quelque chose, dont il émanerait des présences, des messages? Peut-on les assimiler à des sortes de cimetières ?

Je crois qu’il y a indéniablement une charge. Ces endroits m’ont secoué émotionnellement, je ne saurais pas le traduire par des mots. En revanche, je ne crois pas du tout qu’ils soient des cimetières, bien au contraire. Cette première partie exprimait pour moi plus quelque chose de l’ordre de la flânerie que du recueillement. C’est drôle parce que dans le corpus que j’avais avant de faire le film, il y avait cette figure du flâneur et son imagerie du XIXe siècle. On le retrouve aussi dans l’Internationale lettriste, Guy Debord et la psycho-géographie. Tout ça m’a nourri, de la culture arabe à tout un champ de la culture occidentale. La première partie est une tentative de rassemblement des signes, qui dit que le silence est aussi une parole, et surtout une dérive dans le but de trouver autre chose que le visible, en évitant à tout prix d’expliquer ce qui s’est passé. Il y a des démarches autres, et des personnes qui excellent là-dedans, mais un film documentaire qui commencerait avec des personnages et une installation sur les trois premières minutes avec un arc dramatique, essayerait probablement d’expliquer ce qui s’est passé. Ce n’est pas ce qui m’intéressait, mais plutôt de dire qu’une ruine est un oratorio, un arbre mort est encore en vie et le fait d’y croire. Le premier témoignage qui survient dans le film est celui d’un homme qui substitue son drame par celui de ses arbres. C’est le chemin qu’il faut prendre pour arriver à ce genre de narration.

La séquence dont tu parles est celle qui m’a le plus ému. Cet homme – Ammi Lakhdar – débroussaille le chemin d’arbres morts, la caméra est fixe, postée au loin et il fait des allers-retours entre les deux points. Il parle ensuite de ses arbres fruitiers qu’il a retrouvés « sous le choc » après le terrorisme. Et il se tient enfin près du feu, ému et choqué, encore une fois dans un plan qui dure et qu’il vit, j’ai l’impression, comme une épreuve courageuse. Le feu est-il une ruine à ce moment-là ?

Je ne sais pas ce qui se passe à ce moment-là. C’est un vrai mystère, parce que contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, je ne l’ai pas mis en scène. J’adore filmer le travail et j’ai pas mal tourné avec lui. Ce moment est arrivé, synthétisant des semaines de travail en une matinée. Il y avait quelque chose de très fort, parce que je l’avais vu la veille avant qu’il aille à la mosquée et il m’avait dit : « Demain, je commence très tôt, je vais brûler mes arbres ». Je lui ai dit : « Je peux filmer ça ? », et il a accepté. Je suis arrivé le matin et j’ai filmé tout le rituel. J’étais fasciné. C’est lui qui a écrit, ou c’est le réel, ou tout un agencement de choses. Il y a une sorte de graduation : du déplacement des arbres qu’il avait déjà arrachés, d’un lieu à un autre, ce qui nécessite un effort physique considérable. Après dix-huit minutes de contemplation, on se dit qu’on est dans une continuité, mais quelqu’un arrive. Si je n’avais pas eu cette séquence, la première partie n’aurait pas eu cette longueur-là, parce qu’elle crée un effet de surprise dans le surgissement de la parole. On glisse du silence à la parole. L’enjeu au tournage, et par la suite au montage, était de rester dans une forme fidèle et juste par rapport à ces trois minutes. Évidemment son témoignage est en lui-même très puissant, mais l’enjeu était aussi de trouver une articulation formelle pour en rendre compte. Quand la séquence commence, il est complètement fatigué, il raconte l’histoire de ses arbres, et il est tellement énervé qu’il commence à les cogner. On passe ensuite à une seconde partie qui est plus sensorielle, avec aucune parole, où il contemple ses arbres en train de brûler. Et bien sûr que ces arbres, son champ, et le feu qu’il en fait, sont des ruines devant lesquelles il se tient.

Il y a cet autre personnage – Ammi Rabah Lakdar – qui témoigne dans un champ. Est-ce toi qui l’as amené dans ce cadre? Et comme tu en parlais tout à l’heure, il montre ses photos à la caméra, vraisemblablement en y tenant tout particulièrement, en épuisant les enveloppes dans lesquelles elles sont rangées. Ému, il insiste, le jeune qui a pris ces photos lui a dit : « c’est pour ne pas oublier », et il confirme : « je n’ai pas oublié ». Ce sont là encore des ruines ? Toi-même, tu gardes cet effeuillage dans son exhaustivité, et je me demande : dans ce jeu de mise en abyme, dans quelle mesure ces photos et son témoignage filmés peuvent-ils « faire preuve » ?

Je peux dire qu’il n’y a aucun système de mise en scène dans le film. Bien sûr qu’il y a globalement une mise en scène, mais j’ai tourné avec chaque personnage de manière différente. J’avais construit quelque chose autour du territoire et j’ai continué dans cette démarche en partant du principe et en intégrant le fait que chaque personnage avait une intimité dans cette géographie. Il fallait trouver les lieux où ils se sentiraient le mieux pour témoigner, en leur demandant à chaque fois. Ammi Lakhdar a choisi son verger, et Ammi Rabah Lakhdar a choisi d’aller dans ce champ. Je ne lui ai pas demandé d’amener ces photos, il l’a fait de son propre chef. Pour moi, c’était désastreux puisque la prise de son était très difficile à cause du vent, mais ce choix était trop précieux, le film devait absolument rendre compte de ça. Il est arrivé à midi, avec une chemise verte, sur laquelle il y avait son nom d’inscrit, et a commencé à tracer son histoire avec cette étrange manière qui consiste à affirmer que l’image est une preuve. C’est ainsi que toute parole fait écho à une image qui est d’abord mentale, mais concrétisée matériellement par une photo prise par un jeune photographe, lui servant en quelque sorte de carte mémorielle. Je l’ai pris de la sorte et c’est pour cela que les témoignages sont des blocs. Quelqu’un arrive, donne quelque chose à la caméra, comme un flux, un échange résonnant dans une géographie.

La question de l’image qui faire preuve est très compliquée. En tous cas, Ammi Rabah Lakhdar avait tranché, et je trouve très important qu’il y ait comme cela une espèce d’incarnation de tranche de vie. Ce qui me semble intéressant est le fait que les photos n’étaient pas en ordre. Le montage de sa narration s’est fait à partir de ce qu’il voyait sans chronologie. Il a commencé sur des choses très factuelles, ses arbres, des lois socialistes qui l’avaient délaissé, en passant par son choc physique, à la reconstruction de la ville, pour finalement revenir au colonialisme. Il commence sur des choses qu’il a vécues vers cinquante ans mais se replonge dans ses vingt ans. Et c’est je crois à ce moment-là que je me suis compte que j’étais en train de faire un film sur trois générations qui n’avaient rien transmises entre elles, et que je naviguais précisément à ces endroits.

En mettant en scène ces témoignages, et avec en toile de fond cette « décennie noire », penses-tu que ton film ou le cinéma peuvent ou ont vocation à être des lieux d’un processus mémoriel ?

C’est une question d’une complexité diabolique. La substance qui nourrit le plus le cinéma est le temps. Le cinéma est fait d’images et des sons repartis sur des plages temporelles. Et il y a cette chose fascinante qu’un film projeté dans le présent est déjà dans le passé. De cette sorte de constant paradoxe, il y a à mon sens constamment quelque chose d’inscrit dans une image cinématographique qui est de l’ordre de la mémoire. C’est aussi en lien avec des sensibilités, des distances de lectures. Il y a par exemple beaucoup de films algériens que j’ai vus très jeunes, qui ont été tournés vingt ans avant que je naisse, et qui ont une valeur mémorielle, peu importe leur valeur artistique. C’est à dire qu’ils me disent quelque chose d’une ville que je n’ai pas connue, etc. Il y a donc ce volet-là. En revanche, je ne sais pas si un film documentaire doit ou peut être un lieu de mémoire. Je crois que là où on met des règles, où on balise des chemins, on perd en liberté. C’est difficile de répondre à cette question.

J’ai effectivement une responsabilité indéniable à partir du moment où j’ai choisi de faire en sorte que la parole se libère autour d’une espèce de désastre qui a irradié ce village. Il y a quelque chose de l’ordre de la mémoire, mais pas comme un devoir de mémoire, plutôt comme un droit de mémoire. Au lieu de dire que ce village serait un lieu de mémoire, le film aspire à raconter les mémoires de ce lieu. C’était l’enjeu de tourner un film qui se passe dans ce lieu chargé d’une substance historique si dramatique. Le choix initial est que la parole se libère atour de quelque chose, parce que les politiques ou les historiens produisent une narration globale qui écrase la parole, alors que le cinéma se nourrit de cette substance et est sensé la densifier et la mettre en valeur. Les démarches sont radicalement différentes je crois. Et j’étais conscient de cet enjeu-là.

Je remarque qu’il y avait ces personnages plus âgés, et des jeunes, particulièrement Abdou, qui insufflent quelque chose de complètement différent. Lui n’a pas cet attachement – ou autrement – à la terre, à la nation, il parait désenchanté et veut partir.

Abdou représente quelque chose de très important qui n’est jamais – ou trop rarement – filmé en Algérie : la parole de notre génération, toute la substance de vie, incarnée à l’écran. Quand je l’ai rencontré, le film a complètement basculé et cela est formalisé par ce passage du jour à la nuit. Ce qui m’a immédiatement touché chez lui, c’est qu’il s’est saisi du film comme un acteur se serait saisi d’un scénario. Et il a cette espèce de charisme, cette dégaine, cette gouaille qui me fait penser à Belmondo. Il fait glisser le film vers autre chose. Avant de le rencontrer, je savais que je voulais articuler cette idée des trois générations dont je parlais, et lui est venu comme une charnière de la narration en chantier. Chaque personne raconte sa mémoire, ce qu’il porte dans ce lieu, mais à partir de ce qu’il a vécu à l’âge de vingt ans. Abdou a vingt ans aujourd’hui, et on est donc inscrit avec lui dans le présent et dans des enjeux étant ceux de notre génération. Avant d’être réalisateur, il y a des choses qui me parlaient personnellement et qu’Abdou incarne merveilleusement.

La parole des jeunes comme Abdou est très rare, parce que l’imaginaire collectif en Algérie les représente comme des décérébrés, sous drogue, des « cailleras » sans souffrances, alors que ce n’est pas du tout le cas. Lui est extrêmement sensible et très intelligent. Il y avait quelque chose de touchant à le voir réuni avec sa bande tous les soirs autour du feu. Ils inventaient là un nouveau lieu, un micro territoire, devenant un espace de liberté, une zone autonome et temporaire où tout est possible : ils passent de la musique, ils discutent. C’est l’agora où ils parlent des femmes, de leur rapport au pays, à la vie. Tout ça est articulé par une espèce de musicalité dans la parole.

Atlal © Djamel Kerkar / Prolégomènes

Cette musicalité se retrouve aussi dans cette musique, ces chansons qu’ils écoutent, effectivement très présentes. D’autant que les paroles semblent avoir une importance. Au-delà de ce que cela représente pour eux, quel sens cela prend-il dans le film ?

La musique qu’ils écoutent et qu’ils font est importante parce qu’elle raconte quelque chose qui a été dit avant, sera dit après ou est formulé en sous-texte. Ce rapport vient d’abord d’eux parce que c’est ce qu’ils écoutent quotidiennement, mais je me suis rendu compte par la suite qu’il y avait une substance et une forme de témoignage qui passaient par là. Montrer ces rappeurs qui écrivent un texte et arrivent le soir en freestyle pour raconter leurs peines, leurs problèmes, leur projection dans l’avenir, me paraissait le meilleur moyen d’intégrer ce groupe mais aussi d’y mener le spectateur. Évidemment, c’est fragmentaire, mais cela exprime ce que vivent ces jeunes dans ce territoire. Chaque séquence est un moyen de se confronter à ce réel. En tous cas, il y avait un enjeu dans la musique qui était de plus en plus souligné par les personnages – et donc il fallait partir de ce qu’il y a, pas de ce que j’aurais projeté. C’est une devise qui a guidé tout le film : ne pas faire sur les gens mais avec eux.

Dans la séquence où Abdou témoigne seul, il regarde passer cet avion sur lequel tu portes ta caméra, comme pour figurer ses envies d’ailleurs. Peut-on extrapoler son désir à celui d’autres jeunes qui sentent qu’il n’y pas d’avenir en Algérie pour eux ?

Oui, mais il y a d’abord quelque chose étant de l’ordre de la jeunesse et d’universel qui est de simplement vouloir aller voir ailleurs. Un jeune du Nebraska voudrait aller voir New York, un autre de Besançon voudrait venir à Paris, etc. C’est tout à fait naturel. Mais cela dit en effet quelque chose de la société algérienne d’aujourd’hui. Et ça vient construire une parole en contraste avec ce qui s’est dit avant, chez cette génération de vieux hommes nourris par le récit national, qui font preuve d’une espèce de bravoure et ont cette dévotion envers l’État-Nation qui n’est plus chez les jeunes aujourd’hui. C’est un pays inscrit dans une globalité : les gens ont accès à des images, ils rêvent. Je pense que ce que dit Abdou dans cette séquence-là traduit le sentiment d’une large majorité de la jeunesse algérienne : un désir de partir, d’aller voir ailleurs, de se construire différemment. Je dirais que les plans sur l’avion lui reviennent. Il est d’une vivacité d’esprit ! Il arrive à faire des montages improbables avec une rapidité incroyable. Cet avion est passé et rien que le bruit l’a renvoyé à sa condition, pour exprimer sa perdition, puisqu’il dit à ce moment-là qu’il ne sait plus où sont le Nord et le Sud. Pour moi, il représente cette jeunesse dynamique, dans une musicalité complexe, comme du free jazz, passant du majeur au mineur très facilement, où tout est ironique, cynique, mais canalisé pour en faire une création en chansons. Cela devient une forme de résilience au quotidien.

Cela m’a frappé pendant le film : il n’y a que des hommes. Où sont les femmes ?

Je dirais que c’est d’abord à cause d’une réalité sociale propre à ce lieu-là. Dans la ville à un kilomètre à côté, l’espace est occupé aussi par les femmes. Mais dans ce village, elles n’occupent pas l’espace extérieur. Et comme je le disais au début, les deux entités qui alimentaient ma pensée et m’intéressaient étaient la dualité entre présence et absence qui se voit ici formalisée. Et je ne suis pas certain que tout ce qu’on ne voit pas à l’image dans un film n’existe pas. Cette absence criante dit des choses. Et les femmes habitent l’imaginaire des hommes, dans les chansons. Abdou parle beaucoup de sa copine, les plus vieux ont un rapport à la terre très maternel. Pour moi, ce qui était hors-champ est devenu, surtout au montage, une substance existante.

Atlal © Djamel Kerkar / Prolégomènes

J’entends et pourtant on ne peut pas remplacer ce qu’auraient dit des femmes par le discours des hommes. N’était-ce pas possible d’aller dans les espaces où elles étaient ?

Oui, tout à fait. J’ai tenté d’aller tourner en intérieur mais ça ne marchait pas. Ça aurait demandé une autre configuration. Il y a clairement un film à faire avec elles. Je pense qu’il faut un deuxième film, avec une autre logistique, une autre configuration. En fait, il faudrait qu’il y ait nécessairement une femme dans l’équipe de tournage. Je pense qu’il y a des codes culturels qui font que ce n’était pas possible avec ce film. Je me suis vraiment posé ces questions, et je crois que pour qu’il y eût une vraie fluidité de la parole, il eût fallu que je sois accompagné d’une femme. Et malgré mes essais, le glissement ne se faisait pas entre cet espace intérieur et extérieur. Mais je reste convaincu qu’il faut un deuxième film qui explorerait ce territoire-là, parce qu’on ne peut évidemment pas substituer le vécu des femmes par le récit des hommes, c’est une évidence.

Il y a quelque chose de hautement magnétique dans ces multiples plans sur les feux. Qu’y a-t-il dans cette appétence à les filmer, en terme de sens mais aussi en terme d’image ? Qu’y a-t-il à brûler ? Sont-ce les cendres ou la vivacité du feu qui t’intéressent ?

Il y a tout ça : la fumée, les braises, le feu jaillissant, les cendres. Esthétiquement, je trouve qu’il y a une puissance cinétique, ces contrastes sur les visages que le feu dessine, les lumières constamment en mouvement, une sorte de danse. Et ce geste qui consiste à allumer le feu chaque soir ravivait le feu de la vie, le feu primitif, comme si chaque soir il s’agissait du premier feu de l’Homme. Les interprétations sont multiples et différentes et dépendent des sensibilités, et c’est sans doute ce qui m’a intéressé. Un spectre s’ouvrait par ce geste-là. Le feu ponctue le film : dans la première partie avec l’homme qui brûle ses arbres, le feu autour duquel les jeunes se rassemblent, les feux que l’on peut voir à plusieurs reprises partout. Le feu est comme un signe que je ne fais que rassembler et articuler. Face à cette persistance, je me suis dit que cela avait un sens, et je ne voudrais pas lui donner une symbolique ou le quadriller, mais tout le film laisse des ouvertures pour que l’on puisse se projeter dans plusieurs lectures.

C’est aussi la ruine en train de se faire. Et la parole advient devant elle, puisqu’ils se rassemblent autour…

Oui, la première sensation que j’ai eue est celle d’une agora à ciel ouvert. De cette désintégration jaillit quelque chose de très pur, qui permet à la parole de se libérer, c’est pour cela que je dis qu’il y a un truc primitif.

Tu parlais de ta volonté de travailler avec des images d’archives, qui ici – mis à part dans le prologue – sont absentes. Travailles-tu sur d’autres projets documentaires, avec l’intention d’utiliser cette matière ?

Dans un rapport à une historicité qui n’est pas écrite, la narration des gens s’appuie sur un archipel d’images faites au gré du hasard, des événements heureux ou malheureux. Dans les années 70-80, les gens avaient beaucoup d’appareils photo chez eux parce qu’ils venaient de l’URSS et ne coûtaient absolument rien. Tout le monde produisait des images de manière totalement instinctive, et j’y retrouve une puissance à explorer esthétiquement. Je suis en train de travailler sur un projet de cet ordre-là. Quand j’écrivais mes films, des courts ou ce long, je me suis moi-même appuyé sur des images personnelles, que j’ai prises avant, des images de mon enfance, pour me nourrir. C’est un lien mystérieux, que je ne saurais pas expliquer. Le film est tout juste en développement et en écriture, donc je commence à élaborer des choses, mais je me rends compte que je pars sur les mêmes intuitions : les traces, l’image comme trace, qui me permettront de dériver…

Atlal, film de Djamel Kerkar, 2017. Premier prix du FID Marseille 2016. Avec : Farid X, Ammi Lakhdar, Ammi Rabah, Lakhdar, Mohammed, Rouaf, Abdou Bennou, Moundhir, Mounir, Nouaaman. En salles à partir du 7 mars 2018.