Arthur Cahn : « La littérature, c’est l’espoir d’une rencontre au-delà de la peau » (Le grand entretien)

Arthur Cahn (Photo transmise par l'écrivain)

Parmi les premiers romans qui ont paru en ce début d’année 2018, sans doute Les Vacances du petit Renard d’Arthur Cahn s’impose-t-il comme l’un des plus remarquables et singuliers. En dévoilant l’histoire du jeune Paul Renard qui, le temps d’un été à la chaleur vacante, tombe amoureux d’Hervé, un homme mûr, Arthur Cahn offre un récit éminemment sensuel où s’affirme une décisive initiation à la fiction et à l’écriture.
Diacritik a rencontré Arthur Cahn le temps d’un grand entretien pour évoquer avec le jeune romancier, également cinéaste, ce premier roman qui s’impose comme l’une des réussites de ce début d’année.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre roman : comment vous est venu le désir d’écrire Les Vacances du petit Renard ? S’agissait-il d’une histoire que vous portiez déjà en vous, à la manière d’un récit presque à caractère autobiographique ? Ou s’agit-il bien plutôt d’un roman qui s’est ouvert depuis une scène ou une image précise à partir de laquelle vous avez bâti l’ensemble de votre récit, à l’instar de votre personnage qui ne cesse de se saisir de détails du réel pour laisser libre cours à son imagination ?

La rencontre avec mon livre et son personnage, Paul, a été plutôt soudaine. En même temps, Les vacances du petit Renard catalyse des thèmes et des motifs que je portais déjà en moi depuis longtemps, dont certains que j’avais déjà explorés dans mon travail de « court-métragiste » (ainsi que dans des nouvelles – j’écris tous les jours), tels l’adolescence, les applications de rencontre, les vacances….

Mais l’idée de Paul et Hervé est arrivée d’un coup, lors d’une projection de courts-métrages, devant un film que je trouvais horrible. Pour lutter contre, j’ai commencé à me raconter ma propre histoire, à l’intérieur même du décor du film. C’était un court-métrage d’autant plus décevant qu’il abordait les thèmes que j’aime. Cela se passait à la campagne, une maison familiale, une ado s’éveille à l’amour, etc. Mais le film ne disait rien d’intéressant, s’embourbait dans les clichés.

J’ai laissé mon imaginaire pousser comme une mauvaise herbe dans le décor. J’ai erré dedans. Et j’ai trouvé Paul et je l’ai suivi. Et voilà. Je sors de la séance avec une urgence : il faut que je rentre chez moi car j’ai l’idée d’un livre, j’ai le début, la fin et le titre, Les vacances du petit Renard, sans savoir encore pourquoi « renard » (ce sera finalement le patronyme de Paul). J’avais aussi la certitude que ce livre serait publié. J’ai attendu un peu avant de commencer la rédaction, une grosse semaine je crois, le temps de sentir Paul, de me remplir. Puis je me suis lancé. Le premier jour j’ai écrit le début, l’arrivée dans la maison et la rencontre avec Hervé. Le deuxième jour j’ai écrit la grande scène finale, quand Paul pénètre dans la Petite Maison. Puis j’ai repris dans l’ordre chronologique. Mille mots par jour.

J’ai toujours écrit, moins peut-être pendant mes années à La Fémis où mon écriture n’était que scénaristique. Je me suis remis à l’exercice littéraire après mon diplôme. Effectivement Paul a eu des petits frères avant lui, parfois abandonnés, parfois non : par exemple Loup, l’un des protagonistes de mon premier court métrage (Au loin les dinosaures) est un peu un cousin de Paul.

Enfin c’est un pur roman, il n’est pas autobiographique. J’aime la fiction. J’ai besoin de la fiction. Après on ne peut pas tout inventer. Ou plutôt l’imaginaire, oui, a besoin d’un peu de réel pour parfois se bâtir (et peut-être aussi, mais c’est une autre question, que le réel a besoin de fiction pour se rectifier).

Enfin par exemple le domaine dans lequel se déroule le récit, avec le grand parc, avec la Grande Maison et la Petite Maison, est un patchwork de différentes maisons de vacances que j’ai connues, où viennent aussi se mêler de pures visions imaginées pour combler les trous. Par exemple aussi Serge Reggiani en voiture, c’est un souvenir. Les SAS de mon père lus en cachette également. Le réel se dissout dans la fiction qui l’assimile. Seuls ma famille et mes amis proches peuvent discerner certains morceaux autobiographiques et cela les amuse. Mais ce ne sont que des grains de sable autour desquels le roman fait perle.

Pour en venir à présent au cœur de votre roman, Les Vacances du petit Renard offre l’histoire du jeune Paul Renard, 14 ans, « cheveux bruns qui bouclent, peau mate, un peu bouffi » qui, à la faveur d’un été dans la maison familiale, rencontre Hervé, un homme de 45 ans. Très vite, le jeune homme va ainsi commencer à ressentir une certaine fascination pour cet ami de sa tante Béné pour finir par s’éprendre de lui. Cette histoire entre l’adolescent et l’homme d’âge mûr paraît essentiellement s’articuler à la figure insaisissable pour Paul de ce quadragénaire qui, presque énigmatique, « arrive, comme un dernier présent qui ne s’offre pas. »
En quoi était-il important pour vous de présenter Hervé comme un être résolument opaque aux yeux de Paul ? S’agissait-il pour vous de donner à lire une histoire fondée sur un déséquilibre, presque proustien, entre les deux personnages à la manière de la relation que vous mettiez déjà en scène dans votre court-métrage Herculanum notamment ? Est-ce que, selon vous, une histoire débute et fait récit à partir du moment où un déséquilibre infranchissable s’installe entre deux êtres ?

Je dois avouer qu’en écrivant, que ce soit ce roman ou Herculanum mon dernier court métrage, je me pose assez peu de questions, il y a une pulsion et beaucoup d’intuitions, du moins dans mon premier geste et ma première motivation. Après coup, durant le trajet de l’écriture, oui je commence à interroger et fouiller cet élan. Oui, j’aime les rencontres, les récits de rencontre c’est certain, et les rencontres qui font frictions, qui sont manquées ou oui, déséquilibrées. Il faut que ça joue, il faut une déhiscence dans laquelle le récit puisse venir se glisser et former son sillon.

Mais est-ce que toute relation n’est pas une tentative pour trouver un équilibre, dans le fond ? Il y a récit du moment qu’il y a rencontre. C’est boy meets girl, la base, l’enjeu central d’innombrables récits littéraires ou filmiques. En l’occurrence ici boy meets man. Ce qui me touchait dans l’histoire de Paul et qui m’émeut, c’est que la rencontre se fait à sens unique quasiment. Il y a un immense déséquilibre. Hervé ne sait rien de ce qu’éprouve Paul. Le rapport qu’entretien Hervé à Paul est anodin, voire inexistant, ce n’est que le neveu de son amie, un gamin. Alors que le rapport de Paul à Hervé est presque fiévreux. Il y a un surgissement et un déploiement presque totalitaire du désir qui s’impose arbitrairement à Paul. On ne sait pas pourquoi il aime tant Hervé. Lui-même semble l’ignorer. Cela a influé sur l’écriture et sur le choix d’une troisième personne pour prendre en charge le récit, une troisième personne qui est en fait un « je » travesti ou aliéné. Paul ne peut pas prendre en charge le « je », d’abord de par sa situation d’adolescent, d’individualité en en train d’émerger, aussi peut-être par son tempérament un peu froid, mais aussi et surtout parce qu’il subit tout ce qu’il ressent pour Hervé.

Moi-même quand j’aime, j’aime souvent sans raison. Je ne sais pas à quelle partie de moi s’adresse le mystère de l’autre qui me fait tomber amoureux. Je tombe amoureux d’un visage, de ce que je pense y lire. J’y lis quelque chose, mais sans le comprendre, et j’aime.

C’est le cas pour Paul. Et apprendre à connaître Hervé ne l’aide pas à saisir son mystère. Hervé demeure insaisissable, il est cet obscur objet du désir. La réalité du désir, je ne sais pas où elle est. Il y a une non superposition entre la raison et le sentiment, Paul aura beau connaître Hervé de plus en plus (notamment grâce à son stratagème des faux profils Grindr), il ne saura jamais pourquoi il l’aime. Mais je ne pense pas, pour revenir à votre allusion à Proust, qu’il se dira plus tard qu’Hervé n’était même pas son genre. 

Afin de poursuivre notre questionnement, j’aimerai à présent m’intéresser au caractère initiatique du récit que vous déployez. Comme tout adolescent, Paul est confronté à la question des premières fois. Pourtant, irrésistiblement, Les Vacances du petit Renard se révèle plus que rusé en n’offrant pas du récit d’apprentissage ses accents les plus classiques tant, à la vérité, la première fois, rêvée et tant espérée, n’arrive peut-être pas véritablement.
À ce titre, j’aurais aimé savoir s’il s’agissait pour vous de convoquer les attendus du récit de formation pour en interroger les limites à travers les premiers émois de Paul ? Vous diffractez à l’intérieur du roman un certain nombre d’images et allusions qui dévoilent l’adolescence comme un infini franchissement de seuils à l’enseigne du jeu vidéo sur sa DS auquel s’évertue à jouer Maude, la petite sœur de Paul, qui s’entend dire par son frère : « Le monde d’après est encore plus difficile, si tu n’arrives pas à celui-là, tu y arriveras pas après. » Peut-on y lire une loi de l’adolescence et de l’incident obstacle propre à tout récit de formation ?

J’ai d’abord écrit parce que j’aimais cette histoire, sans rien mettre en perspective, ni en pensant à une lignée. Mais certainement que j’ai aussi écrit contre, du moins en réaction contre la mièvrerie ou les clichés de récit de « découverte de soi » (J’ai pas mal de titre en tête, mais je préfère ne citer que les œuvres que j’aime). D’ailleurs je tique toujours un peu quand je lis à propos des Vacances qu’il s’agit d’un récit sur la découverte de soi, ou sur la découverte de l’homosexualité. Ce n’est pas le cas. Ce serait vraiment daté, et déjà vu sinon. Ce n’est plus la question en 2018. En tout cas pas dans le monde où Paul, ni moi-même n’évoluons.

Et oui, très vite j’ai senti que le terrain était glissant et qu’il pouvait me mener aux clichés, mais j’avais confiance en Paul, je savais qu’en le suivant, j’irai vers quelque chose d’authentique et de littéraire, d’atemporel et de moderne à la fois. Voilà comment cela se passait : j’écoutais Paul. Je me mettais à sa place et je rendais compte de ce qui lui arrivait. Je pensais souvent à cette fameuse phrase d’Hitchcock, vous savez : « Il vaut mieux partir d’un cliché que d’y finir ».

L’adolescent est un personnage très populaire, surtout dans le cinéma. J’aime les figures d’ado en vacances. Ce n’est pas tant la question de l’initiation (je crois qu’on est constamment en train de s’initier au fait de vivre, que ce n’est jamais si évident) que leur situation dans un temps en suspens où l’oisiveté, les vacances littérales qu’ils connaissent laissent une place énorme aux sentiments, à la poésie. Pour ce qui est de l’idée de seuil dont vous parler, je ne sais pas… Si la DS fait métaphore c’est bien malgré moi. Et puis un niveau dans un jeu vidéo, cela possède une rupture nette. Je ne crois pas en ce qui est net. Ce n’est pas net dans le roman, Paul appartient d’ailleurs à deux mondes à la fois, l’enfance et l’adolescence.

Les vacances c’est le récit d’une désillusion plutôt, c’est le récit de la découverte de l’aliénation que provoque l’amour. C’est souterrainement aussi un récit – et c’est important – sur la découverte de l’écriture. Il était important pour moi que le texte soit travaillé par une pensée réflexive, même si cela affleure à peine.

S’agissant toujours de la question du récit d’initiation, peut-être en effet l’initiation sexuelle et l’éducation sentimentale ne fournissent-elles pas la visée première de votre roman. De fait, une large part des Vacances du petit Renard n’est pas uniquement consacrée au désir sexuel et à la soif de rencontres. Ici, à mesure que l’été s’écoule, se déploie irrésistiblement une première fois plus déterminante pour le personnage : celle de sa patiente et progressive entrée en écriture qui paraît se jouer en trois temps sur lesquels j’aimerai successivement vous interroger.
Le premier concerne la découverte d’une sensualité qui s’origine dans les mots, leur fétichisation et leur usage, les lectures notamment des SAS. Ainsi lire procure littéralement à Paul un véritable plaisir du texte qui passe, avant les images, par les mots mêmes comme « gémissements » ou encore « frondaison » : en quoi était-il important pour vous de présenter l’éducation sexuelle de Paul par la sensualité active du langage ? Est-ce une profession de foi oblique de votre écriture même ?

Pour ce qui est de la scène avec le SAS, c’est l’une de mes scènes préférées. Elle était très amusante à écrire, et j’aime aussi la lire lors des rencontres en librairie. C’est une parodie du plaisir du texte. Et c’est en fait pas du tout barthésien. Enfin sa manière de lire ne l’est pas. Le fait de détourner le texte pornographique en l’insérant dans mon livre l’est peut-être un peu plus. La lecture de Paul qui cherche un support à son onanisme est utilitaire. D’ailleurs après la jouissance, il ne veut plus voir les mots qui l’enflammaient, ils le dégoûtent. Ce qui était intéressant c’était tout de même de voir ce qui s’active en Paul et comment pour lui lire c’est aussi voir, entendre, participer. Il le dit, il voit la couleur du maillot de bain qui tombe, il entend les bruits, il ajoute. C’est plus que seulement iconogène, il se fait un film.

C’était en tout cas très amusant pour moi de prendre de vrais morceaux de SAS et de les déplacer dans mon livre, et donc de saper complètement leur pornographie, leur sens, c’était une vraie leçon pour moi de voir comment le livre transforme le sens, la portée des mots, des phrases, des paragraphes.

Paul est un lecteur multiple. C’est un jeune homme qui aime la rencontre qu’offre la lecture. Car c’est aussi une rencontre. Avec des mots, un auteur, des personnages et soi-même. Mais aussi avec un objet. Paul est très sensoriel. Il y a un plaisir en amont même de la lecture à se saisir de l’objet, à observer par exemple la couverture au titre gaufré du Stephen King qu’il entame.

Mais je ne sais pas si son éducation sexuelle passe par la sensualité du langage. Paul est dans un rapport sensuel au monde et donc au langage aussi. Tout se mélange. Les mots, comme il le dit, sont des lassos, c’est aussi une manière de rencontrer l’autre, et le monde. Notre perception du monde passe par le langage majoritairement. Cela questionne Paul. Il regarde le paysage et il se questionne sur la concordance entre le mot France et le territoire, par exemple. Ce sont des questions qui bien sûr me préoccupent moi en premier lieu. (Oui, en ce sens je suis assez proche de Paul, je ne sais pas à quel point les mots nous servent à appréhender le monde, à l’asservir, à le comprendre. Je me pose beaucoup de question par exemple sur mon prénom et en quoi il me contient, à quoi il me réduit, à quel point il m’aliène.)

Arthur Cahn et Jérémie Elkaïm dans le splendide Herculanum d’Arthur Cahn

À ce premier moment de l’érotique du langage vient répondre un second temps, celui de la découverte de l’écriture par Paul. Ce deuxième acte passe cette fois directement par la pratique de l’écriture elle-même qui arrive à la faveur d’un violent orage que Paul consigne de la sorte dans une ouverture de la narration à elle-même qui débute de la sorte : « Les oiseaux ne savaient plus où voler pour trouver refuge, même sous les feuilles des arbres où ils demeuraient pétrifiés, il ne pouvaient échapper à la pluie et au vent. ».
S’agissait-il pour vous de plutôt venir redoubler et dédoubler par ce récit d’initiation votre entrée même en littérature, comme si à la première fois du premier roman répondait le désir de première fois de Paul ? La véritable première fois de Paul, n’est-ce pas ainsi l’écriture elle-même ? Est-ce qu’un personnage comme Arnaud, étudiant en lettres, rôde autour de Paul plutôt comme la littérature autour de son désir plutôt que comme un possible amant ?

C’est une très belle interprétation. Ce que vous dites fait sens. Je dois avouer avoir écrit vite en suivant mes intuitions, dans un premier mouvement presque pulsionnel. (J’ai parfois écrit de la même manière que je rêve, en laissant les images advenir sans comprendre toujours mais en ressentant tout le temps).

Cependant, très vite, je me suis dit que si je devais écrire un roman, il fallait que quelque chose de réflexif sur l’acte d’écrire viennent travailler le texte. Que je ne pouvais pas écrire sans penser autour de la question de l’écriture, sans que le récit prenne le médium utilisé à partie. Même si ce n’est que souterrainement. Donc oui, j’ai su que Paul apprendrait à écrire, et que cela constituerait le fil souterrain du livre, en dessous de l’histoire d’amour. Mais je ne me suis pas dit que je parlais de moi, je n’ai pas eu envie de le savoir. Ce qui est bon aussi dans la fiction, c’est de devenir l’autre et de s’oublier, du moins de le croire. Mon rapport à Paul est étonnant, bien sûr il venait de moi, mais j’avais l’impression parfois et même assez souvent qu’il possédait une certaine autonomie, et que je n’étais là que pour rendre compte de son histoire. Il y a même eu des moments de résistance : par exemple je voulais une scène où il fasse le mur la nuit. J’avais commencé à poser des idées. Mais lui ou alors le récit, je ne sais pas, n’en voulait pas.

Les vacances c’est aussi et avant tout un récit concret et simple. Arnaud dont vous parlez tourne réellement autour de Paul et l’aime réellement. Tout comme Paul aime vraiment Hervé et souffre et veut être aimé. Tout ne fait pas métaphore ou métatexte. Ou seulement dans un second temps.

Ce qu’offrent l’écriture et la fiction que Paul crée à travers les faux profils Grindr, c’est un lieu de rencontre. Il rencontre Hervé sur Grindr dans l’espace qu’offre le dialogue écrit. Il se rencontre aussi lui-même. Je crois que le texte dit que la fiction est aussi une réalité, une réalité plus réelle que le réel parfois, et que c’est aussi le lieu de l’amour. Il n’y a pas de fiction en fait, il n’y a que du récit.

Afin de prolonger cette interrogation sur la poétique du premier roman qui se pose avec acuité dans votre récit, le troisième et dernier acte de cette entrée en littérature passe par un premier objet qui en autorise l’exercice : l’application de rencontres, ici Grindr, « la 1re appli mobile de réseau social au monde conçue exclusivement pour les gays, les bisexuels, et les hommes curieux ». En ce sens, de manière significative, Paul achève la lecture d’un roman, en laissant « derrière lui ses amis fictionnels » avant, précisément, de taper « Grindr dans le moteur de recherche ».
Faut ainsi considérer Grindr comme une microfiction ou aussi bien un atelier d’écriture qui s’ignore ? En quoi Paul s’en sert-il par les personnages et faux profils qu’il créé comme d’un véritable laboratoire fictionnel ?

Je n’avais pas fait le rapprochement entre la fin de la lecture et le début de l’aventure Grindr… Paul continue à lire tout même par la suite de son inscription à l’application et avant il a déjà écrit une lettre loupée à sa meilleure amie.

Dans les sites de rencontre, il y a une invention de soi, il y a dialogue, il y a portrait, il y a donc littérature, du moins il y a de vrais exercices d’écriture. Avec le chat, c’est la joute amoureuse qui est revisitée. Bien sûr il y a des photos… Mais Paul se cache. Et Paul bricole, ce qu’il veut c’est posséder Hervé, les mots sont des outils dans cette opération, mais cela le déborde.

Paul est travaillé par les mots, les mots se superposent au monde, parfois pour le saisir, parfois pour l’occulter. La nature lui rappelle des poésies apprises à l’école quand il se balade. (En fait il lit tout le temps, car il est un personnage littéraire). À l’inverse parfois Grindr aspire le monde tant le dialogue avec Hervé efface tout le reste. Mais il y a aussi une réalité presque immédiate de l’existence que les mots ne peuvent pas contenir et que Paul pressent. Et il y a aussi une déception des mots.

Ce qu’il pressent également, et me fait revenir à votre question, c’est que la fiction est un lieu de liberté étonnant et que cette liberté permet de se révéler, et de se déployer, de se trouver. Il se lance, il ne sait pas forcément pourquoi il écrit les choses qu’il invente, mais il sait que cela est juste.

Qu’est-ce qui finalement intéresse le plus Paul : la possibilité de la rencontre effective ou être finalement grisé par l’étoilement des histoires et profils qui permettent d’aboutir à la rencontre ? Est-ce que ce qu’il cherche ce ne sont pas avant tout des histoires à la manière d’un complexe d’Asmodée contemporain : « Quelles sont toutes ces petites vies, ces petites histoires derrière toutes ces petites vignettes qui montrent des têtes et des torses et parfois autre chose, un paysage, un dessin, ou rien, est-ce qu’ils mentent aussi ? Est-ce qu’ils s’inventent ? »

Paul cherche le contact, une immédiateté. Paul veut rencontrer Hervé. Paul veut une rencontre, oui, il veut faire partie d’Hervé, il rêve, je pense, d’une fusion. Il pense que cette communion certainement pourrait passer par la possession charnelle. Mais elle ne peut pas voir lieu. L’écriture après avoir était une avancée dans son rapport à Hervé et une aventure devient un pi allé finalement pour lui, et une déconvenue. Il y a une déception de l’écriture tout de même. Et en même temps une impossibilité du réel. Paul est dans l’impasse.

Je crois que sur Grindr l’échange écrit est un préliminaire. Certains préfèrent les préliminaires. Je ne pense pas que ce soit le cas de ce personnage. Mais peut-être que l’écriture et, dans son plus bel horizon, la littérature, sont le lieu de la vraie rencontre. Peut-être qu’il n’y a en fait jamais de rencontre possible et peut-être qu’on est toujours seul. J’espère que non. Je pense en tout cas que la littérature peut contrer cette solitude. Ou du moins nous en consoler.

C’est amusant votre lecture car cette question est au centre du nouveau texte que j’écris en ce moment et que j’espère sera mon second roman : Est-ce que la littérature peut nous permettre une rencontre qui viendrait nous sauver de l’isolement qu’impose notre incarnation ? Je sens mon corps comme un cloisonnement. Enfin pour ce qui est de Paul, il faut comprendre qu’il ne se retourne pas sur lui-même, si on l’interrogeait sur le récit de son histoire, il n’aurait que des oui et des non comme réponse, ce n’est pas un personnage très réflexif.

Pour revenir à la question du récit d’apprentissage, vous paraissez placer votre roman, dès son titre, dans la filiation de la littérature jeunesse et en jouer là encore. On ne s’étonne ainsi pas que Maude, la petite sœur de Paul, lise la comtesse de Ségur quand Paul, pour sa part, n’en a délibérément jamais lu puisqu’il « lisait R.L. Stine à son âge ». Ne pourrait-on pas cependant dire que Les Vacances du petit Renard s’écrit à la croisée du conte pour enfants et d’un récit qui dévoile une horreur sourde, politique et sociale dont prend conscience le héros, à savoir sa progressive conscience de classe dénoncée par sa tante ? Diriez-vous que l’éveil politique, même encore fragile du héros, constitue un des points d’aimantation de l’écriture de votre roman ?

Il faut rappeler que RL Stine c’est de la littérature d’horreur pour enfant, pour ceux qui l’ignorent. Et c’est assez mauvais. Ce qui me plait avec le titre c’est le décalage, le contraste entre un titre assez enfantin et la couverture très sérieuse de la collection Cadre Rouge du Seuil. Cela dit tout de suite quelque chose de vrai sur la situation de Paul. J’aimais aussi la fausse piste, qui n’est pas totale cependant : Paul est aussi encore un enfant.

Pour ce qui est de la notion de classe dans le livre, je n’irai pas à parler d’horreur sourde. C’est un récit que j’ai voulu léger tout de même et je ne crois pas non plus que Paul voit avec horreur son appartenance à la classe bourgeoise et les rapports de force que cela crée entre lui et Arnaud le beau-fils du jardinier ou même avec la femme de ménage. D’ailleurs cela amène plutôt de l’humour dans le livre, un humour un peu satirique, cruel, mais pas horrifique. Paul a une intuition voire une conscience assez nette de son appartenance à la classe bourgeoise mais il ne remet pas cela en question. Il était nécessaire alors et rafraichissant d’avoir un personnage qui puisse interroger voire critiquer, pointer du doigt cela et c’est l’une des fonctions que prend en charge Bénédicte, la tante. Sa présence dédouane le récit et son protagoniste à ce niveau-là.

À présent je voudrais vous interroger sur la place de la famille dans votre roman, et plus largement sur la place que Paul occupe plus particulièrement dans cette famille. Tout au long du récit, la famille chez vous est un corps qui se délite, se brise, se recompose, vit dans l’illusion et l’apparence pour faire croire encore à un mariage presque détruit depuis longtemps. Pour reprendre un néologisme forgé par Christophe Honoré à l’occasion de son premier roman, s’agissait-il pour vous de mettre en scène une famille qui apparaît aux yeux de Paul comme une infamille, à savoir un « ensemble de personnes qui nuit à la réputation des liens du sang » ? La famille de Paul, est-elle cette infamille révélée finalement par l’arrivée d’Hervé qui joue finalement le rôle de Terence Stamp dans Théorème de Pasolini, celui de révélateur inouï ?

La différence c’est que Stamp subjugue toute la famille. Là il ne s’agit que de Paul. A peine les parents se souviendront-ils d’Hervé à la fin des vacances, à mon avis. Il n’y a pas d’interpénétration des deux drames. Hervé ne révèle pas aux parents leurs désamour.

Moi c’est Paul qui m’intéresse. Sa famille, je les aime, mais ce n’est pas la famille qui est au centre. Et puis je crois que chacun a une expérience très différente au sein du même groupe : la sœur ne voit pas le couple parental de la même manière que Paul le conçoit. Paul s’en fiche un peu je pense, cela s’agite en périphérie mais ce n’est pas son problème. C’est un peu son égoïsme. La famille de Paul est comme toutes les familles, compliquées. Et chacun vit son histoire dans son coin. 

Plus largement, et parallèlement, à la faveur du rapprochement avec Christophe Honoré, j’aurais aimé savoir si la véritable famille de Paul, celle qu’il va se dessiner, sera celle qu’Honoré entrevoit dans Ton Père, celle du « lecteur homosexuel », celui qui possède une famille d’auteurs homosexuels : « Tous ces livres qui m’avaient fait lecteur homosexuel, dont j’avais traqué dans les textes le petit moment à adorer, la caresse et le sourire, ces livres qui m’avaient un moment embrassé en fin de page » ?
Est-ce finalement cette sensualité qui est d’emblée recherchée par Paul est celle d’un lecteur homosexuel ? Enfin question peut-être sans fin, aux lectures faites par Paul, qu’il s’agisse de SAS ou Stephen King, vous paraissez entendre qu’il n’existe pas de littérature gay mais comme Christophe Honoré le sous-entend aussi qu’il n’existe que des lecteurs gays pour des œuvres toujours plus ouvertes ?

Pas du tout. L’une des joies de Paul, ce que j’aime chez lui c’est qu’il n’a pas besoin de label pour exister, bien au contraire, je pense qu’il sait qu’un mot ne peut pas le contenir. Il a quelque chose de dur et de sûr, on dit fakir dans le livre ; son homosexualité n’est jamais le problème ni la question. Le problème c’est que Hervé est un adulte pas un qu’il soit un autre homme. Je pense que c’est quelque chose de nouveau aussi, de moderne on pourrait dire. Et j’aime cette liberté de Paul, et ce refus du drame, il n’y a plus de drame en 2018 en France à aimer le même sexe (du moins dans le milieu éduqué et parisien où évolue Paul). (Je crois que les jeunes générations sont plus souples et libres dans leur manière de s’envisager, non ?)

D’ailleurs Paul ne pense pas en termes de communauté. Quand il est sur Grindr, il ne se voit pas dans les autres. Son homosexualité ne le rapproche pas d’Arnaud non plus. Donc Paul n’est pas non plus un lecteur gay. Je ne connaissais pas cette dénomination. Non Paul lit avec tout ce qu’il est, il n’est pas plus un lecteur gay, qu’un lecteur bourgeois, ou français…

Symétrique à cette interrogation, vient celle de la famille d’auteurs dans laquelle vous vous rangez. Si l’on perçoit une évidente parenté avec Duras que vous citez, notamment avec Écrire, quels sont les auteurs dont vous vous rapprochez ?

Heureusement ce n’était pas une question que je me posais lors de la rédaction. Je l’ai vu à La Fémis où j’ai fait une partie de mes études : les plus cinéphiles sont les plus empêchés. Pareil en littérature.

Très simplement j’aime le roman dans ce qu’il peut sembler avoir de plus classique : j’adore Flaubert, j’adore Balzac. Chez les modernes, j’aime Darrieussecq, ses thèmes, ses mots, je m’y retrouve un peu, j’aime le style d’Angot. Pour Le petit Renard je ne me suis pas posé de questions sur les autres écrivains, j’écrivais pour moi et pour ceux qui voudraient me lire.

Mais ce qu’on lit nourrit l’écriture. Il est question de PJ Harvey dans le livre. C’est une artiste que j’admire. Elle a écrit un recueil de poèmes très beaux, très épurés, très prosaïques. Il m’est arrivé lors de la rédaction des Vacances d’en relire certains pour m’aider. Notamment pour la scène où Paul est au marché et regarde ce qui l’entoure. J’ai aussi relu AA Milne et Gertrude Stein, j’aime la force de la poésie pour enfant, il n’y a pas de scrupule à être simple dans ce genre de poésie et je crois aussi que j’aime la langue anglaise, sa simplicité, son indifférence aux répétitions. Ce qui me rappelle que j’adore aussi DH Lawrence.

Je déteste la littérature qui sent le dictionnaire des synonymes. Les Vacances n’est pas une littérature du vocabulaire, mais plus une littérature de la bonne distance. J’ai fait la découverte incroyable et étonnante de Jules Renard après avoir achevé le premier jet du roman. C’était comme si j’avais trouvé quelqu’un de ma famille oui, pour rependre votre mot, ou plutôt avoir entendu quelqu’un qui a la même voix (ou la même voix que Paul). C’était Histoires Naturelles. Un hasard dans une bibliothèque dont on donnait les livres. Cela m’a aidé aussi dans la réécriture, d’ailleurs c’est ce livre dont Paul lit la première page quand il s’arrête à la librairie.

Pour ce qui est de Duras je connais mieux son travail de cinéaste (qui est aussi un travail littéraire). J’ai un peu de retard dans mon aventure durassienne, je crois que je l’ai retardée sciemment comme on attend qu’un fruit murisse. Un fruit, c’est moi. Alors que j’écrivais je suis tombé sur cette affiche qui cite Écrire, et forcément ça parle. Enfin dernièrement, j’ai eu un coup de cœur pour un livre, Papa part, Maman ment, Mémé meurt de Fabienne Yvert. Un livre incantatoire. J’aime cette langue des fous, des sorcières, des enivrés de l’écriture qui malaxent les mots comme une matière.

Arthur Cahn (Photo transmise par l’écrivain)

Enfin ma dernière question portera sur l’articulation de votre écriture romanesque et de votre destin de cinéaste. Dans ce roman qui ne cesse de souligner la puissance des mots mais déploie aussi, à travers les photos du portable et les vidéos pornos, une réflexion sur l’image, ne cesse de revenir en filigrane une question au lecteur : à quel moment ce livre est-il devenu livre ? Qu’est-ce qui, à un moment donné, a fait dans votre esprit de ce livre un livre et non un film, a trouvé sa nécessité de littérature dans le tournoiement des formes alors que, notamment, Paul décide à un moment, sous la pluie battante, de se mettre nu, faisant « une chose que l’on ne ferait qu’au ciné » ?

Tout de suite j’ai su que ce qui m’impliquait et me touchait dans cette histoire n’était appréhendable que par la littérature. Pour parler du cinéma (du moins du cinéma qui m’intéresse d’explorer), j’ai une formule, je dis que c’est un art de l’épiderme. On ne filme jamais que des corps, que des surfaces. Avec la littérature, je pouvais avoir un point de vue interne. Je voulais être dans la tête de Paul.

Paul est une éponge. Il est pétri des mots et des images qu’il a reçus. S’il pense en termes de cinéma la scène où il court nu sous la pluie, c’est avant tout parce que son geste lui paraît un peu grandiloquent et que le cinéma aime ce genre d’élan. Aussi, pour reprendre les termes de votre question, je dirai tout de même qu’image et cinéma ce n’est pas la même chose. L’image ne fait pas le cinéma. Et parfois même inversement. Dans Herculanum, par exemple, il n’y a pas d’image pendant deux minutes de film, soit un dixième. Enfin il y a un noir. Mais c’est certainement le moment le plus cinématographique du film.

Pour revenir à la question d’art de l’épiderme, le film, que ce soit le cinéma ou la vidéo pornographique, nous renvoie à notre expérience du monde qui est toujours un rapport extérieur : on voit des corps, des surfaces, cela émeut, cela fait bander, mais on ne sait rien finalement de ce qui se joue à l’intérieur de l’autre. On le devine. La littérature je pense permet à deux intériorités de se rencontrer, celle du lecteur et celle de l’auteur. Du moins c’est mon espoir. Cela me choque beaucoup quand je touche la peau de quelqu’un de sentir ma peau sentir la sienne, mais que je ne puisse jamais sentir ce que la peau de l’autre ressent ; au plus proche de l’autre, on est renvoyé à sa propre insularité, à sa solitude, à l’enfermement de sa peau. Il n’y a pas de porosité. La littérature c’est l’espoir d’une porosité. Le cinéma aussi est une rencontre, mais c’est surtout un renvoi je pense à cette altérité. L’écran aussi est une peau, une peau tendue. La littérature c’est une peau trouée par le noir des mots, oui c’est l’espoir d’une rencontre au-delà de la peau.

Arthur Cahn, Les Vacances du petit Renard, éditions du Seuil, 2018, 192 p., 17 € — Lire un extrait