Nicolaia Rips a choisi, comme décor et personnage de son premier roman, l’hôtel de légende dans lequel elle a passé son enfance : le Chelsea. Elle y narre des scènes, entre choses vues (et vécues) et imaginées, à l’image d’un hôtel réel devenu sinon une fiction, du moins un mythe, tant son image est faite de ceux qui l’ont habité — Patti Smith avec Robert Mapplethorpe mais aussi Monroe et Miller, Kerouac, Dylan, William Burroughs, Leonard Cohen etc. — ou l’ont immortalisé (comme Warhol et ses Chelsea Girls en 1966). Lorsque Nicolaia Rips y vit, les heures de gloire appartiennent à un passé de légende, celui d’un underground new-yorkais largement éteint, mais le lieu n’en demeure pas moins un recueil d’anecdotes et récits, ce dont témoigne Garder la tête hors de l’eau, qui vient de paraître en poche chez 10/18.
C’est d’ailleurs ce que montre la première scène du récit, rassemblant tous les locataires dans le hall, parce que la gamine de 7 ans a tiré sur la sonnette d’alarme de l’ascenseur, un samedi à 23 heures, veille de Noël : tous les occupants sont descendus de leurs appartements, en chemises de nuit et tenues d’intérieur négligées, baroque galerie de personnages dont le lecteur va découvrir les histoires. Dehors il neige, les flocons sont roses, « teintés par les douze lettrines rouges suspendues au-dessus de la porte d’entrée : HOTEL CHELSEA ».
Après une enfance en Italie, en Afrique, en Inde, c’est donc pour Nicolaia Rips l’installation au Chelsea, « connu pour être un repaire d’écrivains, d’artistes et de musiciens, mais aussi de toxicos, d’alcooliques et d’excentriques en tout genre. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il y avait au moins un représentant de chaque catégorie dans le hall de l’hôtel. Et comme il y avait peu d’enfants au Chelsea, c’est avec eux que je passais le plus clair de mon temps ».
Nicolaia Rips, 18 ans lorsqu’elle publie ce premier roman, raconte son enfance dans les lieux à l’image du couple que forment ses parents : excentrique. La mère a été mannequin, elle est devenue artiste peintre, elle n’aime rien autant que barouder autour du globe ; le père, écrivain dilettante, est incapable d’abandonner « son périmètre de confort », « deux pâtés de maison comprenant le Chelsea, son café préféré et son coiffeur ». Les premières pages du livre sont piquantes et saugrenues, absolument hilarantes. Nicolaia Rips fait montre d’un sens réjouissant de l’absurde dans cette chronique de son enfance, et il n’est pas étonnant que son « idole absolue » soit Groucho Marx (d’ailleurs cité en épigraphe) et qu’elle rêve d’être sa réincarnation. Le récit se construit sur de petites scènes qui fonctionnent comme des capsules narratives, entre sketch et nouvelle, et chacune est proprement réjouissante. Et on ne pourrait énumérer les épisodes surréalistes auxquels assiste ou participe l’enfant, avec ses parents bohèmes « à la négligence débonnaire ». Halloween est l’acmé d’une excentricité pourtant quotidienne, la vie est celle d’un phalanstère, en « communauté », on passe ou on dîne les uns chez les autres, on admire tableaux et œuvres ; et chaque journée est un recueil d’histoires.
Au centre, à la fois décor et cadre, ce lieu unique construit en 1884, son hall aux murs jaune moutarde couvert de tableaux des résidents, ses fauteuils affaissés, ses habitants qui sont les personnages d’une ample comédie. C’est là qu’évolue l’enfant potelée (« solide », dit sa mère), trop étrange pour être aimée des enfants de son école, au milieu d’adultes qui la considèrent comme l’une des leurs. Nicolaia fait, en dehors du Chelsea, l’apprentissage difficile de la vie réelle, elle dont les parents dilettantes et décalés « flottent sans but » : « ils me faisaient penser à des ballons échappés de la main d’un enfant ». Nicolaia n’apprend que très tard à lire — une « charmante excentricité » devenue « de l’analphabétisme certifié » — elle n’a pas d’ami, arrive sans arrêt en retard a l’école et même si le père est une mine d’excuses toutes plus étranges et drôlissimes les unes que les autres, la souffrance de l’enfant, différente, est réelle, quand bien même elle vit dans un appartement que Stanley Bard, son propriétaire, dit décoré par Angelina Bowie, plafond de satin vert et tapis vert à franges posés pour « mettre en valeur sa peau pâle, ses cheveux roux et ses yeux verts ». Les cent premières pages du livre sont un tourbillon piquant et séduisant. Les années collège et lycée tournent à vide, radicalisant le procédé d’écriture à sketch sans réelle maîtrise et oubliant le Chelsea sans jamais réussir à faire de cette enfant à l’apprentissage compliqué un sujet à la hauteur du lieu mythique qui l’a vu grandir… Dommage.
Nicolaia Rips, Garder la tête hors de l’eau. Une enfance au Chelsea Hotel, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère, 10/18, janvier 2018, 238 p., 7 € 10