Tout, dans la vie de Marilyn Monroe attire le récit : les paradoxes d’une femme caméléon, de Norma Jean à la star hollywoodienne ; ses amours avec d’autres icônes, du sport (Joe DiMaggio) ou des lettres (Arthur Miller), du cinéma, de la politique ; la faille de son être, entre clarté et obscurité, jusque dans son nom ou l’image que l’on veut avoir d’elle et contre laquelle elle luttera en vain ; une vie qui commence dans la misère et l’abandon (mère schizophrène et internée), qui prend son essor sous le signe du conte de fées (au point que Marilyn se rêvera princesse sur le rocher monégasque) et s’achève en tragédie. Marilyn, soit un aimant et des failles qu’explore Joyce Carol Oates dans l’un de ses plus grands livres : Blonde.
En apparence, rien de la courte existence de Marilyn ne nous échappe : tout a été photographié, des photos volées aux longues séances de pose que Marilyn offre à des photographes qui toute sa vie auront été ses amis, ses confidents, les complices de sa mise en scène d’elle-même, jusqu’à la dernière séance de pose « à l’état pur » pour Bert Stern et Vogue, six semaines avant sa mort (2571 photos). Tout, ou presque, a donc été photographié, jusqu’à son cadavre, dans sa chambre d’Helena Drive puis à la morgue. Et pourtant tout échappe : les images (celles des films, celles des photographies) ne sont que clichés, elles masquent (volontairement ?) l’essentiel. Qui était Marilyn ?
Le rêve de Marilyn d’entrer dans la prose, dans une page, dans « la pause au point-virgule », il revient à Joyce Carol Oates de le réaliser, en 2000, avec Blonde. Un livre énorme, pas seulement parce qu’il compte près de mille pages, énorme au sens flaubertien, parce que l’ambition avouée de l’écrivain américain est de faire de Marilyn l’Emma Bovary du XXe siècle, comme elle le confie à Greg Johnson, dans un entretien reproduit dans La Foi d’un écrivain : « Mon intention était de créer un portrait de femme aussi emblématique de son temps et de son époque qu’Emma Bovary l’était des siens ». Le modèle de Joyce Carol Oates est double : Marilyn, certes, Flaubert également, qu’il ne s’agit ni pour l’un ni pour l’autre de reproduire mais de dépasser : « bien entendu, Norma Jeane est en fait plus complexe, et assurément plus admirable qu’Emma Bovary ».
L’ambition littéraire de Oates est elle aussi énorme : un roman mais pas seulement, une biographie mais pas tout à fait, une sorte de “biofiction”, un conte de fées parce que « comme dans un conte de fées, la vie individuelle entre dans une “postérité” abstraite, collective », une épopée, seule forme à pouvoir s’adapter à une vie aussi complexe, un « récit posthume fait par le sujet », comme si l’écrivain pouvait s’effacer, s’oublier, ou devenir elle-même Marilyn.
Elle raconte à Greg Johnson avoir imaginé le roman en voyant une photographie de Norma Jeane Baker – c’est l’orthographe que choisit l’auteur – âgée de 17 ans, avoir pensé à un texte court pour « donner vie à cette fille solitaire, perdue, que le produit iconique “Marilyn Monroe” allait bientôt recouvrir et effacer », avoir voulu « une histoire mythique, archétypale, qui s’achèverait au moment où elle perdrait son nom de baptême de Norma Jeane pour prendre son nom de studio de “Marilyn Monroe” », un récit poétique, qui se serait terminé sur ces mots, “Marilyn Monroe”.
Puis le sujet l’a dominée, il est devenu ce très long roman, mille quatre cents pages dans le manuscrit, des centaines « ôtées chirurgicalement alors qu’elles font partie de la vie organique de Norma Jeane », qui, elle-même représente « certains “éléments vitaux” de ma propre existence et, j’espère, de celle des États-Unis ».
Blonde est un roman politique, le roman d’une vie (celle de Norma Jean, celle de Joyce Carol), le récit d’une « figure universelle », l’entrée dans le corps et la tête d’une « poupée blonde aux cheveux d’or », en cinq parties comme les cinq actes d’une tragédie classique. Blonde est « une “vie” radicalement distillée sous forme de fiction et, en dépit de sa longueur, la synecdoque en est le principe », un travail sur la simultanéité des fragments, leur interdépendance, dans un style saccadé, heurté. Des voix et des modes (discours, récit, lettres, témoignages) pour dire, sans la figer, la multiplicité d’un mythe, que l’écrivain reprend et renouvelle. Ce principe de la synecdoque pour écrire des vies, la sienne et d’autres vies que la siennes, JCO y revient dans la postface de Paysage perdu, à paraître en octobre prochain : « le premier principe des mémoires est la synecdoque. Une partie symbolique est choisie pour représenter le tout. Le lecteur ne doit pas s’attendre à la révélation entière d’une vie » ; une existence ne se dit que par le fragment ou la juxtaposition de fragments, dans des images à valeur allégorique, dès ce titre, Blonde, qui contient tout entier la vérité d’une femme, son iconicité et ses faux semblants.
Blonde n’est pas seulement un grand roman qui aurait Marilyn pour sujet et objet, c’est un des plus beaux romans jamais écrits. Et la citation de Jean-Paul Sartre en épigraphe de ce chef d’œuvre vaut pour Marilyn comme pour l’auteur de Blonde : « Le génie n’est pas un don, mais la façon dont on invente dans des conditions désespérées » ; une phrase qui entre en écho avec ce fragment d’un poème de Marilyn, « je cherche la joie, mais elle est habillée de chagrin ».
Joyce Carol Oates, Blonde, traduit de l’américain par Claude Seban, Le Livre de poche, 1115 p., 10 € 90
Joyce Carol Oates, « Les ambitions de Blonde : un entretien avec Joyce Carol Oates » par Greg Johnson (p. 145-153), in La Foi d’un écrivain, traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, 2004, éd. Philippe Rey, 159 p., 14 €
Joyce Carol Oates, Paysage perdu, trad. de l’anglais (USA) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 424 p., à paraître le 5 octobre 2017
Marilyn Monroe, Fragments, Poèmes, écrits intimes, lettres, traduit de l’anglais (USA) par Tiphaine Samoyault, postface d’Antonio Tabucchi, Points, 256 p., 12 €