« Un Paese di Calabria » : Voix/e d’Espérance, par Laëtitia Baltz

Un Paese di Calabria

La mer – Ionienne – à perte d’horizon et une liste de prénoms dont une voix-off égrène les sonorités italiennes s’envolant dans l’infini du souffle bleu. Le ton du documentaire est donné dès la première scène, dès les toutes premières minutes qui ouvrent le regard et le cœur : Un Paese di Calabria de Shu Aiello et de Catherine Catella est à voir pour lui-même et son esthétique, pour son sujet atypique et pour tous les aspect sociopolitiques qu’il évoque et qu’il soulève.

Cette coproduction Italie-France-Suisse sortie en 2017, qui a été projetée au Film Festival Diritti Umani Lugano en 2016 et qui a remporté le Prix Buyens-Chagoll 2016 au Festival Visions du Réel est « une œuvre à dimension humaniste qui met en lumière des récits développant des valeurs qui donnent sens à l’avenir des hommes ». Le documentaire est ainsi résumé : « Rosa Maria a quitté son village de Riace un jour d’été 1931 pour fuir la misère. Depuis, les maisons se sont couvertes de lierre, les terres se sont appauvries, les habitants scrutent la mer depuis les collines et continuent d’honorer Côme et Damien, deux saints venus d’Orient. Un jour de 1998, Baïram a accosté sur cette plage calabraise avec deux cents autres Kurdes et décide de s’y installer. Aujourd’hui,  les gens du village s’appellent Roberto, Ousmane, Emilia, Mohamed, Leonardo, Taira.  Ils ne possèdent pas grand chose mais ils inventent, au jour le jour, leur destinée commune. »

Ce documentaire qui porte sur une histoire qui dure depuis vingt ans et qui a déjà été largement relayée dans les médias, offre une bouffée d’espoir plus que bienvenue et salvatrice au milieu de débats sur la question de l’immigration toujours plus préoccupante et devenue plus qu’épineuse actuellement. Côté témoignage cinématographique, c’est Wim Wenders qui, sous l’égide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, avait été le premier à mettre en lumière l’expérience d’accueil des réfugiés en Calabre, entre les villages de Badolato et de Riace, avec le court-métrage Il Volo (2010) mêlant fiction et réalité. Lors du Sommet des Prix Nobel de la Paix à Berlin en novembre 2009, le cinéaste avait même déclaré : « La véritable utopie n’est pas la chute du mur de Berlin. C’est ce qui se passe dans le village de Riace en Calabre. »

En effet, après le débarquement d’immigrés kurdes sur les côtes calabraises suite à la guerre civile kurde irakienne entre 1994 et 1997, la Calabre a été la première en Italie à se doter d’une loi visant à promouvoir l’insertion des réfugiés. Ce phénomène de villages d’accueil s’est peu à peu répandu aux communes avoisinantes notamment dans le cadre de l’association Città Futura fondée durant l’été 1999 à l’initiative de l’actuel maire de Riace, Domenico Lucano, et qui compte désormais plus de 300 villages. Les objectifs fixés sont les suivants :

  1. Accueillir des immigrés étrangers tout en les impliquant à la vie locale : travail, école, rencontre.
  2. Remettre un village dépeuplé sur la voie du développement en favorisant l’activité économique et touristique.
  3. Inscrire le village dans une démarche de valorisation de activités traditionnelles locales mais aussi de celles des étrangers accueillis.
  4. Valoriser les valeurs locales d’hospitalité pour construire un lieu de vie commun entre les habitants locaux et les réfugiés et migrants étrangers.

Ce qui frappe en premier dans le film est la beauté des images et de l’histoire, cette « utopie réaliste » de ce petit village de Calabre qui existe bel et bien. La qualité photographique est indéniable, entre paysages, fleurs et blés nimbés de lumière, couchants sur la mer et flots dorés, ruelles sous la pluie et maisons vibrantes de vie, moutons et chèvres dans leur habitat naturel et surtout gros plans sur les visages de ces personnes anonymes.

Ensuite, l’une des forces de ce film réside dans la mise en perspective et en résonance d’histoires de divers courants de migration situant l’Italie dans un continuel mouvement entre émigration et immigration, entre départs et arrivées successifs. Sont ainsi entremêlés de touchants récits de vie faisant s’entrecroiser la grande vague de migration italienne vers la France dans l’entre deux guerres, l’exode et la désertification ruraux massifs des années 1990 et la vague d’immigration actuelle non seulement en Italie mais au portes de l’Europe. Tous ont en commun d’être partis, de s’être exilés pour fuir un pays hostile — quelles que soient les raisons, multiples — et de chercher mais également d’offrir une « vie et un futur meilleurs » ailleurs, poussés par un élan plus fort que le désespoir, celui du désir de vivre.

Bien au-delà d’un récit établissant une passerelle binationale franco-italienne, notamment avec l’histoire personnelle de la grand-mère de Shu Aiello ayant rejoint son mari dans le sud de la France pour ne jamais revenir à Riace, il est ici question de liens tissés entre personnes de différentes nationalités, langues, cultures et traditions en un témoignage véritablement multiculturel. Échanges, diasporas, rapports entre l’homme et le territoire ainsi que le triptyque racines, identité, mémoire sont autant de mots qui nous viennent à l’esprit en suivant ces moments d’un périple socio-politico-culturel.

Riace : ce petit village sur les hauteurs montagneuses relié à la mer qu’il surplombe par une sinueuse route étroite a vu arriver un groupe de kurdes immédiatement recueillis et pris en charge à l’époque par Domenico Lucano comme aime à le raconter son père, entre autres interviews mêlant témoignages d’autochtones et de personnes issues de l’immigration, de jeunes et de personnes âgées. Grâce à sa politique de mise à disposition et de cession de logements vides à ceux qui sont dans le besoin conjointement à la protection des exilés et des plus faibles, quelle que soit leur origine ou leur couleur de peau, sur le seul principe de « case senza persone per persone senza casa » (« maisons sans personne pour des personnes sans maison »), la commune est entièrement revenue à la vie, a refleuri grâce à ces émigrés devenus immigrés; la plupart des habitants « locaux » en sont heureux, certains sont même revenus y vivre après un temps d’absence par faute de débouchés et d’infrastructures, comme c’est le cas de l’institutrice Emilia lorsque fût ouverte à nouveau l’école suite à l’afflux d’enfants nécessitant l’apprentissage des rudiments de la langue italienne.

Ce qui au départ était un souhait de développer un village touristique s’est vite mué, à mesure des restaurations et rénovations des maisons et des arrivages estivaux journaliers de bateaux, en village d’accueil dont les murs ornés de nombreux graffiti colorés en autant de marques de provenance et traces de passage rappellent à chaque coin de rue la force de la diversité, l’ouverture et cette politique de bienvenue.

La véritable question n’est pas tant les tenants et les aboutissants de l’immigration et les nombreux débats soulevés que de mettre l’accent à la fois sur le « vivre ensemble » et sur ce qui fait que nous pouvons nous sentir « chez soi » du moins accueilli quelque part, à travers cet accueil qui est réservé aux nouveaux arrivants, entre place, respect et partage de la quotidienneté qui leur sont accordés, dans la manière de traiter autrui, de se confronter avec humanité à l’autre, et qui depuis a su faire des émules même ailleurs sur la scène internationale. Comme le dit Baïram contemplant la mer dans le lointain depuis les hauteurs, Riace lui fait penser au Kurdistan, à un autre Kurdistan ici et qui lui donne la sensation de se retrouver chez lui.

Nous voyons se dérouler la simplicité de la vie au quotidien ponctuée par les gestes journaliers, souvent dans un certain dépouillement, sans grands moyens et chacun y mettant du sien avec ce qui est là, au jour le jour. C’est un vivre ensemble entre activités et discussions ponctuées de rites et de moments forts : rendez-vous des hommes chez le barbier ou dans le café, ouverture du magasin d’alimentation, un couple faisant la ricotta et racontant leur rencontre, lecture du journal en terrasse ou sur le perron de l’église, personnes dessinant ensemble des fresques murales, réunion tendue du conseil municipal par une chaude nuit, cours d’italien à l’école, échanges de paroles entre une jeune femme issue de l’immigration et un homme âgé ne parlant que le dialecte calabrais et ne comprenant qu’avec peine l’italien mais étant d’accord au-delà de possibles clivages linguistiques, campagne électorale depuis les discussions de comptoir jusqu’aux résultats du vote pour le renouvellement de l’administration et du maire, le tout scandé par les événements religieux fédérateurs tels que baptême, moments de prière dans l’église mais également au dehors, au creux de la nuit et la fête du 24 septembre dédiée aux saints de la ville, Cosima e Damiano.

Le film est rythmé par des plans élargissant le champ aux alentours se perdant jusqu’à l’immensité de paysages magnifiques bercés par les rais de lumière, caressés par le souffle du vent mais surtout effrangés par la mer, cette mer autour de laquelle tout tourne comme aime à le rappeler le maire, d’où tout part et arrive, – depuis – toujours. Comme l’indique le slogan « Riace, ville de l’accueil et de l’humanité » qui est la devise de Domenico Lucano prônant une « utopie de la normalité », cette histoire empreinte d’une poétique réaliste certaine raconte un repeuplement salvateur, un retour à la vie des pierres après l’abandon, d’une communauté non communautaire, ayant même sa propre monnaie : billets en papier à l’effigie de Che Guevara, Charlie Chaplin et Martin Luther King sont destinés à servir de monnaie d’échange temporaire entre demandeurs d’asile et commerçants locaux, afin de se procurer les biens de première nécessité, dans l’urgence, « sur le tas », palliant ainsi les manquements ou retards de l’administration italienne ou des instances européennes.

Le point focal de cette histoire bien ancrée dans le réel d’une petite commune est donc davantage l’intégration d’étrangers désirés, donnant une approche optimiste — quoiqu’au demeurant très fragile et à précieusement préserver — prouvant non seulement que c’est possible mais que cela fonctionne et qu’il faut peu pour y arriver, une bonne dose de volonté armée de certains choix — résister et s’engager — en faveur des plus démunis ce qui, dans le monde comme il va, est déjà beaucoup. Cela dénote une force courageuse d’aller à contre-courant des politiques majoritaires italienne et plus largement européenne voire internationale et relève finalement d’un exploit. Comme l’explique Domenico Lucano, « notre seul but à Riace, c’est de devenir le symbole d’un endroit qui prône la chaleur humaine et l’humanité, au lieu de mettre des barrières entre les gens ». Nous sommes bien loin de ce « Italia agli Italiani » (« L’Italie aux Italiens »), même plus, aux antipodes.

C’est là une politique « autre » et atypique sous la houlette de ce maire qui, s’attelant à cette tâche de concert avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, s’est véritablement assigné une mission pour laquelle il s’implique sans compter, hors des sentiers habituels. Cette démarche et ces actions relèvent de ce que Jean-François Bayart a nommé le politique « par le bas » et les « modes populaires d’action politique » (plus qu’une théorie, c’est davantage un esprit centré sur les citoyens, les pratiques plus que les discours des acteurs de la société civile — de la rue, des églises, des conseils municipaux, des associations – et ancrée dans la culture). Évoquant l’immigration sous un angle résolument constructif, elle n’est pas sans oppositions – de loin pas – et tentatives de mettre à bas tant d’efforts.

La vision, la perspective et l’objectif adoptés sont sans ambiguïté, clairement positifs afin d’apporter un autre témoignage, une alternative aux discours tournant en boucle: il s’agit d’opposer au cercle vicieux mis en avant et redondant un cercle vertueux empreint d’espoir, sans pour autant tomber dans une dichotomie qui laisserait à penser que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » et qui consisterait à peindre tout en rose et à dresser un portrait idyllique d’une situation complexe. Le fait, l’histoire sont simples : au lieu de bannir, accueillir ; au lieu de confiner, faire place et laisser s’exprimer ; au lieu d’exclure, inclure. Difficultés rencontrées et problèmes encourus bien présents ne sont pas pour autant oubliés, niés, écartés et balayés, notamment le délicat obstacle de la mafia : la ‘ndrangheta.
La phrase « cuntru a ‘ndrangheta ndi tingimu i manu » (« contre la mafia, tenons-mous les mains ») écrite sur un mur de la commune entourée de mains colorées ainsi qu’une scène d’un journal télévisé montrant des bâtiments incendiés suivie d’une séance du conseil municipal viennent le rappeler avec force. Entre tension et malaise palpables et des silences évocateurs, le maire ne se laissant par démonter par ces actes d’intimidation se porte partie civile contre la mafia. C’est aussi cela la réalité du village, une opposition bien réelle à son action et des tentatives de sape et de récupération de la part de la mafia à laquelle appartient l’ensemble des rivages en contrebas. D’ailleurs l’association Città Futura porte le nom de « Giuseppe Puglisi » pour rendre hommage à ce prêtre du quartier Brancaccio de Palerme, tué par la mafia au début des années 1990. De surcroît, certains témoignages poignants évoquent les aléas et les horreurs vécues en camp de réfugiés au Libye, les morts lors de la traversée en mer et l’avenir incertain de l’exil ballotté entre divers pays.

Une autre grande force de ce documentaire réside alors dans ces récits entremêlés et entrecroisés à la première personne, que ce soit la voix-off de la grand-mère Rosa Maria qui le scande ou les voix de ces anonymes en situation de précarité, des plus faibles qui nous sont données à entendre appuyées de portraits photographiques, le tout de façon brute et directe. Céder la parole à ces personnes déracinées qui pour la plupart ne reverront jamais leur pays, qui ont souffert ou à celles qui se battent pour leur éviter de nouveaux tourments refusant justement d’ajouter un surcroît d’humiliations afin non d’annuler mais d’alléger les épreuves subies, c’est mettre l’accent sur la parole et sur la liberté d’expression qui, bien plus que nécessaire, est vitale. La parole également accordée et répartie, entre « anciens » et « jeunes » ne prend toutefois pas le pas sur l’image qui accorde également l’importance à porter particulièrement l’attention sur les enfants dans de telles situations. Ces témoignages de voix chargées d’espérance montrent qu’une autre voie est possible.

Échoués, revenus d’une terre lointaine, les immigrés arrivent dans un havre de paix toute relative au vu des problèmes ci-évoqués et du fait que cette commune n’est pour beaucoup qu’une halte, un lieu de passage et de transition. Obstinément dressé contre la haine, le racisme et la ségrégation ainsi que la guerre, ses ravages et dommages collatéraux de famine et de populations déplacées qui ne sont jamais bien loin, ce petit village d’irréductibles (et d’autres dans son sillage) offre un rempart de tolérance, de respect et d’égalité. Au-delà, comme aime à le répéter le maire, c’est une question de choix et d’engagement presque érigée en une philosophie de vie appliquée: faire le choix non de l’intérêt, du pouvoir mais de la défense des plus faibles et des pauvres et croire en les valeurs humanistes, en ce que nous faisons et ce que nous portons en nous.

Liés aux racines sont évoqués les sujets du rapport au territoire, de la propriété foncière particulièrement sensible dans le Sud de l’Italie — notamment à travers la figure du mari de Rosa Maria qui revenu de la guerre et s’étant vu déposséder de ses terres vendues par sa mère s’est exilé — et de la préservation du patrimoine immobilier et pétrinien à proprement parler, mais également culturel qui se transmet aux immigrés en partie par le biais de l’éducation, l’école tenant une place centrale dans le processus d’intégration par l’apprentissage de la langue italienne. C’est ainsi que nous voyons et entendons, lors de l’une des scènes de classe, les enfants apprendre et répéter l’hymne national italien.

Outre ce fédérateur « Fratelli d’Italia » ou hymne de Mameli, des jeunes entonnent aussi à un moment donné le chant de résistance des partisans, Bella ciao. L’importance de la musique se fait sentir dans le film, tout comme les moments de partage et de convivialité. L’une des scènes les plus belles est sans aucun doute lorsque le prêtre catholique invite avec grand respect, tolérance et ouverture d’esprit une famille de Gambie à prier leur dieu Allah, dans leur propre langue, au sein même de l’église, puis une jeune Afghane également dans sa langue, disant que c’est le même Dieu et que finalement tous rassemblés ainsi prient pour la paix. Des prières ancrées dans une réalité bien concrète et existante, qui élèvent vers le ciel les vœux d’un avenir à construire.

La musique, notamment comme vecteur de cohésion et occasion de rassemblement festif, permet de laisser libre cours à la joie relieuse des cœurs qui en liesse oublient un instant tristesse, soucis et fardeaux. Fanfare et autres instruments, tarentelle entre jeunes et personnes âgées, danses d’enfants égyptiens et chants traditionnels de Calabre — interprétés par Giovanna Marini à la demande des réalisatrices — célèbrent l’enracinement culturel qui, nourri de ces déplacements et voyages, arbore des couleurs hybrides.

Ce documentaire nous rappelle avec puissance que les mots vie, paix, amour, joie, partage, espérance, respect mutuel, tolérance, solidarité et humanité ne sont pas vides de sens ni de simples et seuls mots de façade, mais qu’ils recouvrent bien un réel ancré dans la quotidienneté de communes, qui peut être appliqué, protégé et développé, chaque jour et surtout que cela est possible. Il nous est donné à voir l’âme de ce village, dans la simplicité de la vie, des petits riens, dans la beauté et le sens: l’être humain placé au cœur. Non seulement les réalisatrices abordent la question de l’immigration de façon positive mais insistent sur le fait que ce sujet très actuel existe toutefois depuis toujours, le monde s’étant construit et organisé à partir de flux constants de migrations.

Un Paese di Calabria s’écoute autant qu’il se regarde et qu’il donne à voir: bruits de vie, de passants, du vent, de la pluie et de la mer. Les scènes de mer et de fanfare avançant sur la route sinueuse hors du village puis au sein de ses ruelles, deux leitmotive qui cadencent le documentaire, lui donnent ce mouvement de balancement constituant ainsi sa respiration profonde avec une mise en perspective sur l’horizon : racontant et donnant simultanément la pleine liberté d’être soi et finalement, par le don à la parole et à l’image, ce film libère l’espace, lui accorde toute son ampleur. En effet, le documentaire, en une mise en abyme, est, montre et crée un interstice ouvrant et dévoilant un nouvel espace à part entière: nous sommes face à un autre rapport à l’espace, à la manière de percevoir l’immigration et ainsi d’y répondre de façon appropriée, d’organiser et de construire un vivre ensemble tissé de liens forts et de multiculturalité, empreint de liberté et de parole exprimée ainsi libérée, les repères renégociés. Le sceau est celui de l’accueil, de la dignité humaine, simplement de la vie, parfois retrouvée, réapprise, réapprivoisée après l’épreuve de la traversée en mer — souvent plusieurs jours passés en d’atroces conditions, à affronter en témoins courageux et impuissants le pire —, issue ou étape d’un parcours borné de tragédies et de victimes.

Riace, géographiquement et symboliquement, passé de lieu fui puis abandonné et déserté à un « modèle d’intégration », comme le dit une personne dans le documentaire est « une manne du ciel », un espace laissé, offert, réservé aux immigrants en harmonie avec les résidents où ils peuvent respirer, souffler, que ce soit de passage avant un ailleurs ou pour finalement s’y installer. Loin de la vision pessimiste des racistes et ségrégationnistes qui sous la froide considération économique gèrent chiffres et numéros, parquent et régulent, nous retrouvons l’élan de la solidarité centrée avant tout sur l’humain, les exilés recouvrant alors leur statut de personne traitée avec respect et dignité en accord avec les préceptes des Droits de l’Homme.

Sans pour autant éluder les souffrances, il souffle un vent de liberté dans ce film qui est également en lui-même un souffle en faveur de libertés et de ces droits de l’homme. Profondément humain mettant l’accent sur les beaux côtés, parfois tout simples, un petit geste même si l’on ne possède rien ou pas grand chose, sur certaines croyances de et en l’humanité (porter un regard humain sur les « étrangers »), ce film prouve que gentillesse, générosité, altruisme, confiance, non-discrimination et métissage ont encore une signification.

Dans ce documentaire, il est question de vagues, tant celles de la mer, du pourtour méditerranéen et de migrations mises en perspectives, métaphores mutuelles de ces mouvements qui muent la ronde du monde, ces va-et-vient, ces flux incessants entre partir et (re)venir : la Vie ! Cela nous rappelle que la Méditerranée est un bassin dont la construction est jalonnée de déplacements et de transhumances et bien au-delà, que nous sommes tous des migrants, d’une façon ou d’une autre, dont l’histoire n’est jamais fixe, ni fixée et que nous sommes tous citoyens du monde, côte à côte, par-delà les frontières, ensemble.

Hommage à la grâce de la vie qui se renouvelle et qui s’ancre dans la joie, le documentaire de ces deux femmes, bouffée d’optimisme (non béat) nous rappelle que la véritable richesse, nourrie des différences et de diversités, est celle des êtres — qui font vibrer leurs constructions dans la pierre mais également symboliques — et de la nature, en harmonie au rythme des mouvements des saisons, des vagues et des migrations. La vie, plus forte que tout, continue… hors frontières, dans, hors et par-delà les murs, ayant pour seul horizon waves beyond borders

Un Paese di Calabria

Entretien avec Shu Aiello, librement retranscrit :

Quel a été le point de départ de ce documentaire ?

Nous avons entendu parler par des émissions de radio de ce qui se passait en Calabre et comme nous sommes originaires de la région par nos grands-parents… Nous avions envie de parler de cela, en lien avec ce qui se passe aujourd’hui. Nous avons entendu parler de l’expérience de Riace et nous sommes allées là-bas.

Combien de temps a duré le tournage ?

Cela s’est fait en des allers et retours sur trois ans, entre la première idée et la fin du montage. Cinq séjours d’une dizaine de jours chacun. Ainsi, le documentaire couvre toutes les saisons, par tout temps.

Était-ce immédiatement évident pour vous de construire ce documentaire autour de la parole des personnes du village, Italiens et Immigrés, de donner à entendre et à voir leur vécu ?

Oui ! Le but était de faire un portrait du village. Le village est le héros du documentaire, on doit le voir vivre, comme il est, en voyant vivre ses habitants. Le documentaire est un portrait du village.

Sur un plan plus personnel, quel a été l’effet sur vous-même de retourner vers ces origines et de faire ce documentaire ?

C’était très intéressant pour moi. Tout d’abord l’immigration de ma famille n’est pas si ancienne et on a presque oublié. On oublie également que 70 % des Français ont une origine étrangère. C’était tout à fait intéressant, sachant que les migrants (dans mon cas mes grands-parents), c’était il n’y a pas si longtemps que cela. Nous sommes tous des migrants, issus de migrations. C’était touchant de tourner les interactions, les rituels, ce que les habitants faisaient, les chants, la musique, d’assister à tout cela même si l’on ne connaît pas, on y retrouvait des ressemblances personnelles, cela semblait familier !

Vous avez dit après la projection qu’Un Paese di Calabria a été montré à Rome… a-t-il été montré à Riace, aux habitants, ou ont-ils vu certains rush ou scènes ? Si oui, quel a été l’effet sur eux de ces images ?

Ils ont tout vu. Ils ont été les premiers. C’est primordial pour moi, un principe absolu, que de montrer le résultat à ceux qui font partie de ce projet et d’un projet documentaire en général. Ils l’ont vu avant tout le monde, avant Rome et la France. Ils ont été très émus de voir cela. Ils ne mesure pas que ce qu’ils font est exceptionnel, ils ne comprenaient et ne réalisaient pas pourquoi on les filmait, ils ne savaient pas trop, pour eux c’est normal. C’était un étonnement pour eux de se voir, de voir le village, ce sont des personnes très discrètes et réservées. Par exemple, ils ne savaient pas comment travaillait l’institutrice Emilia, ne l’ayant jamais vu faire la classe, ils en ont été beaucoup touché. Par la suite, ils ont même inventé tout spécialement un diplôme du village de Riace et nous ont remis ce prix pour le documentaire. Ce retour est important. Ils sont le film, et je procède toujours ainsi, dans tout ce que je fais, j’y tiens, c’est primordial. Montrer en premier à ceux qui font, ou ont fait, partie du documentaire.

Lors des discussions post-projection, vous avez dit quelque chose qui me semble primordial sur l’identité : lorsque l’on sait qui on est, lorsque l’on est sûr de son identité, on n’a pas peur de l’autre, qu’il nous retranche, qu’il nous enlève quelque chose…

J’en suis convaincue ! D’ailleurs, en parlant de notre pays on dit cette « identité malheureuse » alors que l’on voit la force de ces gens très ancrés dans ce qu’ils font, dans leurs traditions et rites, dans leur culture et ils ne se sentent pas menacés. Et je suis complétement d’accord, en accord avec cela.

Pour finir, y a-t-il un point central sur lequel vous voudriez insister sur ce documentaire ou quant à votre démarche ?… Surtout lorsque l’on voit en ce moment tout ce qui se passe, certains propos, certaines actions, quasiment chaque jour, que ce soit en France, en Italie, aux États-Unis quant au sort des immigrés…

La question de là d’où l’on vient… Les Italiens ont été 30 millions à quitter le pays, à partir. Beaucoup de gens sont arrivés ; si l’on compte les Irlandais, les Polonais, les Espagnols, les Portugais mais également, plus tard, les Vietnamiens, ce nombre est ridicule par rapport aux migrations européennes, inférieures à celles que l’on connaît aujourd’hui. Depuis toujours les gens voyagent, se déplacent, décident de partir… nous sommes tous issus de migrations.
Vous, si vous voulez aller ailleurs, par exemple pour un stage en Afrique, même pour trois mois, ou par simple curiosité, si vous partez, si vous décidez cela, si vous voulez voyager, changer, on ne va pas crier, hurler, on va trouver cela normal, ce ne sera pas un scandale alors que si c’est un Africain, il ne peut pas le faire : c’est incompréhensible et injuste. Complètement injuste. L’histoire des hommes est de voyager, de partir, de changer de lieu, et ce depuis la préhistoire.

Un Paese di Calabria, 91 mn, un film de Shu Aiello et Catherine Catella, France, Italie, Suisse