Jonathan Coe : de la relecture des Voyages de Gulliver à celle de son Miroir Brisé

Le 30 novembre, c’était le 350è anniversaire de la naissance de Jonathan Swift, célèbre essayiste du 17è siècle, né en Irlande de parents anglais, et connu pour son style satirique aigu et notamment ce qui est considéré comme son chef d’œuvre, Les Voyages de Gulliver, publié en 1726, sous les aspects d’un conte qui était, en fait, une réflexion politique acide sur la société britannique, une satire décapante qui, trois siècles plus tard, n’a pas pris une ride. Lemuel Gulliver, le personnage principal, narre ses aventures maritimes, ses naufrages et ses arrivées inopinées sur des îles imaginaires, peuplées tantôt de nains, tantôt de géants ou bien encore de chevaux doués de la parole, avec un détachement, une précision et une rigueur qui range Swift dans la même catégorie que Daniel Defoe ou John Locke. Mais contrairement à Robinson Crusoe, le héros de Defoe, Gulliver n’est pas livré à lui-même, les évènements s’enchaînent favorablement et lui permettent de rester dans sa tour d’ivoire d’observation. Or, parmi les romanciers contemporains, il en est un, que l’on ne présente plus, Jonathan Coe, et qui est un peu l’héritier du sens de la satire sociale de Jonathan Swift.

En 1994, Jonathan Coe a publié son quatrième roman, What a Carve Up! (Testament à l’anglaise) qui a obtenu le John Llewelyn Rhys Prize au Royaume-Uni et le Prix du Meilleur Livre Étranger, de ce côté-ci de la Manche. L’arrière-plan de l’intrigue est l’évolution de la famille Wynshaw, de 1942 jusqu’aux années 1980, mais l’objet de la satire sociale aiguë et véhémente développée par Coe est d’une part la sinistre évolution de la société britannique pendant le passage au 10 Downing Street du rhinocéros — lisez Margaret Thatcher, amie de Pinochet et de Milton Friedmann et de ses Chicago Boys — d’autre part l’engagement du Royaume-Uni dans la guerre en Irak, par le biais des mensonges éhontés de Tony Blair*.

Jonathan Coe n’appartient pas à la catégorie des spectateurs passifs. De fait les Gulliver’s Travels ont toujours eu une place de choix dans la bibliothèque personnelle de Coe.
Et, lorsque son ami, le romancier italien Alessandro Baricco, a lancé son initiative Save the Story, en 2013, en proposant à plusieurs plumes de renom, Umberto Eco, Ali Smith et Jonathan Coe notamment, de ré-écrire des classiques de la littérature pour les enfants, ce dernier a accepté en prenant pour cible Les voyages de Gulliver.

Le résultat fut, en 2013, The Broken Mirror, (Le miroir brisé, Gallimard jeunesse). Le quotidien britannique The Guardian a demandé à Jonathan Coe de rédiger un article pour expliquer le cheminement de cette idée et son accomplissement. Ce qu’il a fait le 18 novembre dernier, d’une manière à la fois directe et pittoresque. Coe a tout d’abord expliqué que cette commande rejoignait en quelque sorte une volonté personnelle qui sommeillait dans son esprit depuis 1983, lors de vacances d’été qui marquèrent le passage de sa vie d’étudiant à Cambridge à celle d’enseignant à l’université de Warwick. Le manuscrit de quatre enfants découvrant un miroir brisé avait germé dans son esprit… pour terminer dans un tiroir. Mais, au moins l’idée était née. Par ailleurs Jonathan Coe précise que sa toile de fond a été la simplicité de l’ironie de Swift.
Puis, pour mener à bien cette fable, Coe eut l’idée de solliciter une artiste italienne, Chiara Coccorese, qu’il avait rencontrée lors d’un festival littéraire en 2007. Or Chiara Coccorese vit à Naples et a immortalisé, par ses dessins, le grave problème de la collecte des ordures sous le contrôle de la mafia, travail réaliste ancré dans la réalité politique et sociale qui a séduit Jonathan Coe, qui, en plus, a décelé dans ses travaux l’influence bienheureuse de Lewis Carroll.

La construction du récit était en bonne voie pour être livrée à l’éditeur italien, ce qui fut fait. Mais quatre ans après cette publication, le monde a changé. Le populisme est devenu ravageusement à la mode, les Grands-Bretons ont voté le Brexit et les cousins d’Amérique, dont le sens de l’humour a toujours été un peu lourd, ont élu Trump, sans doute la farce du plus mauvais goût de ce début de 21è siècle. Il n’en fallait pas plus pour inciter Coe à modifier sensiblement la version qu’il avait promise à son éditeur anglais.
Le Miroir Brisé est une fable qui décrit l’éveil de la conscience politique d’une petite fille, qui, à travers un miroir brisé, découvre que son chat est un tigre, que son acné a disparu et que le monde qui l’entourait a changé aussi : Jonathan Coe a considéré, à juste titre, que ce développement ne pouvait plus prendre la même direction après tous les changements politiques depuis 2013.

Jonathan Coe, The Broken Mirror, Unbound Publishing, London, 2017.

* Pour quiconque serait tenté d’ériger une statue à Tony Blair, lire et relire l’excellent ouvrage de Keith Dixon, professeur des universités à Lyon II : Un digne héritier, Paris, éditions Raisons d’Agir, 2000.