George Romero (1940-2017) : le plus beau des zombies

En 1976, au cœur tourmenté de Martin, l’un des ses films les plus accomplis mais sans doute l’un de ses plus méconnus, George Romero laisse dans la bouche ensanglantée de son personnage de vampire, toujours déjà mort, toujours déjà vivant, plus zombie que vampire, comme un testament toujours inaccompli qui dirait, après sa mort, sa permanence cinématographique à être vivant. Après avoir commis le meurtre de cette femme qu’il surprend, lui-même surpris, au lit avec son amant et les avoir si violemment vidés de leur sang, le jeune vampire, adolescent en dissidence, glisse, en effet, à cet animateur radio auquel il se confie : « Je tue mais ce n’est pas comme dans les films de vampire, vous savez. Je rêve de mourir. Je suis un vampire qui rêve de mourir, un homme déjà mort qui attend de mourir. » Peut-être n’existe-t-il pas de plus lumineuse escorte à la mort aujourd’hui connue, révélée cette nuit, comme un écho à son œuvre, de George Romero qui vient, à 77 ans, de nous quitter en laissant derrière lui une œuvre cinématographique parmi les plus vives et neuves du dernier demi-siècle : zombie avant l’heure, vampire de tous les cinéphiles.

Car, peut-être comme pour tout zombie dont il saura inventer la figure à l’écran, tout commence sans naissance, quelque part dans New York où rien pour lui, depuis cette année 1940, ne se passera avant son arrivée à Pittsburg où, mort, sans événement, il arrive pour faire ses études. La biographie de Romero est déjà morte de son vivant – comme vidée, par lui-même des événements qui auraient pu la nourrir, comme zombifiée par avance pour ne retenir qu’un lieu, faire de son cinéma sa géopolitique ou sa géopoétique : cette ville même de Pittsburg dans le désert américain. C’est là dans cette ville en lisière de tout, en banlieue de monde, centre dénervé d’une Amérique perdue, qui avait vu naître plus tôt Warhol dans une indifférence coite que Romero va découvrir à la fois sa vocation de cinéaste et sa puissance à venir dire un monde qui n’a pas droit à l’image, un monde résolument post-mortem, un monde entre nous, devant nous et qui pourtant ne connaît aucun film. Il y découvre l’abandon résolu des hommes, le terrain vague pour tout territoire, un monde comme bombardé de l’intérieur, les grandes strates d’urbanisme : autant d’images ruiniformes dont la déshérence et la défaisance sont les clefs ultimes, de celles que découvre également, hagard, Martin quand il arrive dans ce Pittsburg sale, médiocre et impossible de présent où l’attend l’oncle Cuda pour le désenvoûter. Car, à la fin des années 60, une fois ses études de cinéma achevées, une fois ses diplômes entrés en lui, Romero décide de tourner, de trouver au cinéma l’image donc l’idée même de ce spectre de monde dans lequel il vit et qui condamne chacun à non-vivre.

Ainsi, en 1968, réunissant près de 150 000 dérisoires dollars, Romero met alors en scène, à toute vitesse, dans une urgence qui dit le manque de moyens et l’écho là encore redoublé de la misère qu’il met en scène, une cassure épistémique rare dans le cinéma américain : il tourne d’un trait neuf et vif La Nuit des morts-vivants. Dans un cimetière en Pennsylvanie, non loin de Pittsburg, Johnny et sa sœur Barbara viennent se recueillir sur la tombe de leur père mais dans cette part oubliée de la ville, les morts paraissent revenir. Ils marchent mécaniquement. Ils sortent des tombes. Ils reviennent. Mais ce ne sont pas des fantômes. Ce sont des hommes et des femmes bel et bien morts qui reviennent de toute leur chair morte réclamer aux vivants leur part non-vécue, leur part manquée de monde – leur part invécue, leur part indépensée. D’emblée, chez Romero et plus encore dans tous les films de zombies qu’il va mettre en œuvre, Romero invente une figure de zombie qui n’appartient en rien à l’horreur des films d’alors, ceux des drive-ins et des exploitations, les films gore qui montrent l’horreur dans un grand-guignol qui exhibe du cinéma la part jouissive, la part divertissante jusqu’à être parfois risible pour faire reculer la peur dans l’image alors populaire. Romero choisit avec gravité et force d’inventer un zombie politique, un zombie doublement politique, un zombie bataillien, un zombie qui sait être, de la société, sa part maudite, à savoir sa part qui veut en retrouver la dépense irrédimée.

De fait, de La Nuit des morts-vivants jusqu’à l’ultime Vestige des morts-vivants en 2009, Romero dessine un zombie qui revient, à la nuit tombée, dans le grand envers irrévélé des choses, pour inquiéter le vivant de ce que le vivant n’a pas accompli pour le mort, de ce que le vivant a manqué pour le mort, de ce que le vivant a dérobé au mort. Chez Romero, parce qu’ils viennent ainsi réclamer leur part impossible du monde, les zombies sont des hommes inachevés, inaccomplis encore de vie : les fantômes les plus concrets du cinéma qui se donnent comme autant d’hommes en rupture de société. Romero ne tourne pas à une époque qui se méconnaît dans ses choix ou ses non-choix. À l’heure du Vietnam, à l’heure d’une société d’hyperconsommation, Romero donne à voir depuis Pittsburg tous ceux qui inexistent dans le monde, tous ceux qui sont hors des centres, tous les hommes et les femmes en déshérence sociale qui sont non pas exclus mais, pire que tout, non-visibles depuis leur exclusion. Les zombies sont les déclassés les plus morts du cinéma : ils ont compris comme Duras que le monde ne devait avoir qu’une seule politique : aller à sa perte. Les zombies sont politiquement durassiens : ils sont, depuis leur mort la plus vivante de nous, la perte du monde qui nous est donnée de voir à l’écran. Ils sont les images et les scènes jamais vues de cette perte. Spoliés, oubliés, méprisés, battus et honnis, ils reviennent. Ils ne cessent de revenir non pour hanter mais pour être la contamination de la hantise : la hantise comme contamination. Une hantise qui prendra les armes – car les zombies sont belliqueux. Ils ne sont pas uniquement, comme on a tendance à le dire, une contre-culture : ils sont une révolution non pas en marche mais une révolution, lente, un ralenti de révolution, une souffrance à l’écran qui vient dire que la révolution aura lieu, que les bouleversements sociaux auront lieu mais que rien ne marche. La vraie révolution est une révolution qui titube, une révolution que personne ne voit mais que la caméra scientifique de Romero voit. Romero n’est pas cinéaste – il est le voyant de ce qui inarrive encore au monde mais dont, en vigie neuve, il veut prévenir pour que chacun retrouve sa part nue.

Car le zombie de Romero ne vient pas des centres villes non plus des beaux quartiers. Il n’a rien à voir avec ceux de The Walking Dead tant, presque, il se moque du suspense. Il ne vit que dans un espoir : être vu. Il est un être qui a mieux compris le cinéma que tous les vivants possibles, assis dans le noir – la nuit de la salle obscure. Dans la fabuleuse Chronique des morts-vivants de 2008 où Romero pousse à bout la logique cinéphilique de ses zombies, le zombie ne vit que dans l’espoir d’être saisi par la caméra, d’apparaître dans cette visibilité où on veut le tenir – il est la minorité qui veut se tenir au cœur d’un monde qui ne veut en rien de lui : comme s’il était toujours l’en-trop. Le zombie de Romero vit dans l’envers de Nuit Debout qui en est comme sa parodie inavouée : il veut le plein jour, il veut être assis, il veut ce fauteuil de cuir qu’on lui a refusé. Il veut exister dans un monde qui sait être sa rutilante négation. Le zombie ne veut pas la parodie hystérisée de la citoyenneté. Ou comme encore dans Zombie en 1978, co-signé avec Dario Argento, le zombie est devenu le déchet impossible de la société : il veut le centre commercial, il veut consommer ce qu’on lui refuse. Le zombie ne parle pas car il est une chair politique active comme s’en rendent violemment compte les citadins du chef-d’œuvre de Romero : Territoire des morts-vivants qui, en 2005, repasse par tous les points politiques du cinéaste pour livrer, depuis le chef noir des zombies, l’image même de ce qui doit être politique. Le zombie est dans une logique émeutière qui doit être celle de chaque citoyen – il doit être la part critique de la société de consommation, il doit protester en cortège, comme autant de manifestations impossibles, le désir nu non de l’utopie mais du monde quotidien devenu son utopie noire et irrésolue.

Le zombie est alors, lumineux et obscur, l’héritier de toutes les luttes, il est le vampire impossible, le post-vampire comme Martin. Plus gidien que Gide (zombie de Gide), il est la haine des familles. Il est le toujours adolescent, l’adolescent à perpétuité qui met en crise la famille, la voue à la détestation irrémédiable. Il faut tuer la famille, il faut tuer les pères, il faut tuer les patrons. Le zombie est le seul révolutionnaire à demeurer quand toutes les révolutions se sont tues. Il est le seul et unique peuple politique qui demeure car il est invisible et ne parle pas : il attend la lumière du projecteur pour surgir. Il est à jamais l’infra-social donc ce que le cinéma est, seul, appelé à montrer. Mais, comme le suggère avec force Emmanuel Levaufre dans Wes Craven, quelle horreur ?, essai aussi neuf que déterminant sur Craven, Carpenter et Romero, peut-être Romero est-il le John Ford d’un post-monde, le John Ford d’un post-western où les hommes sont morts parmi nous, où la conquête de l’Ouest est d’abord une conquête de l’Est : de revenir habiter depuis la mort les territoires pourtant habités et conquis. Où le western est un eastern de la mort où chaque zombie est le pionnier absolu, le migrant ultime, l’homme de toutes les errances – plus lents que tous les chevaux mais nourris de plus d’espoir. Le Zombie comme cow-boy inversé – rejeton de l’inconscient, refoulé de tous les saloons : comme tous, il réclame son ultime droit de cité.

Mais, de Martin jusqu’au Territoire des morts-vivants en passant aussi par Creepshow en 1982 ou encore Le Jour des morts-vivants en 1985, le zombie de Romero est un cinéphile. Il est une pleine créature de cinéma – il a compris qu’il y avait une cinéma, un regard qui se posait sur lui, que le monde commençait quand la caméra de surveillance cessait d’être saisie dans son automatisme. Car le zombie marche lentement, on le sait, mais tue lentement tout aussi bien : il est le geste cinématographique laissée à la contemplation de la caméra. La mort n’est nullement un épisode, un passage, un accident dans l’image et le déroulé de la pellicule : chez Romero, dans une flamboyance baroque qui dit une crise d’époque devant la mort comme représentation, la mort devient un spectacle ultime – ce qui est non-vu mais tout à coup, révélé, comme si les morts donnaient la mort, comme si la mort devait toujours venir insister à l’écran. Plans admirables de rigueur et de chirurgie plastique qui n’échapperont ni à Argento, ni à Tarantino, ni surtout à De Palma, la mort est une projection constante qu’il faut détailler, il faut la voir – elle est le tabou social, l’inconsommé d’une société qui s’est oublié et qui n’a pas su regarder ce qui en elle mourrait. Le geste cinématographique de Romero trouve alors une force inouïe : filmer comme toujours par précipitation, à la dérobée, sans moyen, comme un film d’exploitation qui montre que les images sont volées, comme impossibles à montrer et trouver, enfin, le naturalisme le plus impossible, celui qui nie le naturalisme même, en faisant mourir ce qui d’ordinaire ne meurt pas. Le zombie devient, par un renversement inouïe, le plus humain de tous les êtres d’horreur du cinéma d’horreur – comme si le zombie devenait l’horreur du cinéma d’horreur – c’est-à-dire le début de la politique d’un auteur.

On le comprend : Romero laisse derrière lui une œuvre faite des brisures du cinéma, de ses parts inaccomplies, un cinéma en lisière des studios, qui projette dans des salles abandonnées en banlieue de Pittsburg où déambule, hagard et pauvre, Martin jusqu’à sa mort, jusqu’à ce que son oncle lui dise que son âme est damnée. Hier donc est mort, à 77 ans, d’un cancer foudroyant du poumon, Romero, celui qui, à l’image de ses films, est entré dans la mort pour demeurer plus que vivant : le premier zombie propre à transmettre, en mordant chacun, le goût de ce qu’avec lui, on aura été capable, pour quelque temps encore avec lui, d’appeler encore, depuis la nuit de la salle, le cinéma.