Corps et désir 5 : Lascaux 2, la caverne érotique

Joan Semmel, Intimacy-Autonomy, 1974 (Brooklyn Museum)

Lascaux, véritable lanterne magique, n’est pas qu’un simple témoignage du passé, qu’une antique archive de l’humanité, elle est le lieu de notre naissance, notre scène originelle, notre trame intérieure. Lascaux est notre premier rêve, notre toute première vision dont le souvenir hante nos nuits sans que l’on sache à vrai dire ce qui nous hante : « Un homme qui pénètre dans une caverne paléolithique, alors que c’est la première fois », écrit Pascal Quignard, « la reconnaît. Il revient » (Dernier royaume, Tome 3 : Abîmes, 2002).

La profusion de formes animales, réelles ou rêvées, reproduites ou inventées qui courent sur ses parois forment une prodigieuse fantasmagorie humaine, une machine à rêver et à concevoir à travers laquelle l’être humain s’invente lui-même, se réinvente autre qu’il n’était. L’homme de jadis qui a créé Lascaux a déchiré son enveloppe animale et en est sorti tout neuf d’un désir nouveau : celui de produire le réel en image parce que c’est ainsi désormais que le réel lui apparaît, et pour ainsi dire lui échappe. Séparé, il entre enfin en relation avec ce monde du vivant devenu entité extérieure, tout à la fois étrangère, étrange et familière, et cette relation est une manière d’être au monde, une poétique vivante à partir de laquelle le monde se multiplie, se métamorphose sous le regard de celui qui embrasse, étreint de l’œil la matière animale tout en la redessinant. Lascaux dit tout à la fois la perte et la jouissance du corps. Vision disruptive de la relation au monde qui saisit tour à tour de beauté et d’effroi.

Mais si l’être humain s’est auto-engendré en se détachant du corps animal, désormais perçu comme hors-de-soi, le rendant autre, autrement dit l’altérant, il l’a fait sans pour autant franchir l’enveloppe de son propre corps, sans se mettre soi-même à distance de soi – son corps d’homme/femme, distinct et sexué, semble encore enfoui au fond de lui-même, tel un fœtus en devenir –, d’où la rareté des représentations humaines, en particulier masculines, puisqu’il s’agit davantage d’œuvres, d’images, produites par des êtres masculins. L’auto-portrait n’a pas encore été inventé. Les représentations humaines sont rarissimes, et le plus souvent anthropomorphes.

Mais revenons à l’image en tant que telle, car c’est par elle que s’accomplit la naissance de l’humanité, et par là-même l’invention du monde. L’image est point de rupture et de jonction entre l’être humain et la réalité qui l’entoure. Plus qu’un mode de communication, elle restitue une présence au monde fondamentalement poétique à la fois disjointe et partie liée à la réalité qui l’entoure dans la mesure où elle est ce qui apparaît au regard. Dans les deux derniers vers de « La Bête innommable », poème consacré à la licorne de Lascaux, René Char commence par décrire l’animal, puis par un retournement qui survient comme une chute, révèle les dessous de la vision (vers déjà cités dans l’article, « Lascaux 1, la caverne de chair ») : « Ainsi m’apparaît dans la frise de Lascaux, mère fantastiquement déguisée, /La Sagesse aux yeux pleins de larmes ». Char révèle la présence du « je » qui regarde, point focal et cliché où vient s’imprimer le monde regardé qui n’est qu’apparition. Le réel est toujours le réel ainsi qu’il m’apparaît, formulation qui traduit la relation mise en œuvre à partir du regard : il ne fait jamais surgir la chose en elle-même, mais la chose vue, forcément transitive. La chose vue inclut nécessairement la vision de l’observateur, il n’existe pas d’image coupée de l’œil qui regarde, ce qui implique le rôle fondamental de la perception humaine dans la configuration du réel. Cette conception de l’image se rapproche étroitement de la définition que Platon apporte à la phantasia. Pour le philosophe, l’image ou phantasia n’est jamais indépendante du sujet qui la forme, elle est littéralement préhension du monde, manière toute sensitive de percevoir ce qui nous entoure : elle est littéralement ce qui m’apparaît. C’est une image-relation assumant sa part de subjectivité dans sa mise à jour du réel puisqu’elle signe la manière dont le corps imprime en lui le monde et le restitue. Image, idée et sensation se mêlent dans l’image platonicienne, comme elles le font dans l’image pariétale et plus près de nous dans le poème de Char.

Il n’est pas étonnant par conséquent que l’homme préhistorique ait choisi le lieu souterrain de la grotte pour peindre ses visions, éclairées par la seule lueur des flammes, anticipant le cinéma moderne au sein duquel les spectateurs se blottissent les uns les autres dans le noir, rendus à leurs émotions primaires, jouissives, mortelles, régressives. La nuit est un miroir interne, un écran intérieur. Lieu du souvenir, de la mémoire perdue, du logis placentaire.

Philippe Halsman, « Prenatal Memory », série « Salvador Dalí », 1942

Si nous dépassons les parois peuplées en abondances animales et pénétrons plus avant dans la grotte de Lascaux, le boyau se fait plus étroit et aboutit à l’anfractuosité la moins accessible de la grotte qui se prolonge en forme de « puits ». Cette cavité recèle l’unique représentation humaine de la grotte, du moins représentation quasi-humaine. A gauche d’un bison énorme qui se vide de ses entrailles et semble montrer ses cornes se tient un homme à tête d’oiseau, le corps raide, les bras écartés. Il est allongé ou en train de tomber en arrière, position qui suggère a priori la mort. Le caractère remarquable, étrange de cette figuration vient du fait que l’homme est ithyphallique. Pour compléter la description, on peut préciser que le bison est transpercé d’une sagaie, à moins que celle-ci ne soit simplement posée sur son bas-ventre, et que ses viscères jonchent le sol ; enfin, à côté de l’homme, légèrement en dessous, à la verticale, se trouve un bâton prolongé de la même tête d’oiseau dont ce dernier est pourvu.

Quoique rien n’indique qu’il y ait relation entre ces figures, cette peinture est communément perçue, contrairement aux autres représentations pariétales, comme une scène, c’est-à-dire comme image narrative impliquant un déroulement dans le temps, un récit, un mythe. Elle est à ce titre nommée la « scène du puits » (scène dans laquelle sont parfois incluses une représentation de rhinocéros placée à gauche de l’homme-oiseau mais ajoutée bien plus tard, ainsi qu’une tête de cheval située sur la paroi opposée). Or c’est justement parce qu’elle constitue une scène qu’elle interroge. Elle interroge par ce qu’elle dévoile et par ce qu’elle voile, elle semble montrer, indiquer, tout en se taisant, telle une énigme, rappelant ainsi le rôle que Blanchot confère à l’oracle, à la sibylle de Delphes ou encore au poète (voir « Lascaux 1, la caverne de chair »).

Rien n’indique assurément l’événement qui a précédé ce que l’image montre. L’homme a-t-il tué le bison, sachant que la sagaie n’a vraisemblablement pu provoquer une blessure si importante ? La plaie est en effet suffisamment large pour laisser s’échapper les entrailles de la bête. Et qu’est-ce qui est à l’origine de la mort/jouissance de l’homme-oiseau ? Le bison ? L’expérience d’un voyage chamanique? Si les éléments paradigmatiques sont identifiables, leur relation syntaxique reste incertaine. Quel récit, quel mythe résiste à l’interprétation ? Est-ce une scène de chasse ? Une expiation ? Un état extatique ? Aucune interprétation aboutie (littéraire ou anthropologique) n’a pu venir à bout de cette fresque.

La trame originelle, le cela qui apparut à celui qui l’a peinte, est à jamais détachée de l’image. C’est une image qui n’a plus de fond, ou plutôt dont le fond est devenu abîme. Ce qui fascine dès lors celui qui regarde et qui se substitue au premier homme, au premier peintre, c’est ce sexe érigé qui tombe dans l’abîme devant une bête qui se vide.

La « scène du puits », – 18000, grotte de Lascaux

Georges Bataille n’a cessé dans ses écrits de revenir à cette image, la décrivant à maintes reprises, mais sans ne jamais réellement en déchiffrer le fond, buttant devant le paradoxe du sexe turgescent. Voici les éléments qu’il relève dans son dernier essai, Les Larmes d’Éros : « Un homme, mort autant qu’il semble, est étendu, abattu devant un lourd animal immobile, menaçant. Cet animal est un bison – et la menace qui en émane est d’autant plus lourde qu’il agonise : il est blessé et, sous son ventre ouvert, se délivrent ses entrailles. Apparemment, c’est cet homme étendu qui frappa l’animal mourant de son javelot… Mais l’homme n’est pas tout à fait un homme, sa tête, celle d’un oiseau, se termine par un bec. Rien dans cet ensemble ne justifie ce fait paradoxal, que l’homme ait le sexe levé. La scène a un caractère érotique de ce fait ; ce caractère est évident, clairement souligné, mais il est inexplicable » (c’est moi qui surligne les termes échappant à la neutralité descriptive). Bataille fait preuve de mesure par la modalisation de ses propos, rappelant que ce qu’il décrit est ce qui lui apparaît, tout en conférant cependant à l’image un caractère définitif, irrévocable, stupéfiant : il décèle à travers les traits de l’animal une action fatale, interprétation qui n’est pas seulement liée au caractère funeste de la scène, mais à ce qui se cache derrière la mort. A la vue de la scène représentée, on pourrait penser que l’action tragique a déjà eu lieu puisque les antagonistes se meurent, or Bataille suggère que la tragédie est à venir, qu’elle est toute proche, qu’elle menace. Elle menace de briser l’immobilité de l’image, l’immobilité de la mort, comme si l’agonie des participants n’était que silence avant le cri, suspension du temps avant la brisure et le déchaînement des forces. La scène n’est plus simplement funeste, elle en devient mortifère, prenant dans ses rets le regard qui lui fait face. Elle annonce, elle prévient de quelque chose qui semble se situer dans la mort et dans la chair.

 

Mais quelle prémonition lire dans cette scène ? Bataille ne mentionne pas les lignes onduleuses des entrailles, si visibles, si gonflées de la bête qui se meurt ? Que délivrent ces entrailles dont les arabesques ressemblent étrangement aux représentations des sexes féminins peintes à la même période ? De quelle délivrance est-il donc question ? Délivrance presque trop douce face à la lourdeur tragique, face au sexe levé ? Sexe si clair, si « évident », si « souligné » écrit Bataille, en comparaison, pourrait-on ajouter, de l’informité molle des entrailles ou de la vulve. Clarté du sexe levé et opacité des viscères, opacité du temps, opacité de la mort. Le paradoxe de la scène vient également de ces viscères anormalement exposées, ce que semble minimiser Bataille, préoccupé par la turgescence du sexe masculin, c’est-à-dire de son propre sexe. Qu’est-il apparu à l’homme à tête d’oiseau lorsque se découvrirent à lui les entrailles du bison ? Quel est cet Éros qui surgit dans la mort ? Et pourquoi cet être a-t-il une tête d’oiseau ?

Si Bataille soulève le paradoxe d’une scène qui lie intimement l’érotisme à la mort et la mort à l’érotisme – ce qui le confirme dans sa vision d’un érotisme noir, tragique, coupable –, il ne creuse davantage son interprétation, ni d’ailleurs son questionnement. Il s’arrête au seuil de la description, comme si son regard pétrifié se refusait à approcher au plus près. Bataille décrit l’image dans différentes publications, dit et redit sa stupéfaction, glose les interprétations de ses confrères paléoanthropologues, mais ne révèle à aucun moment la manière précise dont l’image s’imprime au fond de sa rétine : « l’ambiguïté de la scène, énigme et drame, doit lui être laissée » (Lascaux ou la naissance de l’art). Comment entendre cette injonction ? Est-ce la formulation d’une impasse interprétative ? D’un interdit moral devant la chose sacrée ? D’une angoisse profonde vis-à-vis de ce qui n’a pas de nom de peur d’être nommé ? Quelle monstruosité résiste-t-elle au dire ? Que regarde la Bête ? Quel lien se noue ou se dénoue-t-il entre elle et l’homme ithyphallique ?

« L’énigme du puits », écrit encore Bataille, fasciné par ce qu’il pressent comme l’alpha et l’oméga de la condition humaine, répond « d’une manière si étrange, si parfaite, à l’énigme fondamentale, étant la plus lointaine, celle que l’humanité lointaine propose à l’humanité présente, étant la plus obscure en elle-même, pourrait en être la plus chargée de sens. » Une énigme qui répond à l’énigme, une parole équivoque qui répond à la parole équivoque, voici ce qui lui apparaît et qu’il conçoit comme le point nodal de la condition humaine, comme son sens originel. Mais il ne s’agit pas tant pour Bataille de résoudre l’énigme première que de la toucher, que de l’envisager comme effective, véritable, et d’en jouir. Il faut qu’il y ait énigme pour qu’il y ait humanité, pour qu’il y ait différenciation avec l’espèce animale. Une énigme qu’il associe étroitement à un autre dénominateur qui revient incessamment sous sa plume : celui de « drame ». Il y a à l’origine de l’humanité un désir effroyable, mortifère qui signifie, qui signe l’existence jusqu’à la nier, qui fige celui qui perçoit, qui méduse celui qui regarde, qui donne sens et prive de sens à la fois. Et ce désir si foudroyant ne peut par conséquent se prononcer et se percevoir que de biais, par énigme, par récit détourné. Or, quelle est la parole qui contient en elle une action si terrible, si tragique, si (in)humaine qu’il est impossible de la formuler autrement que par énigme ?

On pense immédiatement à l’ombre d’Œdipe qui traverse les écrits de Bataille par ses multiples références aux travaux de Levi Strauss, à l’interdit de l’inceste, interdit à la fois originel et universel en tant que fondement structurel de toute société. Or tout tabou qui se verbalise est amené à advenir, à surgir ne serait-ce que comme spectre ou fantôme. De phantasia, l’image devient phantasme, image d’image, image sans fond, image errante, infixable.

Alors celui qui a vu l’image originelle, cette image qui demeure derrière toutes les autres, qui en constitue l’ombre, celui-là se tait, car cette image n’a pas de langage, elle est en deçà du langage. Il faut la taire pour en jouir, pour jouir du phantasme qu’elle révèle, sous peine sinon de le détruire, d’en dénaturer le sens ultime, la perfection, sous peine de tuer l’image, d’en faire une dépouille sans corps, un épouvantail, un mensonge, une pure phantasma déconnectée du réel, de la vision qu’elle crée et qui l’a créée. Pour jouir de l’image, pour en retrouver la sensation, il faut s’évider, perdre le langage, atteindre l’abîme des langues. Il y a là quelque chose de vertigineux, de monstrueux, d’innommable, quelque chose qui ne peut se formuler que sous forme d’énigme – seule l’énigme peut répondre à l’énigme – alors Bataille creuse le silence par circonvolutions autour de cette image qui unit si dramatiquement la mort et l’érotisme. Il sait que dans les ténèbres Orphée perdit à jamais Eurydice. « Tel est le propre à la fois de la mort et de l’érotisme. L’une et l’autre en effet se dérobent : ils se dérobent dans l’instant même où ils se révèlent… » (Les Larmes d’Éros). Phantasme et hantise de l’origine, de la mère, de la bête dévorante. Image médusante qui fait craindre ce que l’on désire et qui fige le regard dans la mort.

Il existe pourtant un langage, un langage qui laisse apparaître par intermittences les sillons du visage perdu, un langage qui creuse et sauve le silence, car il s’installe définitivement, résolument, dans la perte et l’écart. Ce langage, c’est le poème. C’est ainsi que Char vient à la rescousse des multiples atermoiements de Bataille. Il s’introduit dans le songe de son ami, s’invite dans sa nuit, réinvente pour lui l’image qui le hante en un court poème de sept vers. Déjà, dans « La Bête innommable », se découvrait sous les contours de l’insolite animal la « mère fantastiquement déguisée », métaphore d’une humanité inhumaine, animale, innommable qui s’origine dans le corps maternel, dans le corps de la bête. Qui, au fond, de la mère ou de la Bête ? Dans le bestiaire humain de Lascaux, la chair semble surgir de la chair.

Le poème que Char dédie à la « scène du puits » et qu’il intitule « Homme-oiseau mort et bison mourant » revient sur la figure maternelle : elle apparaît sous les traits de la bête qui agonise au côté de « l’homme-oiseau », « fruit pervers » dit le poème, « tué par celle qui fut tout ». Ces vers révèlent la scène à la fois originaire et incestueuse pressentie si lourdement par Bataille, mais pour l’alléger de son caractère menaçant.

L’interprétation de Char, nourrie par les descriptions de Bataille, met en lumière trois aspects relevés par l’auteur des Larmes d’Éros : tout d’abord la stylisation du corps masculin, puis le sexe érigé et enfin le voyage chamanique. Le corps, dont le tracé enfantin, très économe, formé de deux lignes parallèles auxquelles s’adjoignent les lignes des bras au bout desquelles quatre autres traits placés en éventail figurent les mains, devient dans le poème de Char un corps « sans entrailles ». Cet aspect longiligne de l’homme-oiseau est d’autant plus frappant qu’il est juxtaposé à l’énorme bison – bisone – qui perd ses entrailles et dont le dessin est par ailleurs plus achevé et plus réaliste. La figuration simpliste du personnage ne serait donc pas due à une maladresse du peintre, mais une stylisation voulue, consciente, visant à décharner, à désincarner le personnage masculin. Peut-on dès lors réellement affirmer que c’est bien un homme qui est représenté ?

Le seul élément qui le distingue comme tel est son sexe levé qui marque le genre masculin tout en indiquant un désir érotique. Sous la plume de Char, cet être ithyphallique devient « Long corps qui eut l’enthousiasme exigeant ». Mais est-ce là extase spirituelle ? Ardeur physique ? Les signes ithyphalliques saturent la composition pariétale, que ce soit dans la représentation de l’homme ou de ses attributs : le bec, les doigts, les pieds forment saillie, autant que les objets alentour, comme la sagaie qui transperce le bison ou le bâton à tête d’oiseau, double filiforme de l’homme-oiseau. Aussi cet être hérissé semble-t-il totalement voué au désir intransigeant qui le dresse. Et bien que mort, dans la position allongée, ou tombant, Char choisit de le décrire « perpendiculaire à la / Brute blessée », suggérant ainsi que c’est l’animal qui gît au sol, alors que l’homme est à la verticale (sens vieilli de perpendiculaire) par le fait même de tenir son sexe érigé, par le fait même d’être un homme debout, un être sexué désirant.

Reste alors à interroger la raison de l’érection et du désir érotique. L’homme-oiseau est comparé à un « danseur d’abîme, esprit, toujours à naître », un chaman qui a quitté la matière brute, la chair pour gagner son envol, pour jouer le jeu périlleux de l’esprit et toucher l’éternité au risque de tomber, lui qui désormais connaît la mort. C’est cette connaissance suprême qui lui fait prendre conscience de la vie, qui lui permet de distinguer le monde – au sens latin de différencier, séparer –, qui le fait se hisser au delà de la chair, au delà de la brute et le délivre de ses entrailles : « Oiseau et fruit pervers des magies cruellement sauvé ». Jeu cruel et magique de la mort qui sauve. L’adjectif pervers, avant de signifier « perverti, vicieux », signifie « renversé, inversé » : homme-oiseau tombant à la renverse, remontant de la mort vers la source, se mouvant à contre-courant, comme s’il naissait/mourait à contre-sens, « tué par celle qui fut tout et, réconciliée, se meurt ». Char dit l’aporie d’une naissance : la naissance comme meurtre, comme perte irrémédiable du tout. Fêlure et inachèvement de l’être humain « toujours à naître », et dont la pensée éclot, ne cesse d’éclore, comme suspendue à sa propre éclosion, fascinée par son propre jaillissement, ce que figurent si bien le sexe turgescent et le corps érectile. « Penser est extatique », écrit Pascal Quignard. « Penser contemple » (Abîmes, 2002). C’est ainsi que penser devient songe et que penser se met à jouir de penser.

On peut alors rêver que sur les parois de Lascaux, l’homo sapiens, homme-esprit, homme-oiseau, s’est peint également comme prédateur et proie (comme praeda-tor) non pas de la Bête mais de son propre songe, pris par les rayons de sa propre pensée, de ses propres images, de son propre désir imaginant. Et à ce titre, on peut se demander si le bison qui lui fait face et se vide de ses entrailles n’est pas simplement un morceau de rêve, la figuration de ce songe. Si Bataille postule que la face retournée du bison est menaçante (suggérant un conflit vengeur et violent entre l’homme et la bête), Pascal Quignard propose une autre interprétation : « Les plus anciennes figurations humaines sont des rétrospections. On appelle opisthotonos la contracture propre au cou des bisons qui se meurent. Ils semblaient se retourner en arrière. En fait ils meurent. » (Abîmes) Mouvement renversé de l’homme et de l’animal traduisant le voyage d’une pensée avançant à reculons, régressive, qui prend corps sur la paroi intérieure du monde, dans le ventre d’une cavité toute utérine, lieu perdu de l’origine.

Alors oui, la « scène du puits » est bien l’énigme pressentie par Bataille, mais elle n’attend aucune réponse. Elle énonce simplement ce qui hante l’être-humain depuis son origine, à savoir le non lieu et le non advenu de cette origine, un « monde in illo tempore », écrit Quignard, qui est aussi celui des mythes et des contes, celui de la littérature, « un espace sans existence où nous allons rêver ». A ce titre, l’homme préhistorique est sûrement plus proche de nous que de l’origine de notre espèce. Cette distance ne se mesure pas en années, elle n’a rien à voir avec la chronologie, avec l’histoire, avec la segmentation du temps. L’homme a fait un saut qui le sépare de façon irréversible et irréductible de son origine. Aussi la « scène du puits » nous rapproche-t-elle et nous éloigne-t-elle tout à la fois de notre naissance puisqu’elle révèle la nature de cette rupture originelle. La perte de la source, la perte du tout, est la condition d’existence de l’être humain, être désirant qui vit dans le regret, dans la passion de cette perte qui l’ouvre paradoxalement à l’imprévisible, à l’à venir indéterminé, avenir toujours à naître. C’est cette perte qui le fait vivre et mourir, qui le fait jouir aussi, surtout. Jouir de pensée mais aussi de chair. Au moment où le corps s’ouvre, quelque chose en lui s’abandonne, quelque chose fuit et jaillit de ses multiples ouvertures. Citons encore Quignard :

« En latin vis, virtus, violentia sont le même. Dans la vis, la force et le jaillissement sont mêlés. Vis est pulsio. Excréments, souillures ont une merveilleuse puissance génétique car ils sont jaillissant comme la vie qu’ils prouvent. Enfant, matière fécale, urine, vomi, sperme, larmes jaillissent du corps comme des naissances.
Dans la vis, le rire et la force sont liés : Le rire est ouverture. Ouverture qui ouvre les ouvertures.
[…] Le rire fait sortir de la caverne du corps une espèce de soleil ou de force qui éclate.
[…] Dans le rire persiste l’hémorragie intarissable de la naissance. C’est la femme à tête de bison au bout du pic de la grotte Chauvet.
Hémorragie qu’on voit dans la scène du puits de la grotte de Lascaux à Montignac.
Bison blessé, le ventre ouvert, hémorragique, solaire, retournant sa tête.
Turgescence du chasseur. Saillie dans la nuit de la grotte comme l’érection signe le rêve. »

Force, violence qui n’a rien de viril puisqu’elle est hémorragie, écoulement menstruel, rayonnement vulvaire autant qu’impulsion brutale. Ajoutons que ce qu’il y a de remarquable dans cette scène qui nous présente deux êtres qui se meurent, c’est le mouvement qu’elle mime, quoique l’image demeure immobile, et surtout, quoique la mort soit ordinairement absence de mouvement. Or ici, quelque chose se meut dans la mort, à moins que ce soit la mort qui fige le mouvement, en un mouvement unique, suspendu, infini. Il y a quelque chose de terriblement vivant dans cette scène de mort, une puissance justement, une force. Et cette force n’a encore une fois rien de viril comme pourrait le laisser penser le sexe turgescent qui focalise l’intérêt des observateurs. Force qui n’a rien à voir avec la domination puisqu’elle est abandon : abandon au désir qui porte hors de soi, hors de l’ici, qui « fait sortir de l’idem du corps sexué », écrit Quignard. Cette force fait vaciller toute maîtrise, elle est faiblesse, agonie, perte ou mort, elle est rire et pleur qui puisent et s’épuisent. Elle est jouissance vacillante. Elle est jouir de se perdre, jouir du perdu.

L’homme-oiseau est cette puissance d’abandon qui fait jaillir en dehors du corps animal et fait de ce corps un paradis perdu, puissance qui ouvre au désir, qui mène à l’érotisme. Tout étreinte cherche dans le corps d’autrui la chair perdue, et dans le débord, dans la crue, l’effusion première de la chair qui voit naître. C’est ainsi que l’homme masculin de Lascaux est apparu à lui-même, un être sans chair dans un monde charnel auquel il désire se rattacher coûte que coûte, quitte à tomber à la renverse.

L’histoire de l’art, depuis la « scène du puits », nous montre pourtant que l’homme n’a cessé de contraindre cette force d’abandon de l’être désirant, en cherchant à articuler, siècle après siècle, nudité, désir et force virile. Forcer l’apparence pour forger le réel. Le nu masculin s’est efforcé de cuirasser ce corps fragile, de montrer la perfection des formes d’un corps chasseur, guerrier et athlète, d’un corps sculptural dédié à l’affrontement et à la prédation. Le nu dit au fond la maîtrise du corps, dur, ferme et fermé. Au sein de l’espace social également – cette anti-caverne –, l’homme a pris soin de cacher son corps en l’uniformisant sous des costumes aux formes droites et longilignes, comme pour se débarrasser d’une chair trop molle, trop faible. A moins qu’au contraire le costume ne vienne que reproduire un sentiment de frustration, celui d’habiter un corps décharné, un corps sans entrailles. L’homme masculin serait-il un être en mal d’entrailles, en mal d’utérus, qui rêve de se renverser dans la chair d’une énorme bisone ; et ce désir le tue ? Est-ce alors qu’il a choisi de tuer la bisone ? Est-ce alors qu’il a choisi de la peindre ?

Orlan, L’Origine de la guerre, 1989 © Orlan

Cet oiseau qui tombe, ce danseur d’abîme, hanté par ce désir qu’il ignore, n’a plus que des désirs sans but qui affolent et le portent trop loin, hors de soi. Hors de la maison de chair qu’il a (qui l’a) perdu, il est voué à l’errance et à la nébuleuse de l’indéterminé, à l’imprévisible, alors il se protège contre cela, qu’il prend pour une force invisible, alors qu’il s’agit tout simplement de la vie, d’une vie ouverte et trouée. Il s’invente des objets, des objets de désirs qui deviennent des objets à conquérir. Désir et conquête, voilà une confusion qui dure. C’est l’histoire des hommes. C’est une histoire d’hommes. De tués sans entrailles et de sexes bandés. Car l’homme masculin n’a, de son corps, plus que son sexe, à exposer.

Lire ici : « Lascaux 1, La Caverne de chair »