« Le Média » : les nouveaux nouveaux chiens de garde

Les médias sont-ils dangereux ? © éditions Philippe Rey - détail couverture

L‘information bruissait dans les couloirs des rédactions depuis quelques temps déjà : la création d’un média citoyen est en marche… sous l’égide de la France Insoumise. Une initiative qui n’est pas sans poser plusieurs questions, dont la principale : un mouvement politique peut-il appeler à créer un média (fût-il estampillé « citoyen ») sans être suspecté de vouloir faire de la propagande ? Et les réponses données par Sophia Chikirou et Aude Rossigneux la semaine dernière en interview sont loin d’être rassurantes pour les tenants d’une information objective et indépendante. 

Concentration, suspicion de conflits d’intérêts, attitude critiquable de certains éditorialistes ou commentateurs politiques pendant la campagne présidentielle (cf. l’article de Grégory Lassalle sur Acrimed.org) : les médias et les journalistes sont régulièrement attaqués par des politiques qui ne se privent plus de dénoncer la « médiacratie » et les « médiacrates », les « merdias » et les « journalopes », d’interdire d’accès et de refuser les accréditations et les interviews (Mediapart et Quotidien par le FN, par exemple), voire de faire régulièrement huer les journalistes lors des rassemblements publics (quand ils ne sont pas rudoyés par les services d’ordre ou même les militants).
Au fond, de quoi et de qui les politiques ont-ils peur au point de vouloir créer leur propre support, leur propre canal, qu’il s’agisse de site d’information ou de chaîne de télévision ? Les médias actuels sont-ils à ce point dangereux ? Et si oui, pour qui ?

Capture d’écran Twitter de Jean-Luc Mélenchon

La semaine dernière, Sophia Chikirou (responsable de la communication de la France Insoumise) et Aude Rossigneux (journaliste télé passée par France 2 et France 5) ont été reçues sur les plateaux de télé et dans les studios des radios pour parler de leur média à naître sur Internet le 15 janvier 2018 : une naissance précédée de déclarations d’intentions successives (par Gérard Miller entre autres) et d’actes fondateurs (une tribune parue dans Le Monde le 25 septembre et un manifeste disponible sur Change.org).

Reçues en duo dans l’émission Quotidien de Yann Barthès (et Aude Rossigneux en solo dans la rubrique média de la matinale de France Info), la communicante et la journaliste ont pu, en complément de ce qu’on a déjà pu lire dans la presse papier, affirmer leur ligne éditoriale à venir et énoncer leur projet de média coopératif, gratuit, à la « ligne fixée dans le manifeste », pour assurer « un traitement de l’information avec une vision de gauche… »

La création d’un tel « Média » (avec des guillemets au cas où le terme serait désormais déposé à l’INPI) a pour conséquence immédiate de poser une question d’importance : si un journal, une télévision par Internet, un site d’information est voulu, financé, supporté officiellement par un parti ou un mouvement politique, qu’en est-il alors de l’indépendance, de l’objectivité journalistique ? Quid de la déontologie, de la censure ou de la fiabilité de l’information si cette dernière est délivrée par une organisation politique dont le credo avéré est de stigmatiser la « médiacratie » ? La réponse de la future rédactrice en chef de Le Média à Célyne Baÿt-Darcourt sur France Info est sans équivoque :

Les journalistes qui disent qu’ils sont objectifs, pardon, ils mentent.

Aude Rossigneux, journaliste.

Sur TMC, Aude Rossigneux met en avant l’indépendance de la rédaction, alors qu’elle est assise à la droite de Sophia Chikirou qui parle d’un « média gratuit (…) dont les gens sont copropriétaires, aux contenus gratuits », un « média différent ». Derrière la question (inévitable) du financement posée par Yann Barthès et Martin Weil (réponse : « il y aura la possibilité d’être mécène, mécène, ça ne vous donne aucun droit si ce n’est le droit de donner, rien en retour ») et des contenus (« il y a beaucoup de médias indépendants aujourd’hui » auprès desquels acheter ou commander des reportages sera possible), la notion de journalisme collaboratif se précise : « on va collaborer avec plein de gens (…) quand on fait un média sur Internet on veut que les gens puissent y participer, y contribuer, les gens sont tous équipés de smartphones, ils savent faire des vidéos, ils pourront nous transmettre aussi des choses, partager aussi avec nous »…

Sur France Info encore, Aude Rossigneux se défend d’avoir « Jean-Luc Mélenchon qui [lui] parle dans l’oreillette ». Question de Célyne Baÿt-Darcourt : « Jean-Luc Mélenchon part du principe que les médias mentent, donc ce site, cette télé (Le Média) dira la vérité ? »
Aude Rossigneux (qui ne répond pas à la question) : « Je ne sais pas, posez la question à Jean-Luc Mélenchon ce qu’il pense des médias, je ne suis pas Jean-Luc Mélenchon et je ne fais pas la télévision de Jean-Luc Mélenchon ».

Capture d’écran Twitter de Gérard Miller – Retweet Aude Rossigneux

Le discours est pensé, précis, rodé. Presque trop. Il suffit de comparer les interviews d’Aude Rossigneux dans le JDD, sur TMC et sur France Info pour comprendre que tout a été très bien écrit, bien préparé : « on est là pour faire de la pédagogie (…) on ne fera pas d’investigation comme Mediapart (…) mais il y a une information parfois qui est un peu brute de décoffrage, un peu dure à comprendre (…) ou il y a des sujets qui passent à la trappe » (Quotidien) vs. « nous n’aspirons pas à être Mediapart et à faire de l’investigation. Le Media fera de la pédagogie. Décrypter et expliquer l’actualité » (LeJDD.fr). « La gauche progressiste, n’a pas son média audiovisuel » (Quotidien) vs. « Il manque un vrai média audiovisuel de gauche » (France Info). « On avait envie de faire un média ouvertement engagé, ce qui ne veut pas dire militant. Un média militant, c’est un média qui fait de la propagande et qui a d’abord pour but de faire passer ses idées » (Quotidien) vs. « Ce ne sera pas un média de propagande mais on refuse de faire comme si nos convictions n’existaient pas » (LeJDD.fr)…

Aparté : sans être perfide (ou fan de Quotidien voire féru de sémantique, ce qui n’est pas incompatible), le discours d’Aude Rossigneux et Sophia Chikirou fleure bon les fameux éléments de langage chers à nos politiques de tous bords quand ils ressassent des phrases apprises sur des fiches bristol au doux parfum de copier-coller.

L’argumentaire d’Aude Rossigneux connaît toutefois (vers 11 minutes de l’interview dans Quotidien) un léger flottement : « je ne vais pas me cacher d’être de gauche, je suis engagée, mais je ne suis pas là pour faire du journalisme militant ». Un blanc, un quart de seconde d’hésitation, un raclement de gorge, une nouvelle hésitation, tandis que la gêne s’installe (et sur le plateau et dans les esprits), Sophia Chikirou intervient : « être engagé, ce n’est pas être militant, moi je suis une communicante, je peux vous dire qu’il y a une différence entre faire de la propagande quand je conseille Jean-Luc Mélenchon ou la France Insoumise, je pense propagande. Je l’assume complètement, la communication politique c’est de la propagande ».

Capture d’écran © Quotidien – TMC

Question de Yann Barthès : « Est ce que vous allez parler de Jean-Luc Mélenchon qui voyage en business ? »
Réponse de Sophia Chirikou : « on parlera de ceux qui parlent de Jean-Luc Mélenchon qui voyage en business (…) pour expliquer aux gens pourquoi les médias parlent de Jean-Luc Mélenchon qui voyage en business ».

De la même manière que Jean-Luc Mélenchon veut une « éducation collective du grand nombre à la méfiance et à l’hostilité face aux médiacrates (…) approfondie et affinée », Sophia Chikirou veut éduquer, expliquer…

Retour à la question de départ : Les médias sont-ils dangereux ? Par un curieux hasard du calendrier, c’est la question à laquelle tente de répondre un collectif d’auteurs, écrivains, journalistes, essayistes, sociologues, philosophes, historiens dans un petit livre de 96 pages à paraître le 5 octobre, sous la direction d’Eric Fottorino (Le 1), et édité par Philippe Rey dans la collection Les 1ndispensables… Un livre sous-titré Comprendre les mécanismes de l’information qui questionne, interpelle, pointe et analyse la place des médias et de l’information à l’heure des fake news, de la post-vérité, de la prééminence des réseaux sociaux avec leur flux qui juxtapose faits journalistiques et interprétations subjectives (assumées ou plus retorses)… Avec cette interrogation cruciale : comment s’informer de façon fiable pour comprendre notre monde en évitant les pièges de la désinformation, de la propagande et de la théorie du complot ?

Éléments de réflexion tirés du livre :

  • « Sur Google ou Facebook, les algorithmes, les ingénieurs décident quelles informations montrer, non les journalistes ». (Eric Scherer, journaliste).

Est-ce pour autant à un parti politique de décider quelle information délivrer tous les soirs à 20 heures puisque Le Media sacrifiera, comme les télés, à la grand messe de l’info ?

  • « Jamais l’information n’a été aussi accessible. Paradoxe ; jamais elle n’a été autant tenue pour suspecte. » (Laurent Greislamer, cofondateur du 1).

La France Insoumise (au même titre que le Front National, les Républicains, le PS et LREM) n’a-t-elle pas une responsabilité dans cette suspicion ?

  • « Il faut que les citoyens prennent conscience de la nécessité de reconstruire des médias pluriel et indépendants ». (Julia Cagé, économiste).

Indépendants. Pluriel. Les mots sont importants.

Dans le cas du Média de la France Insoumise, son manifeste ou la composition de son actionnariat (encore floue) ne sont pas à même de rassurer sur l’indépendance et l’objectivité de l’information qu’il entend délivrer. C’est même strictement le contraire : on ne peut à la fois pointer le manque d’autonomie d’une presse qui serait à 90% détenue par des milliardaires (ce qui peut se discuter) et se poser en chevalier blanc de l’information quand elle est voulue et dirigé par un parti politique.

 

Les journaux d’opinion ont toujours existé : L’Humanité, La Croix, Libération. Ils ont été fondés comme tels, se sont affirmés politiques, ont une ligne éditoriale claire. Sont-ils pour autant moins objectifs ? Leurs subjectivité assumée n’empêchent pas leur rédaction de faire un travail factuel. D’autres s’engagent au moment des élections, voire roulent pour des candidats de manière plus subaquatique (Le Monde). Les lecteurs français connaissent l’échiquier politique de la presse… Ce qui pose question ici est moins l’engagement d’un journal que la disjonction apparente d’un discours contre la presse qui se donne comme arme la fondation d’organes de presse. Ce qui heurte, c’est le double discours visant à faire coexister une affirmation de propagande (en tant que responsable de la com de La France Insoumise) et un certificat d’objectivité journalistique (de la part de la rédactrice en chef) au nom d’une soi disant non existence absolue d’une telle objectivité. Ce qui frappe enfin, c’est combien ce brouillage des lignes est révélateur d’une époque qui joue de rhétorique pour tout justifier, même l’indéfendable, et prend pour armes d’une riposte celles même qu’elle dénonce chez ses adversaires. Il est donc plus que jamais nécessaire, en tant que lecteur, de conserver une distance critique, face à des lignes de partage toujours plus ambiguës, voire dangereusement poreuses.

Source Le Monde Diplomatique / Acrimed

Les médias sont-ils dangereux ? Ouvrage collectif sous la direction d’Éric Fottorino, éditions Philippe Rey, Les 1ndispensables, 96 p., 7.90 €