Le journalisme en liberté (de la presse) conditionnelle

Au grand dam de ceux qui se verraient bien marigoter en toute impunité, il semble qu’il faille une fois encore convoquer Albert Londres qui, dans Terre d’ébène, La Traite des Noirs (Albin Michel, 1929) écrivait : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Pour en rajouter une couche à l’intention des contempteurs du journalisme hexagonal qui regardent en ricanant le président Trump se torcher allègrement le fondement de ses idées torves avec le 1er amendement de la constitution qui l’a élu : on ne peut pas un jour encenser la liberté de la presse et le lendemain fustiger une profession tout entière…

J’ai beau considérer que convoquer les morts est un artifice commode, je ne peux m’empêcher de citer le seul journaliste dont le prix est mondialement connu pour parler de la presse. Mais quelle presse me direz-vous ? :

– La presse bleu uniforme qui met de la sécurité partout et de la justice nulle part de peur de devoir citer sans comparaître son principal actionnaire ?
– Le journalisme rouge canard au sang qui fait rien qu’à embêter les chanoines et contrepéter dans les mares ?
– La presse brune suceuse de pastilles Vichy qui multiplie les unes racoleuses ? Ou le journalisme blanc « neutre » (en m’excusant par avance auprès des Helvètes) à défaut de dire « objectif » qui publie tel quel, et comme peu de copistes moyenâgeux, les dépêches AFP (parfois même sans les mentionner) ?

Quelle qu’elle soit, la presse est aujourd’hui en danger car elle est malade de ces méthodes qui consistent à mettre au pilori les journaux trop « critiques » (alors qu’ils font simplement leur travail) ou à faire des journalistes les responsables (et les coupables) de leur propre turpitude.

img_0548
© Capture d’écran Twitter de Marine Le Pen

On ne peut pas d’un côté encenser la liberté de la presse comme le fait Marine Le Pen lors de ses vœux à la profession et de l’autre refuser d’accréditer certains médias ou de répondre aux questions de certains journalistes. Parce que des journaux, des sites d’infos, des radios seraient « orientés, militants », Marine Le Pen n’entend parler qu’en dehors de toute contradiction. Comme le demandait Yann Barthès dans Quotidien il y a peu, la candidate à la présidentielle est-elle encore interviewable ?

Mais revenons en arrière. En 2015, Marine Le Pen avait annulé au dernier moment sa venue programmée à l’Émission politique de David Pujadas. Sous quel motif ? « Deux de ses contradicteurs, étaient ses adversaires aux élections régionales de Nord-Picardie (Xavier Bertrand, LR et Pierre de Saintignon, PS). Marine Le Pen avait dénoncé l' »amateurisme total » de France 2 et l’émission en question comme une « mascarade », estimant que « jamais je n’ai été traitée avec autant de mépris, de discourtoisie. » Un an plus tard, elle avait interdit à sa nièce Députée du Vaucluse de participer à la même émission, cette fois-ci parce qu’il valait «mieux que ce soit la présidente-candidate qui soit invitée. C’est tellement logique». Deux poids de mauvaise foi et deux mesures de langue de bois : le FN choisirait donc ses passages télé et ses contradicteurs (Najat Vallaud-Belkacem devrait alors pouvoir s’enorgueillir d’être « digne » de la présidente du parti nationaliste), tout en dénonçant l’iniquité et l’inégalité de traitement qu’il subi(rai)t, jusqu’à écrire au CSA pour réclamer davantage de temps d’antenne.

On assiste donc à la répétition de véritables scènes de commedia dell’arte dans lesquelles les politiques prennent la presse en otage, se plaignant tour à tour d’être peu considérés, de ne pas avoir suffisamment de temps de parole, tout en rudoyant à l’envi, en accusant de tous les maux, en cherchant à éviter les questions gênantes qui viendraient brouiller leurs messages d’une pureté assurément virginale… Et la liberté d’informer se réduit à mesure de l’action de ces politiques et de leurs communicants qui font du messager et contradicteur un coupable idéal en toutes circonstances.

François Fillon ne peut dérouler un discours de campagne en guise d’adresse annuelle aux journalistes et aux parlementaires, ironisant et pommadant comme il respire, pour quelques semaines plus tard crier au complot journalistique qui transformerait des quotidiens et des hebdomadaires jusque-là « au service de l’information des Français » en tribunaux médiatiques… Qui plus est en reprenant une expression qui transpire l’élément de langage fascisant… Au passage, je tiens à souligner que les éléments de langage et les phrases toutes faites, c’est un peu comme les plats cuisinés : c’est pratique, rapide, facile d’emploi, mais on ne sait pas toujours ce qu’il y a dedans — jusqu’à ce qu’une agence sanitaire ne vienne nous dire ce qui du lard ou du cochon est l’ingrédient le plus présent dans les entremets à la vanille de nos hypermarchés discount…

Voeux à la presse François Fillon 2017
François Fillon – Vœux à la presse 10 janvier 2017

Pour rester dans l’ironie, comment ne pas citer Jean-Pierre Raffarin dont le second degré est légendaire ? « Un petit mot, un petit mot tout particulier pour dire merci aux nombreux journalistes qui (…) ont voulu montrer aujourd’hui combien il était important pour eux de mieux connaître, de mieux comprendre le Poitou et le Futuroscope ». Bien que l’intéressé s’en défende, cette harangue est éminemment perfide. Et permet de jeter insidieusement mais sûrement le discrédit sur le parterre de micros et de caméras présents ce jour-là.

« Haro sur le gazetier », la pratique ne date pas d’hier. Le presse-bashing n’est pas un effet de mode. Mais un effet de meute. On pourra tourner la question dans tous les sens : appeler à la vindicte pour se défendre n’est pas très éloigné de la critique faite aux fonctionnaires, aux régimes spéciaux, aux professions libérales (la liste n’est pas exhaustive)… bref, à tout ce qui permet de se rassembler derrière un ennemi commun pour la défense de ses intérêts, fusse au prix de la vérité, de l’honnêteté et du respect dû à chacun. Qui plus est, en combinant rhétorique et art du sophisme, victimisation et stratégie dite du
« chien qu’on accuse de la rage », les politiques s’assurent auprès de leurs partisans d’une cible partagée toute trouvée.

Appeler à la haine contre une profession tout entière n’a rien à envier au «tous pourris » que les politiques s’évertuent à ignorer en continuant de promettre monts et merveilles intenables qui n’engagent que ceux les écoutent. Cela participe d’un populisme qui ne doit plus être ignoré mais au contraire relevé, pointé, et enfin, combattu. A se demander si, entre les assertions mensongères des uns et le mépris pour la profession des autres, la lutte des castes n’aurait-pas remplacé la lutte des classes.

Nul besoin d’aller chercher bien loin la dernière fois que des politiques ont voulu monter une partie de la population française contre une autre, c’était lors du vote de la loi Taubira. A l’époque, les anti mariage pour tous n’avaient eu de cesse, dans leur combat rétrograde, de dénier à leurs concitoyens un droit dont ils jouissaient eux-mêmes, de pointer, de catégoriser, d’exclure, de stigmatiser au nom d’une morale d’un autre temps. Résultat des courses : des slogans fascisants, des descentes dans la rue de mouvances extrêmes, de la division par paquets de douze venus crier leur intolérance en monospace rallongé embarquant une progéniture inconsciente de la portée des slogans qu’on leur fait scander.

Si ce n’est pas nouveau, ce n’est pas moins blâmable. En agissant ainsi – chercher la division pour mieux régner –, les politiques (et aujourd’hui le camp du vainqueur de la primaire de la droite et du centre) font fi des effets de bord et des conséquences dommageables de leur ligne de défense en bois dont on fait les piloris. Qui plus est, pire que les injures, il y a l’insulte à l’intelligence : par un effet de manche, ils espèrent détourner l’attention née d’une enquête journalistique – donc de professionnels – en se plaçant sur le registre des sentiments plutôt que sur celui des faits. Un peu comme si à la question :
« Monsieur Fillon, avez-vous vous employé votre épouse et vos enfants à des salaires supérieurs à la pratique en vigueur à l’Assemblée Nationale et au Sénat ? », on s’entendait répondre « je vous remercie de votre question, mais vous ne trouvez pas qu’il fait un peu chaud pour la saison ? »

Cela dit, histoire d’aller sur le terrain du non moins critiquable « ils l’ont bien cherché », il faut reconnaître que certains éditorialistes ne se privent pas pour tendre le bâton pour se faire battre, là où d’autres n’ont que la couleur de leur peau pour attirer les matraques contondantes et pénétrantes. Prenons au hasard les Thréard, Aphatie, Giesbert, Barbier, Pujadas, Elkrief et autres anchor men (and women) de BFM TV, iTélé et LCI. Tandis que des centaines, des milliers de soutiers de l’info qui ont choisi ce métier parce que c’était leur vocation, parce qu’informer est vital, parce que rapporter, analyser, commenter les faits est nécessaire, œuvrent dans l’ombre, les têtes d’affiches trustent les plateaux et délivrent des messages contradictoires à l’adresse des politiques et du public (lectorat, auditoire, internautes…). Lors des premières révélations du Canard Enchaîné, la classe journalistique s’est parfois émue (et perdue en conjectures) pour trouver des excuses à l’accusé au simple motif que l’on ne connaissait pas la source des informations ou parce qu’il était impensable que le candidat en tête des sondages soit ce contrevenant qui profite des deniers publics pour rémunérer femme et enfants contre des contributions plus ou moins réelles… Dans les jours qui ont suivi, on a alors assisté à un gigantesque brouhaha dans lequel se mêlaient excuses en carton, reconnaissance d’erreurs excusables, propositions de remboursement de sommes irréelles, sans que cela choque quiconque. Le tout emballé dans un discours de défiance à l’endroit des journalistes.

matchfillon1
© Paris Match

En appelant son électorat (ou du moins ses partisans assis en rangs serrés lors de ses récents meetings) à faire de la presse le grand fautif de ses déboires financiers ; en présentant ses excuses, François Fillon oublie Shakespeare en faisant du Molière, tel un Monsieur Jourdain sarthois qui prend la p(r)ose devant son manoir avec femmes et enfants en couverture de Paris Match : dans la deuxième partie d’Henry IV, on peut lire ces mots : «don’t shoot the messenger». Mais il est vrai que la tentation de se débarrasser du porteur d’une mauvaise nouvelle est grande et à la portée du premier venu pas trop regardant sur sa probité. On ne peut donc pas d’un côté encenser la liberté (et par extension la liberté de la presse) et de l’autre rabaisser, dénigrer le travail des journalistes, en allant jusqu’à parler de collusion, de complot, de tribunal médiatique, d’œuvre de destruction… sous prétexte que ce qu’on lit dans les journaux ne va pas dans votre sens. La liberté n’est pas un concept à géométrie variable ni une idée protéiforme que l’on peut tordre un instant à son avantage et le lendemain attaquer.

Si Bob Woodward et Carl Bernstein n’avait pas enquêté sur le Watergate ; si Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne s’étaient pas entretenus avec François Hollande ; si les journalistes Edwy Plenel et Bertrand Le Gendre, n’avaient pas révélé dans Le Monde l’existence d’une troisième équipe dans l’affaire du Rainbow Warrior ; si Le Canard Enchaîné ne s’était pas placé – dès sa création en 1915 – en rempart contre la presse va-t-en-guerre et « pousse-au-crime » de l’époque et plus tard en dénicheur de secrets, des plus anecdotiques (quoique) aux plus tragiques ; si la journaliste Anne-Marie Casteret n’avait pas publié dans L’Événement du jeudi un article prouvant que le Centre national de transfusion sanguine (CNTS) avait sciemment distribué à des hémophiles, de 1984 à la fin de l’année 1985, des produits sanguins dont certains étaient contaminés par le virus du sida… la presse n’aurait pas acquis les lettres de noblesse que François Fillon lui dénie parce que ça le dessert aujourd’hui…

img_0598
© Capture d’écran Twitter Bruno Retailleau

Cela dit, l’ex-premier ministre n’est pas l’ex-président américain et Marine Le Pen n’est pas une barbouze de la DGSE, mais, innocents ou coupables (ce sera à l’enquête judiciaire et à l’OLAF de le démontrer), François Fillon ou la présidente du FN n’ont pas à décider si les faits doivent être rapportés ou non à grands renforts de « petites phrases » faites de vindicte bon marché et de raccourcis critiquables. Pire, en accusant les médias de mentir ou de propager des fake news. Qu’ils soient simples sympathisants ou porte-paroles, partisans ou soutiens intéressés, les corbeaux ne sont pas ceux qu’on pense et ne peuvent s’enorgueillir de leur haine convergente. Le Front National qui n’accrédite pas certains médias parce qu’ils seraient militants, Marine Le Pen qui refuse de répondre à la question d’un journaliste travaillant dans un journal qui n’a pas son assentiment, Bruno Retailleau qui demande aux journalistes de s’arrêter, Eric Ciotti qui enjoint Elise Lucet d’enquêter sur Emmanuel Macron après avoir critiqué les méthodes de la journaliste de France 2…

Une des solutions serait peut-être de commencer à rendre la monnaie de leur pièce à ces politiques qu’ils invitent à longueur de matinales…
Car les politiques connaissent leur Oscar Wilde sur le bout du communiqué de presse : « qu’on parle de vous, c’est affreux. Mais il y a une chose pire : c’est qu’on n’en parle pas ». N’oublions pas que les politiques ont également en tête la citation attribuée à Léon Zitrone : « qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! ». Et il était journaliste.