Entre post-vérité et sur-vérité

Hannah Arendt (détail couverture Quarto Gallimard)

Depuis quelque temps, le terme « post-vérité » est employé pour référer à nombre de postures scandaleuses qui nient les faits et usent d’artifices rhétoriques et émotionnels pour manipuler l’opinion. Le couronnement de cette mouvance « post-vérité » se lirait dans l’élection de Donald Trump dont les mensonges de campagne furent incontestablement innombrables.

Il me semble en effet absolument indispensable de condamner cet oubli de la vérité et de demeurer plus que jamais intransigeant dans l’opposition à ces populismes nuisibles et dangereux. Le réchauffement climatique n’est pas, contrairement à ce qu’a suggéré Trump, une invention des lobbies chinois ! Le positionnement du nouveau président américain est grave et indéfendable. Le combattre est un devoir. Je souscris donc clairement à l’analyse développée Hannan Arendt Le système totalitairepar Mazarine Pingeot dans The Conversation, qui appelle à une relecture de Hannah Arendt dont l’œuvre montre avec brio la collusion entre les pires totalitarismes et la négation de l’idée même de vérité.

Remettre en cause la distinction entre vérité et mensonge est nécessairement nihiliste et ne pourrait qu’ouvrir la voie à un rapport de force qui serait inévitablement intellectuellement nul, esthétiquement pauvre et éthiquement terrifiant. Le rappel à la vérité est essentiel et doit être une obsession constante et non négociable de toute forme d’engagement intellectuel ou politique. C’est, pourrait-on dire, la règle du jeu. La « post-vérité » n’est pas une option.

Pour autant, je pense qu’il serait nuisible de faire comme si le concept de vérité allait de soi. De faire comme si – car c’est factuellement faux ! – l’idée de vérité n’était elle-même sujette à évolution et ne s’était pas constituée à partir d’une très longue histoire manifestement inachevée. Ce que nous entendons par vérité n’est pas ce que les poètes de la Grèce ancienne – pourtant sains d’esprit et hautement sensibles – entendaient par cette idée. Et aujourd’hui même ce concept n’a pas le même sens pour un philosophe analytique et un autochtone Innu de l’est canadien. Que cela plaise ou non, c’est ainsi : la vérité, parfois, demande réflexion.

La meilleure réponse possible aux diverses impostures caricaturales usant du mensonge et de la confusion, qu’il est bien évidemment nécessaire de combattre avec force et acharnement, ce n’est pas de leur opposer une caricature symétrique, mais, au contraire, de les réfuter et de les dépasser par la nuance qui leur fait défaut.

N’ayons pas peur de l’intelligence.

Reconnaître qu’il existe une multitude de manières d’appréhender le réel, une multitude de manières de l’analyser, une multitude de manières de l’interpréter, une multitude de manières de le faire fonctionner, une multitude d’attentes, de ressentis, de désirs et de plaisirs, n’est pas ouvrir la boite de Pandore. C’est exprimer, justement, une vérité. Faudrait-il donc mentir – au nom de la vérité ! – en niant cette évidence ? À l’immensité de la bêtise, opposons l’opiniatreté de l’honnêteté et non pas une « contre-bêtise ».

Reconnaître une diversité d’interprétations ce n’est ni nier les faits ni s’écarter du geste scientifique. Tout au contraire, c’est exiger une strate supplémentaire de rigueur.

Comme les dénonciateurs de la post-vérité – je suis d’ailleurs l’un d’entre eux –, je pense qu’il est essentiel de rappeler les faits. C’est indispensable pour s’opposer aux idéologies nocives qui font profession de la manipulation. Je veux être parfaitement clair : contre les fascismes et les négationnismes, contre toutes ces offenses à la vie et à la mémoire, il n’y a aucune autre réponse possible que le combat sans concession et sans merci. Cela ne fait aucun doute.

La vérité doit triompher. Et c’est précisément pour la faire triompher qu’il faut la considérer avec sérieux.

Nombreux sont ceux qui nous enjoignent aujourd’hui au strict et simple rappel des faits afin que nous entrions dans l’ère de la Vérité (ce qu’on pourrait appeler l’ère aléthique) qui remplacerait avantageusement celle de la post-vérité qui nous gangrène. Soyons subtils. La post-vérité, telle qu’ici définie, est évidemment une abjection dont il faut s’extraire, là n’est pas la question. Si son visage est celui de Trump, sa hideur est plus évidente encore. Mais ne la remplaçons pas par une « sur-vérité » parfois tout aussi nuisible. J’appelle sur-vérité une vision qui refuserait la réflexion sur la vérité elle-même et qui opposerait au nihilisme post-vérité un impérialisme n’autorisant plus la pensée du multiple et la prise en compte des différences culturelles, des évolutions historiques et des plurivocités conceptuelles.

Les faits existent. Je suis physicien, je le sais avec certitude. Mais les visions et interprétations sont multiples et parfois simultanément justes quoique différentes. Les fondamentalistes religieux et les hyper-rationalistes scientistes appellent, avec la même véhémence, à sortir du relativisme et à se consacrer à « la » Vérité. Ils sont, au moins pour la plupart, sincères dans cet appel. Mais les vérités auxquelles ils se réfèrent ne sont pas du tout les mêmes, c’est là aussi un fait ! Nous n’avons donc pas d’autre choix que de travailler ce concept de vérité, de tenter de le mieux comprendre, de le mettre à l’épreuve, de le questionner, de philosopher avec lui. En prenant toutes les précautions possibles. Faire « semblant », feindre son unicité et sa transparence, ne résout pas le problème. Nier la difficulté ne la fait pas disparaître.

Orienter l’action politique par les faits davantage que par les constructions idéologiques est certainement une ligne directrice qu’il faut soutenir. Surtout face à la terrible irrationalité qui semble dominer aujourd’hui. Mais alors, il faut être rigoureux et honnête, c’est-à-dire expliquer très en détail la manière dont les « faits » présentés sont effectivement considérés. On le sait : changer la plage temporelle peut radicalement modifier une statistique, infléchir la terminologie de la question peut inverser les résultats d’un sondage, changer l’angle de vue de la caméra peut révéler une circonstance qui transforme l’agression en légitime défense. Les faits existent et doivent nous guider, cela ne fait pas question. Mais il serait regrettable, dans une interprétation hâtive, de négliger que la vision du monde auquel un fait particulier donnera naissance risque d’être terriblement erronée si les conditions de sa reconstruction – puisque nous n’accédons jamais aux choses-en-soi – ne sont pas énoncées. Il est, pourrait-on dire, un fait que ces faits sont complexes et c’est les prendre au sérieux que de le reconnaître. S’« en tenir aux faits » n’a pas de sens parce que si le réel est effectivement « donné » (rien n’est pire que le cynisme et le relativisme éthique quand il s’agit de la mort et de la douleur), les manières de le transcrire ne peuvent être que partiellement conventionnelles. Ce n’est pas affaiblir l’exigence de correction que de rappeler cela, c’est au contraire imposer la précision jusque dans le choix des règles. Pour toutes les questions importantes, qui engagent par exemple la souffrance, ce serait faire offense aux victimes que de ne pas regarder les choses de près, avec rigueur et subtilité. Avec honnêteté donc.

L’idée que la vérité soit sans pertinence est à la fois scientifiquement erronée et éthiquement indéfendable. Il faut en effet sortir des déviances « post-vérité ». Elles sont nuisibles et ne bénéficient d’aucune circonstance atténuante pour les excuser. Mais je me refuse à supplanter à ce laxisme injustifiable un fanatisme tout aussi dramatique : celui d’une sur-vérité arrogante et totalitaire qui oublierait la complexité du réel, la multiplicité des valeurs, l’historicité des idées, l’infinité des regards, la finitude de la pensée. Quand bien même cette diversité nous semblerait inquiétante – ce qui n’est pas forcément le cas mais peut effectivement l’être dans certaines circonstances – il est tout simplement impossible d’en nier l’existence manifeste. Voyons-là et travaillons là, fût-ce parfois dans le dessein de la réduire. La cécité n’est pas performative.

Relisons en effet Hannah Arendt et combattons, avec elle, la confusion qui dénie à la vérité sa pertinence. Comme elle l’a longuement et pertinemment analysé, il s’agit d’un ressort utilisé par la plupart des totalitarismes. Mais n’oublions pas non plus que nombre de guerres et de batailles, nombre de colonisations et de réductions en esclavage, furent menées au nom d’une Vérité prétendument absolue que les peuples – ou leur dirigeants – cessèrent d’interroger et supposèrent universelle. Là aussi, entre post-vérité et sur-vérité, la nuance s’impose. Nuance qu’il est si difficile de défendre dans l’hystérie de ce temps du spectacle, de l’invective et de la calomnie.

Dans mon domaine de recherche, en cosmologie, l’un des résultats les plus importants des derniers siècles est sans conteste l’expansion de l’Univers. C’est un fait aujourd’hui avéré. Il n’est pas question pour moi de le remettre en cause : tout plaide en faveur de cette vérité. Pourtant, et même les physiciens l’oublient parfois, cette expansion est en fait relative à un choix spécifique de coordonnées. La métrique de Friedmann-Lemaître-Robertson-Walker, décrivant l’Univers, peut en fait s’écrire de façon … statique ! Sans expansion donc (cf. par exemple la section 2 de : https://arxiv.org/abs/1611.0350). Les choses sont complexes et c’est leur rendre honneur que de le savoir et de le comprendre. Cela ne signifie nullement, en aucun cas, que tout est possible, que tout est vrai, que tout est souhaitable. Nous n’avons d’autre choix que la subtilité et c’est plutôt réjouissant.

Aurélien Barrau De la vérité dans les sciencesJe suis éminemment favorable au rappel des faits. Je constate, par exemple, dans mon métier d’enseignant, qu’une proportion de plus en plus élevée d’étudiants se déclarent créationnistes (posture refusant l’évolution des espèces et considérant que toutes ont été créées « telles que » par Dieu). Je suis atterré par cela mais j’ai eu tout le loisir de constater que le rappel des faits (les fossiles, les observations, les simulations, etc.) ne fonctionne généralement pas. Parce que l’interlocuteur peut avoir un rapport au monde si différent que ces arguments acquièrent alors une portée nulle. Il faut aller plus en profondeur et ne pas se contenter d’une invocation incantatoire de la vérité. Il faut questionner au-delà des évidences, au-delà de ce qui semble s’imposer. Il ne suffit pas d’arborer la vérité à la boutonnière (l’expression est de Derrida.), il faut oser réfléchir, décontextualiser, remettre en cause. En un mot : penser.  Il est alors possible, en effet, de convaincre.

Contre les obscurantismes, la réponse n’est pas la croyance naïve en une lumière unique et absolue (personne ne s’accordant, bien-sûr, sur la nature de celle-ci) : trop de lumière aveugle et ne guide pas davantage que les ténèbres. La meilleure solution – la véritable résistance intellectuelle – est la lueur tamisée d’une pensée inquiète et sincère qui sait qu’il y a du « non-contractuel » dans le réel mais que notre manière de l’appréhender demeure pourtant historiquement et culturellement située. Ne craignons pas la lucidité, n’opposons pas un « bon » fascisme à un mauvais fascisme : tous les fascismes sont dégueulasses.

Sur le concept de post-vérité