Samedi 17 juin 2017, une chaleur terrifiante nous expulse d’un sommeil agité dès 7 heures du matin. À 9 heures, après un café deux cafés trois cafés et trois douches froides, on se dit qu’après avoir turbiné toute la semaine on irait bien se baquer dans une mer gelée où l’on noierait sa lassitude amère de voir déjà les pannes et les provocations d’une République en marche. Qui va sans doute échouer bientôt à fond de cale quand un autre mouvement, de nageurs par exemple, sortira de sa torpeur et de sa tétanie. Contre la casse, contre la masse élue qui casse, contre la vilaine farce et pour la vie. Contre les langues de propagande usées jusqu’à la corde ; contre les bons ou mauvais mots du petit roi qui nous échoit ; contre la politique-slogan-pub-pute, « axe fasciste tournant éternellement sur son axe fasciste », comme l’écrivait il y a déjà 40 ans le grand Lawrence Ferlinghetti, poète et proto-éditeur d’Allan Ginsberg, auteur de Poésie, Art de l’Insurrection (Maelström éditions, Bruxelles, 2012 pour la traduction française).
Et on se grommelle alors qu’on a un grand besoin, un désir in(dé)finitif, une faim féroce d’autre chose pour entendre ce qui broie et nous dé-fendre de ce qui, par-tout, nous défait et nous dés-art-icule, dans la langue dans le corps et dans le corps de « lalangue ». Et on se dit alors bingo ! ça tombe à pic comme un poète se jetant dans la Seine. Car il y a, pas bien loin de Marseille où votre serviteur végète en canicule, un festival de sons de mots et d’images dont le nom sonne comme trois gouttes d’eau sur les bords zen des fontaines, des bassins des rivières des étangs, parfois aussi comme sur des pierres brûlantes. Et qui nous fore l’oreille en humectant nos langues : Eauditives.
Niché d’abord dans les terres en Provence verte, chassé en 2015 par la municipalité FN de Brignoles, le festival est cette année sis à Toulon, ville dont le FN fut naguère chassé. Boucle bouclée.
Une embarcation dense et légère, conduite par deux éditeurs-agitateurs obstinés, facétieux et impliqués, qui déroulent leur Plaine page – nom de leur maison d’édition – depuis le village haut-varois de Barjols, siège également de leur ZIP – Zone d’Intérêt Poétique qui voit passer depuis 15 ans tout ce qui compte en République de l’Être.
Claudie Lenzi et Eric Blanco, eux-mêmes artistes de grand talent, roi et reine des revues éphémères et décalées, notez ces noms si vous ne l’avez déjà fait. Ils nous offrent une cargaison de lectures, de performances, de gestes, de vidéos, de musique et de chant. Un équipage de plasticiens qui écrivent, de poètes qui plastiquent et d’écrivains qui criturent. Import-export sans frontières, croisant pour cette neuvième édition 27 auteur(e)s et traducteur(e)s venu(e)s de Grèce, d’Irak, d’Espagne, du Liban, de Sardaigne, du Québec, de Turquie (en la belle personne de Levent Beskardes, poète sourd et muet s’exprimant en langue des signes), de France et de Navarre pour témoigner allegro ma non troppo de leur ancrage dans la vie et dans l’époque, résistant contre vents et marées.
Une livraison de 6 nouveaux livres cette année – nous en retiendrons deux très hauts un peu plus bas.
La poésie sert à tout
La silhouette sombre, angoissée et néanmoins vitale de Ghérasim Luca planait ce Samedi sur la Place de l’Équerre, seule ombre dans la vieille ville rénovée qui n’a plus rien du petit Chicago qu’elle était au siècle dernier. Hasard, co-incident ? Plusieurs poètes y ont fait en tout cas référence, explicitement ou non. Question de place, sans doute, car quelle peut bien être la place d’un poète en ce monde, aujourd’hui comme hier ? Une nuit de février 1994, le poète roumain d’expression française, apatride installé à Paris depuis des décennies, en pleine gloire mais vieillissant et malade, se voit menacé de refus de permis de séjour et d’expulsion : de la ville, du pays et de sa langue d’élection. Il choisit donc de s’expulser lui-même, comme son ami Paul Celan vingt-quatre ans plus tôt, et glisse depuis le parapet d’un pont en saluant Apollinaire. Ultime liberté « puisqu’il n’y a plus de place pour les poètes en ce monde », comme il l’écrit dans un mot d’adieu adressé à sa compagne. Moins pessimistes et bien vivants, les poètes présents ce jour ont tout de même fait état d’une humanité en galère et en piteux état.
De la première salve de lectures et performances à ciel ouvert l’après-midi, on retiendra surtout la voix puissante d’Antoine Simon, barde à blanche barbe jouant volontiers les clowns avec sa superposition de T-shirts fabriqués maison et déclinant les couleurs d’une surprenante affirmation : « Puisque la poésie ne sert à rien, alors elle sert à tout. » La démonstration, réjouissante, entre lecture et parole improvisée, est accompagnée par les cordes inspirées de Barre Phillips, contrebassiste génial qui durant sa fabuleuse carrière a écumé le meilleur, du jazz à la musique expérimentale. Ces deux-là sont de vieux camarades, ils avancent en connivence.
Mais c’est bien connu, le rire ouvre le cœur et Sir Simon en profite pour balancer dans la foulée un long poème qui décline son « mal à l’humain ». On se le prend en pleine poire, on ploie du cœur et des genoux, et lorsque le poète finit couché, étalé échoué sur l’estrade, la voix presque coincée par une émotion qui n’est pas sienne seulement, on se dit tiens, le grand Léo est revenu faire un tour par chez nous, suant sa chatoyante et anarchiste poésie. Quand éCRIre c’est CRIer, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Jean-Pierre Bobillot, présent lui aussi le matin même au festival en compagnie du Grec Démosthènes Agrafiotis : cinq petits essais scintillants pour exposer la poésie sonore, la médio-poétique et autres nouvelles du front, regroupés et publiés aux éditions Atelier de l’agneau. Sous la direction du même Bobillot, poète post-dada et bruyant chercheur de poux théoriques, collecteur et universitaire frondeur, on trouvera au coin librairie (Le Carré des Mots) l’indispensable numéro 10 de la formidable revue GPS éditée par Plaine page, Poésies expérimentales. Pas moins de 60 contributions d’auteur(e)s pour une extension du domaine de la lutte, à lire et à voir, à écouter aussi sur le site de Plaine page – où l’on remarquera tout particulièrement un enregistrement hypnotique de Maxime H. Pascal, également invitée de ce festival et dont la poésie s’honore.
Du régal on vous dit, des cris de joie aussi.
Viennent ensuite le franc sourire et la diction parfaite d’un jeune auteur espagnol, Carlos Avila, accompagné de son traducteur Amadeo Aranda, lui-même co-organisateur du magnifique festival de poésie de Tolède. Des textes qui pourfendent avec humour la religiosité parfois grotesque du peuple et du pouvoir espagnol. Un texte d’amour ensuite, bien rythmé et fort ludique, loin des fadaises sentimentales. Et le poète de dénoncer ensuite un fait choquant : une banque de son pays l’a repris mot pour mot pour les besoins récents d’une campagne publicitaire ; sans lui verser un seul euro de droits d’auteur. La poésie sert à tout, dit Simon, y compris on le voit à faire indignement du fric sur le dos des poètes lorsque les pubards en mal d’inspiration pillent partout et à tout va pour des salaires surestimés. Gageons que le bonhomme, rieur et bon enfant pour autant, saura leur faire rendre gorge dans les plus brefs délais lors d’un procès retentissant.
Cédric Lerible, lui, nous convie à une quête du sens qui passe par des choix quotidiens : doit-on s’arrêter ou poursuivre la route ? Dans la lecture de ses Giratoires, douze détournements accompagnent, images à la clé, des aphorismes percutants. Histoire de ne pas tomber dans le panneau : « L’heure est aujourd’hui aux ronds-points, exit le carrefour, vive son glissement sémantique : le carrefour giratoire. Vive le choix et la perspective du retour sur soi. Tout s’inscrit à présent concentriquement, il suffit de tordre les lignes droites. Tout tourne, il n’y a plus d’avant ni d’après, ne reste que la boucle et le cycle des destinations. Nous sommes autorisés à ne plus savoir où nous allons, il est permis à présent de tourner en rond. » CQFD de l’égotisme contemporain, comme une mise en garde à méditer : les tournants politiques, qu’on se le dise, se décryptent également dans le code de la route !
Fin de partie.
La seconde salve, à ciel fermé dans le grand hall du Théâtre Libertés (merci Berling darling pour votre accueil en ce lieu), offrait aussi un beau plateau à la bonne heure de l’apéro : Patrick Sirot, poète et enseignant venu avec ses étudiants de l’ÉSADTPM (École Supérieure d’Art et Design Toulon Provence Méditerranée, ouf !) ; Jean-François Bory, dandy dada réanimant avec élégance les plus belles heures des anciennes avant-gardes ; Khadem Khanjar, jeune poète irakien engagé et son traducteur Antoine Jockey pour une performance hélas un peu bâclée – on l’avait vu l’été dernier au festival Voix Vives à Sète dans une poésie-action bien plus saignante.
Et surtout, surtout, Nicolas Vargas et Sébastien Lespinasse (pour la rime). Ces deux-là, peu ou prou de la même génération, originaires de la même région géographique et poétique (salut à toi ô Serge Pey), rompus l’un et l’autre à l’exercice scénique tout terrain, ont capté-capturé l’auditoire avec les lectures excellemment performées de leurs derniers ouvrages parus chez Plaine page : A-vanzar pour le premier et Esthétique de la noyade pour le second.
Avancer sans se noyer
C’est peu dire que les deux textes, fort différents dans l’écriture, présentent des résonances thématiques tandis que leur performativité, toute en ruptures, suspensions et distorsions, blocs de mots versus blocs de silence, offre un formalisme contrasté et pourtant assez proche dans le dire et la « proferration ». Deux corps sonores pris dans le flot des mots, vissés à leur sujet en fluidités liquides ou en césures syncopées, qui ne font pas semblant ni ne prennent la pose comme il arrive de plus en plus souvent dans les formes branchées d’une poésie spectaculaire dont nous ne sommes pas dupes. Et qui déroulent, mine de rien, un récit douloureux dont les effets effroyables sont là, devant nous chaque jour et chaque jour trop muets. Car il y a bien, sous cette poésie sonore et non-narrative au sens habituel du terme, deux récits qui nous vont droit au cœur : celui du chemin de l’exil d’Espagnols, ancêtres de l’auteur peut-être, fuyant à pied, par les sentiers planqués, la guerre civile et le franquisme chez Vargas ; celui de tous les migrants fuyant famines et totalitarismes sur des canots de (mauvaise) fortune chez Lespinasse. Sombrant, se noyant.
Avec cette même impression, chez les deux auteurs, que le poète sonore est avant tout un poète muet qui parle par gestes pour arracher les événements à l’oubli ; le son, brut ou articulé, venant après, comme subordonné au corps souffrant qui tente la parole au nom de tous, de soi comme du collectif.
La provenance du silence, langue coupée dans tous les cas humains recensés, se traduit avant tout dans une forte physicalité des deux performeurs. Appuis du corps d’un pied à l’autre, dandinement et déhanché figurant marche et pénible avancée, corps qui se tord, monte sur la pointe des pieds et part en vrille chez Vargas, dont le langage s’élabore et se disloque entre chuchotement et cri, « à l’urée du mot » et de « la langue qui taille ». Une gestuelle qui ne semble pas préméditée, qui suit les mots ou leur absence, et qui épouse instinctivement toutes les fissures de la langue. Chez Lespinasse au contraire, un corps massif et planté, une présence de monolithe musical, une gestuelle très codifiée et maîtrisée, pour ainsi dire virtuose et sémantique mais jamais illustrative, plus à distance de l’émotion – du moins en apparence. « Un silence : hurle crie sa gueule grogne / un silence : arrache les oreilles hurle / un silence : cri coincé ».
Dans les deux cas, entre fragilité et force, entre le mot et le non mot, un engagement sans faille.
La faille, elle, gît dans le réel de cette double histoire tue.
Deux chants d’amour
Pour retrouver la sienne, Nicolas Vargas ânonne une bi-langue (espagnol et français) qui en créé une troisième, laquelle n’est ni l’une ni l’autre tout en étant les deux à la fois : « …appeler LLAMAR… Y AMAR… et aimer » pourrait résumer le processus si celui-ci était vraiment résumable.
Pour établir la connexion sur le chemin de la perte, de la disparition et de l’effacement de la disparition, l’auteur s’inflige une série d’injonctions dans laquelle il fait feu de tout bois pour faire verbe : « Fais-toi : secrétaire d’une crevasse / témoin du vent / ride / Fais-toi.» « Conjure ta conjugue. » « Que ta bouche s’animale / Organique tes verbes / Remets du muscle sur l’image. » « Imprime-toi / tords-toi de tout ton lexique ». Il s’agit bien, comme il le note lui-même, de « se débattre du langage » pour « qu’il crache sa faute » : silence et mutité dont il faut faire « pâte-mot », selon l’expression désormais consacrée de Christophe Tarkos. Ainsi, petit à petit et non sans heurts, le poète peut avancer vers le vide historique ; ainsi « un village se convoque autour de ta gorge elle se gouttière », et lentement « la vérité s’au tableau » alors que « tu t’à l’envers / immigré de l’immigré ».
Mais ce n’est jamais gagné, jamais saisi pour de bon, d’où l’injonction qui se future : « Tu essaieras d’avancer / pour cela : revenir / même pas : venir / avancer. Avancer décidément. / Va voir. / Va. / Voir. / l’avant que ça bouge / quand tout était là-bas »…
Du souffle et de la vie, c’est d’abord ce que l’on sent, que l’on voit et entend avec Sébastien Lespinasse. « Poète pneumatique », comme il se nomme lui-même, il offre avec Esthétique de la noyade un texte bouleversant qui marquera à coup sûr son avancée dans les champs magnétiques de la poésie.
Le premier chant de son livre est un champ de définitions sur 10 pleines pages, dont voici quelques items :
« Se noyer, c’est prendre conscience que toutes les directions sont bonnes et ne pas être capable d’un seul mouvement. »
« Se noyer, c’est rêver inlassablement son insomnie. »
« Se noyer, c’est être l’un et son contraire, être confus, devenir vague, emporté par le flot de la vie infinitive. »
« Se noyer, c’est n’avoir plus aucun souvenir de la terre ferme, c’est ne plus croire à la fermeté d’aucune terre. »
« Se noyer, c’est l’invention nécessaire, obligatoire et immédiate, d’une autre manière de nager. »
Un canto general dans un premier temps. On sent bien, pourtant, qu’il va se resserrer sur des noyades plus spécifiques, et on en tremble déjà avec en tête « kwassa-kwassa » (pirogue comorienne) et la blague plus que douteuse de notre neuf président.
C’est ensuite un essai de vagues que le poète propose, en forme de partition où lettres et signes typographiques se mêlent étroitement. Pour une double fonction : vocale et visuelle à la fois, dont nous ne reproduirons rien ici car il faut bien que le livre se vende n’est-ce pas.
On tourne les pages et on tombe sur de belles reproductions, en noir et blanc, de mappemondes anciennes et de cartes marines. Elles nous invitent pour un instant au silence et à la contemplation. Cela ne dure pas puisqu’aussitôt le poète affiche une longue déclinaison dont la fonction est double encore : formuler justement ce qu’est le silence des noyés ; y mettre un terme si cela est possible. D’où le titre de la section suivante : silences. « silence : aussi solide qu’océan de chaux vive ». Comme chez Vargas, on se dit que la partie n’est pas gagnée pour (re)donner de la voix aux naufragés de la mondialisation. Mais Lespinasse reprend, persévère et développe alors un canto ostinato qui fédère et sidère : une énumération lancinante d’anonymes échoués : « Près des côtes libyennes : une femme une autre femme un homme une femme un enfant (…) Sur les plages de l’île de Lampedusa : un enfant un enfant des enfants plusieurs hommes ». Et cetera en Mer Égée, à l’est de Tripoli, au large de Malte, dans le détroit de Sicile, jusqu’à épuisement : « Un homme – il pourrait être toi » (…) « la mer – ça pourrait être nous » (…) « venus des pays (lointains des (pays qui s’éloignent des pays (éloignés des pays tenus (à distance (des pays distancés distendus (des pays (et des peuples dissociés des pays maintenus (à l’écart (des pays écartés écartelés ». Pas question de refermer ces parenthèses qui psalmodient implicitement « les noms noyés des noyés ». Car « le nom ne sait pas nager » pour arriver jusqu’à nos canapés européens tandis qu’ils et elles tombent des canots en Méditerranée. Et « pas de visa pas de visage » : toute l’horreur se dit là, toute honte (pas encore toute) bue…
On en reste bouche bée, prêts à boire la tasse devant ces deux poètes qui rament sans faiblir dans la langue pour nous ramener au noyau dur de notre humanité. On se dit là qu’on a sa dose, que le plus beau présent de cette journée est passé, qu’il restera présent longtemps. Tant pis pour la chanteuse Sapho, dont la voix allait se poser sur les images du film de Frank Smith, Le livre des visages clôturant la soirée.
On se dit qu’on a vécu le plus authentique de ce riche menu ; on se dit que le lendemain il va falloir aller voter (ou pas) ; on se dit que le « poélitique » est aujourd’hui plus puissant dans les cœurs qu’aucune autre politique et qu’il urge de lui inventer une plus grande place. On se dit qu’on peut se dire, et que si « la poésie sert à tout » alors elle sert d’abord à ça. Et que vraiment, ce n’est pas rien.
Toujours 36 degrés dans les rues de Toulon, on regrette pas d’y être allé.
Pierre Guéry
Voyageur dans la géographie du monde et dans celle de l’intime, il se déplace sans cesse d’une discipline à l’autre pour explorer une poétique que l’on pourrait qualifier de transgenre tant ses influences sont diverses. Cet espace d’expériences multiples et décloisonnées, nourri aussi bien de littérature, de théâtre, de poésie sonore que d’anthropologie, de psychanalyse et de danse butô, oriente sensiblement une approche scénique marquée par de nombreuses collaborations (danseurs, vidéastes, comédiens, musiciens, plasticiens).
Festival Les Eauditives #9, du 15 au 18 juin 2017 à Toulon