John Burnside : « On ne fait pas vraiment dans la bluette par ici, à l’Intraville » (Scintillation)

John Burnside © éditions Métailié

« Dans cette histoire, je m’appelle Leonard, et, quand j’étais là-bas, je pensais que la vie était une chose et la mort une autre, mais c’était parce que je ne connaissais pas le Glister ». Aucun lecteur ne sait encore ce qu’est le Glister (titre du roman en anglais), il le découvrira dans les dernières pages de Scintillation, le somptueux roman, charnel, dense, violent et poétique de John Burnside, qui mène, inexorablement, vers cette énigme.

Aucun adjectif ne peut réellement définir ou même dire ce roman fascinant, cette histoire étrange qui nous conduit vers ce « », lieu et note de musique,
« parce que c’est là que l’avenir commence : dans l’oublié, dans ce qui est perdu ». Dans Scintillation, les voix se mêlent, même si celle de Leonard domine, pour dire un lieu perdu, oublié, sauvage, « ce lieu où une histoire commence et finit », « une histoire qui possède une vie propre », « une vérité propre aussi, mais pas une vérité que l’on puisse énoncer. Elle ne cesse de fluctuer, de glisser hors d’atteinte ».

Le lieu ? Une presqu’île autrefois dominée par une usine chimique, à l’abandon après une catastrophe, une usine qui a contaminé les champs et les êtres : « le sol tout entier est irrémédiablement vicié, empoisonné par des années d’émissions et d’écoulements », les gens développent des maladies rares et incurables, les animaux sont « bizarres », « créatures mutantes ». A l’Ouest, l’Intraville, cité perdue, « ghetto pour ouvriers empoisonnés », plus loin l’Extraville et, le monde, que les habitants de la péninsule sont rares à connaître. Entre enfer et paradis, un no man’s land à la poésie sauvage quand on sait, comme Leonard, voir au-delà du plus apparent et, comme John Burnside, faire d’un paysage désolé et étrange un personnage inoubliable.

L’histoire ? « Un par un, à environ dix-huit mois d’intervalle », des enfants disparaissent près de la ville usine. Mark, William, Alex, Stewart, Liam… Sans doute tués. Mais l’unique policier de la ville, John Morrison est contraint de maquiller les disparitions en fuites. Cela arrange les affaires de Brian Smith et son projet Terre d’origine. « La dernière des choses que souhaitait Smith, c’était du battage, une enquête plus professionnelle, la presse, une forme ou une autre d’investigation publique », qui dérangerait son entreprise capitaliste sous couvert de programme de « régénération ». La population demeure inerte, hébétée, à l’image du policier qui découvre le premier corps, « fasciné par l’horreur et, en même temps (…) par l’impression que tout cela avait une sorte de signification ».

Leonard Wilson et sa bande d’amis voudraient comprendre. Eux n’admettent pas la version officielle. Que sont devenus, ces « cinq garçons de l’Intraville, un endroit dont tout le monde se fout, une ville polluée, décolorée, tout au bout d’une péninsule dont la plupart des gens ignorent l’existence sur les cartes » ?

Leonard, qui aime tant les filles et les livres, enquête, veut démêler les fils de l’histoire, établir les connexions entre les enfants perdus (« c’est ainsi que la ville appelait les garçons qui avaient disparu. Les garçons perdus. Comme dans Peter Pan »), l’étrange policier qui garde un sanctuaire et l’Homme-Papillon avec lequel Leonard aime tant s’asseoir. A Leonard de tenter de se
« remémorer sinon tout, au moins les points de jonction entre tels et tels éléments », pour nous faire entrer dans « une de ces histoires où tout se joue dans le vacillement de l’incrédulité ».

John Burnside nous entraîne dans un univers à part, non lieu, hors temps, « », dans une construction fascinante et labyrinthique qui repose autant sur le suspens que sur la peur et la fascination. Scintillation, récit fantastique, anxiogène, addictif, n’est pas un roman noir, ou pas seulement, il ne sacrifie rien aux codes du thriller, mais un texte de la rage, de la colère : Noir et poétique, le roman est aussi politique. Burnside dépeint la passivité et l’apathie des habitants de l’Intraville, qui, comme Morrison sont « en enfer, et totalement habitué(s) à cet état de fait ». Des habitants pris dans une chape de silence, ou pire, d’indifférence (comme l’illustre, dans son atroce précision, le premier chapitre du roman). C’est enfin une prose immensément poétique, dans l’épaisseur et la violence. Le récit creuse une fascination pour la cruauté et le mystère, n’a de cesse de déporter réponses et résolutions et sonde les abîmes de l’adolescence qui tente de trouver l’espoir malgré la déréliction. Comment goûter « le plaisir d’être en vie » quand tout nous condamne ? Où trouver l’espoir sinon dans le rêve d’un ailleurs, que Leonard trouve dans les livres et ses rêves, deux manières de s’échapper et de comprendre. De trouver un autre monde.
Comme l’écrit Irvine Welsh, Scintillation est « un joyau exceptionnel qui va au-delà d’une histoire déconcertante et troublante pour éclairer les possibilités infinies du roman ».

John Burnside, Scintillation, traduit de l’anglais (Écosse) par Catherine Richard, Éditions Points, 312 p., 7 € 20