La terre sous les ongles (Rivages, 2015), premier roman d’Alexandre Civico, était un roman des frontières, spatiales et linguistiques, le récit d’une traversée comme d’un retour à soi, le long d’une autoroute vers le Sud épousant une faille intérieure, un roman des lieux aussi, de ceux qui vous construisent autant qu’ils vous détruisent. Une langue dense épousait l’asphalte et la remontée des souvenirs, quand les heures passent « avec une lenteur de mélasse. Une lenteur brune ». Après un tel premier roman, la curiosité est évidemment grande de découvrir de quelle manière un univers littéraire se poursuit et se construit en révélant ses lignes de force, ses obsessions. Alors que La Peau, l’écorce vient de paraître, toujours chez Rivages, rencontre et entretien avec un écrivain qui affirme décidément sa singularité.
« Il faut laisser pousser la nuit. Il la faut bien noire ». Cette nuit est celle d’un monde qui a perdu tout espoir, elle est une cartographie mentale : des soldats patrouillent pour un point d’eau, le début du roman est la fin de quelque chose, l’humanité est comme réduite à des besoins primaires (la soif, la faim), prise dans une forme de bestialité (la peur) et un conflit sans nom dans un lieu lui-même anonymé : « une carte de la même couleur que le paysage, que la voiture, que nos fringues », « un carré de désert tracé à la règle. On patrouillait à l’intérieur de nos limites. Des frontières, dans le coin, il n’y en avait plus. Elles étaient d’abord devenues floues, puis s’étaient évaporées dans la chaleur. Le désert ne les avait jamais supporté de toute façon ». Des hommes ont été envoyés au combat « dans ce lieu qu’on appelait là-bas » et dans la patrouille ils ne sont plus que quatre : « le Chef, l’Écrivain, l’Autre et moi ».
Après un premier chapitre coup de poing (« L’écorce »), la scène se déplace, vers un autre ailleurs (« La peau ») : Dans une ville, comme isolés de la multitude anonyme, un père est lié à sa fille par un cordon ombilical, « monstrueux et grotesque ». Dans ce monde épuisé, tout est attentats et peur et ce père et sa fille sont comme la dernière cellule d’une humanité perdue, parquée, marquée. « La marque est arrivée avec les premières bombes, les premières fusillades au début du glissement. Les dangereux, les à-risque, les présumés, ceux dont on supposait qu’ils pourraient un jour, on les a marqués. Et puis, comme un tache de sang sur une chemise blanche, elle s’est étalée à d’autres, à ceux qui avaient traversé la mer, à ceux que l’épuisement du monde avait rendus inutiles, comme le vieux chiffon mouillé que j’ai aidé à se relever. C’est alors que sont apparues les zones de confinement. On a limité le périmètre d’existence de ceux qui étaient marqués. On a gardé, tenu, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus, jusqu’à ce que ça déborde ».
La peur et la violence sont d’abord le seul lien des chapitres « la peau », « l’écorce » qui alternent sans que le cordon qui les lie ne soit d’abord sinon perceptible du moins représentable, un ici et un là-bas sans nom alors que « la vie d’avant, elle s’est estompée comme un dessin au fusain sous la bruine, doucement ».
Ce monde pourrait être post-apocalyptique ou dystopique, pourtant il est familier au lecteur : ces frontières matérialisées par des murs, ces « images, toujours les mêmes » d’hommes devenus cadavres « à avoir essayé de franchir une frontière désormais matérialisée, gardée, armée », ces migrations impossibles, ces conflits sans nom, nous les connaissons. Ce monde est déjà le nôtre, à peine plus noir, déjà dans la chute, une dérive dans les ruines, selon deux modes d’abord parallèles, comme juxtaposés et sans jointure possible, « la peau », « l’écorce », deux textures, deux images pour tenter de matérialiser ce qui échappe.
Le roman est une fable noire et désespérée, qu’il s’agisse de sa noire poésie des ruines ou du récit, entre Un balcon en forêt et En attendant Godot à l’heure du terrorisme et de guerres faussement lointaines. Il est une métaphore de notre présent dans l’impasse, une sombre fiction politique. Comme La Terre sous les ongles, le second roman d’Alexandre Civico fait de la fiction le prisme d’une sensibilité opacifiée par le désordre du monde. C’est un roman sans roman, en écho à notre présent, c’est la conscience lucide et noire d’une chute qui est déjà la nôtre : « C’est ça la supériorité des humains, la conscience de la chute », une conscience lucide et sombre à l’origine de ce « chant désespéré », « fable ou conte noir », ainsi qu’Alexandre Civico qualifie son roman, dans l’entretien qu’il a accordé à Diacritik.
La peau, l’écorce est ton second roman. Tu cites l’historien Laurent Henninger dans les remerciements finaux mais aussi, en creux, Simone Weil, page 100, puisque ses mots sont cités mais sans mention de son nom.
Est-ce parce que ces deux auteurs sont à la racine même de ce livre ? Quelle a été son inspiration ?
Laurent Henninger a été une aide « technique ». Il est historien de la guerre. Je l’ai sollicité pour confronter les idées que je me faisais d’un conflit armé et une certaine réalité de la guerre. Il a confirmé certaines intuitions, en a infirmé d’autres. J’avais besoin de savoir que je n’avais pas une vision complètement fantasmée de la guerre. En revanche, je ne tenais pas particulièrement à une description irréprochable et absolument réaliste de ce que vit un soldat sur le terrain. J’avais simplement besoin d’un socle. J’ai pris à mon compte certaines informations données par Laurent mais en ai laissé d’autres de côté lorsque cela ne m’arrangeait pas.
Laurent Henninger a également été un précieux pourvoyeur d’anecdotes que j’ai reprises à mon compte. Je n’ai d’ailleurs pas choisi celles qui offraient un « effet de réel » mais plutôt celles qui donnaient une dimension onirique, étrange. Il y a des chances pour que, dans un curieux renversement, cette étrangeté soit plus proche d’une forme de vérité de la guerre. Nous sommes tous abreuvés aux images cinématographiques qui montrent la guerre de façon « réaliste ». Ces images ont circonscrit notre vision de la guerre. Elles sont ce qu’on attend. Il est fort probable qu’elles ne rendent pas compte de ce que vivent les hommes sur les théâtres d’opération.
Les écrits sur l’Allemagne de Simone Weil m’ont accompagné pendant l’écriture de La peau, l’écorce, tout comme Langage et pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu m’a accompagné pendant l’écriture de mon premier roman.
Ce n’est pas une source d’inspiration, c’est un bain dans lequel j’ai flotté, une sorte d’écho à ce que j’écrivais.
Le monde que décrit Simone Weil, les années 1930 en Allemagne est au bord du précipice. Il est assez proche de celui qui aurait pu précéder au monde dystopique que je dépeins.
Le titre du livre La peau, l’écorce juxtapose deux textures, deux matières, qui deviennent, en alternance, le titre des chapitres. Pourquoi ce choix ?
C’est très difficile à dire. Tout cela s’est mis en place, imposé, au fil de l’écriture. Lorsque j’ai pris la décision de construire un récit alterné, les deux mots (peau, écorce) sont arrivés naturellement, comme une évidence. Le rapport avec l’enfant, dans l’un des deux récits passe par la peau, par la sensation physique, parce qu’il est indescriptible autrement, impossible à dire tant il est à la fois puissant et viscéral.
L’écorce était, forcément, à mes yeux, le pendant de la peau. Une carapace. Le protagoniste de l’écorce a fait le choix de la rupture, a enfilé la carapace de l’action, a fui la peau et sa fragilité. Agir, même dans des circonstances où cela ne veut plus rien dire, comme c’est le cas dans le livre, c’est peut-être ça, enfiler une carapace pour ne pas être confronté à sa propre fragilité : celle que procure l’amour de l’enfant (qui nourrit des peurs immenses, primitives), celle de la décrépitude du corps. Paradoxalement, c’est une façon de fuir la mort en allant à sa rencontre, en lui faisant face.
« La Peau », « L’écorce », ce sont aussi les différents titres de chapitres qui alternent, dialoguent sans jamais se répondre, jusqu’au dernier chapitre, qui forme comme une boucle avec le titre.
Là encore, pourquoi le choix délibéré de cette structure, comme un dialogue empêché et un cercle vicieux à l’image d’un monde qui ne tourne plus rond ?
Il ne s’agit pas d’un dialogue empêché mais plutôt de duplicité. D’un côté, celui qui est resté, accroché à l’enfant, littéralement, de l’autre, celui qui est parti, qui a rompu. Deux attitudes face au monde qui s’écroule, deux choix dont aucun n’est le bon, puisque dans un cas comme dans l’autre, tout espoir a disparu. L’impasse est « ici » et « là-bas ». C’est sans doute ce qui donne son caractère étouffant à ce texte. C’est un chant désespéré qui dessine, peut-être, les vagues contours d’une éthique de la rupture ou de l’action.
Quelque chose s’est produit, appelé « glissement », les hommes sont désormais marqués. Il y a cette peur de la différence, de toute altérité, de tout ailleurs, qui conduit à ces marques comme aux zones de confinement, « jusqu’à ce que ça déborde ». Ton récit a évidemment des accents politiques extrêmement contemporains, liés à notre actualité.
Ce que les journaux nomment « la crise des migrants » est à l’origine de ce roman ?
L’embryon du roman, les toutes premières phrases jetées sur un carnet, sont des descriptions des SDF, des mendiants que je croise tous les jours, dans le métro et sur le trottoir. A chaque fois, c’est le même sentiment de rage et d’impuissance. Ça court sous la peau, ça démange et aucun soulagement n’est possible. Ne sachant quoi faire de cette sensation quasiment physique, j’ai commencé à les décrire, dans mon carnet.
Puis, la crise des migrants est arrivée, mais aussi la réponse hystérique du gouvernement aux attentats, la déchéance de nationalité, toutes ces choses qui m’ont donné le sentiment, l’illusion peut-être, que l’histoire s’accélérait, que tout se mettait en place pour une nouvelle catastrophe. J’ai baigné là-dedans, comme nous tous, pendant des mois et cela a sans doute accéléré l’écriture du livre, ça lui a donné une consistance, une assise, une nécessité.
Il y a, dans le roman, un effacement volontaire des lieux. Le partage se fait entre une ville anonyme et une zone de guerre, sans repère géographique précis. Il y a « les plaines de l’Est », « ce lieu qu’on appelait là-bas ». Les identités sont évidées, les hommes désignés, dans la patrouille comme « Le Chef, L’écrivain, L’autre et moi ». Quant au temps, « la vie d’avant s’était estompée comme un dessin au fusain sous la bruine ».
Pourquoi ce choix ? Est-ce une manière de dire un état du monde, aujourd’hui et sans doute demain, sans référents parce que ce serait le climat général, cet « épuisement du monde » ?
Je ne tenais surtout pas à ancrer le roman dans le réel. Ce n’est pas un livre à thèse, pas un roman à clé, simplement l’histoire d’une humanité qui court une nouvelle fois à sa perte. Il m’a semblé évident qu’il fallait que le texte soit a-géographique, anhistorique, qu’il soit construit comme une fable, comme un mythe, puisque c’est la même histoire sans cesse recommencée. Je fais dire à un de mes personnages que la guerre est l’avenir le plus sûr de la paix. Cette idée traverse les époques, les territoires, c’est un axiome, valable en tous temps et en tous lieux selon moi.
Donner à ce livre une part de fable ou de mythe (tu évoques d’ailleurs « l’ogre des contes », p. 32), c’est une manière de l’extraire de la stricte actualité même si ce monde est déjà le nôtre (conflits qui s’éternisent et perdent tout sens, attentats, contrôles discriminatoires, etc.), comme tu viens de le dire. Je me suis demandé, aussi, si ce n’était pas une manière de rompre avec une vision du monde centrée sur notre perception éminemment idéologique de la géographie. « Ici » serait de notre côté, « là-bas » un ailleurs inquiétant : les « Barbares », que tu évoques p. 77, ce sont toujours les autres… Dans le brouillage que ton récit opère, il est plus complexe de savoir où l’on se situe…
Le monde semble, vu d’ici, c’est à dire depuis l’occident (difficile de se départir d’une vision occidentalo-centrée) devenu une pâte à la fois informe et uniforme. Le libéralisme semble avoir tout fondu, unifié. Il est devenu difficile de distinguer les lieux. La peau, l’écorce essaie sans doute de montrer cela. Les lieux n’ont plus d’importance puisque plus qu’ils n’ont plus de particularités propres. C’est le même monde qui partout croule.
Il y a cependant quelques rares repères en lien avec « la vie d’avant » : un « pays d’Afrique » (p. 35), le texte d’Aragon que chante une femme dans le métro (p. 40). Pourquoi ces mentions, et pourquoi celles-là précisément ?
Deux mentions, deux réponses. Le texte se devait d’être le moins référencé possible. J’ai fait cependant appel ici ou là à des références pour construire certaines images. Ainsi, je parle de l’enfant comme d’un « Caliban serrant un hippopotame en peluche ».
Tout le monde ou presque voit comment sont dessinés les contours de certains pays d’Afrique, à la règle. Pour cause de déserts ou d’intérêts particuliers. Évidemment, si c’est cette image et pas une autre qui a surgi, c’est sans doute, également que la frontière et sa brutalité sont des thèmes, des idées qui m’intéressent, qui me travaillent. Le dessin de certains pays d’Afrique montre à la fois l’arbitraire et l’absurdité de la frontière. Et puis, évidemment, l’Afrique possède une dimension supplémentaire, le colonialisme, un aboutissement logique du capitalisme qui nous a conduit où nous en sommes. Et qui conduira sans doute le monde au-delà du point de rupture décrit dans le livre. La fin du monde étant plus probable à mes yeux que la fin du capitalisme. L’Afrique c’est aussi le continent d’où viennent majoritairement les migrants évoqués dans le livre. Des hommes et des femmes épuisés fuyant des territoires épuisés eux aussi.
Aragon, c’est autre chose. Simplement une scène vécue. Belle et poignante, restituée telle quelle et que je ne voulais pas amputer, simplement parce que la scène n’existait pas autrement à mes yeux.
Il y a un enjeu symbolique très fort et permanent dans ton roman, ainsi ce cordon ombilical qui relie un père à sa fille, mais aussi cette volonté d’effacer les référents trop contemporains par une forme de dystopie. Est-ce pour toi, puisque cette manière était déjà celle de ton premier roman, le seul moyen de dire le monde, l’humanité, dans sa violence fondamentale ?
Oui, sans doute. Je m’aperçois que je ne parviens pas à « ancrer » mes romans, qu’ils ont besoin d’être hors-sol, qu’ils sont des fables ou des contes noirs. Les fables traversent les époques et disent souvent des choses fondamentales sur l’humanité. Je ne sais pas si j’y parviens, mais c’est probablement ce que, plus ou moins consciemment, je tente d’approcher. Nommer des lieux, donner des noms à mes personnages, c’est à dire chercher à créer une réalité factice me donnerait la curieuse et paradoxale sensation du mensonge. J’ai l’impression que le « contrat » avec le lecteur est clair dès le départ, notamment à cause de la langue que j’utilise : je vais essayer de vous dire quelque chose mais pas faire semblant de mettre en scène la réalité, pas construire une histoire à rebondissements. Je vais tenter d‘aller au-delà et de montrer une violence viscérale qui n’a pas besoin d’atours pour être comprise.
Parmi les quelques personnages distincts du roman, un Écrivain, qui a fini par se taire ? Pourquoi ?
Le roman est traversé, de manière plus ou moins évidente (sans doute moins que plus), par la question de l’acte d’écriture. Est-ce qu’écrire est un acte en soi ? Probablement un peu trop formé aux existentialistes, j’ai eu envie de dire que l’on écrit parce que l’on n’agit pas. A défaut de guerre. Le personnage de l’écrivain veut vivre et dormir au plus près de la mort, avec sa réalité. La littérature ne peut pas concurrencer ça. Elle ne sera jamais au mieux que l’ombre de cette réalité. C’est pour cela que l’Écrivain s’est tu.
Serais-tu d’accord pour dire que le grand sujet de ton roman, ou le thème qui les rassemble tous (la guerre, la paternité, les fins, etc.), c’est la question de la frontière ?
La frontière, la limite, les confins, le basculement, la fin, la rupture, toutes ces notions se rejoignent en effet et sont présentes dans La peau, l’écorce. Elles n’en sont peut-être pas le tout mais elles sont prégnantes, omniprésentes. Elles étaient là dans mon premier roman et forment peut-être déjà quelque chose comme une obsession identifiable dans ce que j’écris. Donc oui, La peau, l’écorce est, sans doute, un livre sur la frontière, ou plutôt sur les frontières.
Je ne saurais expliquer cet intérêt pour l’heure si ce n’est, peut-être, par une obsession de la mort qui regroupe toutes ces notions et les englobe. Il ne s’agit pas, je le crois, d’une fascination morbide, mais d’un intérêt véritable. Le « passage » est un lieu, un moment que la littérature ne saura sans doute jamais appréhender, puisque si tout le monde en fera l’expérience un jour, personne ne peut le raconter. Et puis il y a la puissance d’un corps sans vie. Un réel absolu, sans littérature, sans langage. Une fois que le langage apparaît ce réel a disparu. Ce sont des questions très primitives finalement que j’aimerais parvenir à effleurer, même si c’est voué, forcément, à l’échec.
Mais je ne suis pas du tout certain de ce que j’avance. Je sais que la frontière, la mort, la douleur (qui est une frontière à sa manière) seront présents dans mon prochain texte, si je l’écris, mais je ne sais pas encore de quelle manière exactement. Sans doute faudra-t-il laisser décanter, écrire d’autres livres pour comprendre vraiment quels sont les véritables enjeux qui me travaillent et me traversent.
Ton récit montre combien deux notions sont fondamentales dans cet état du monde, pierres angulaires de sa ruine, la peur et l’indifférence. Ce sont elles qui nous menacent ?
La peur et l’indifférence ne nous menacent plus. Elles ont gagné. Il faudrait à présent entrer dans un autre cycle, mais je ne vois pas qu’il s’amorce.
La Peau, l’écorce, formellement me semble fondre plusieurs genres de romans — principalement le roman de guerre et la dystopie — pour les tendre vers un récit à la fois poétique et politique de cet épuisement du monde. C’était parmi tes ambitions avec ce livre ?
Je n’avais pas d’ambition ni de véritable « projet » quand j’ai commencé à travailler sur ce texte. Ma façon d’écrire (c’était le cas pour le premier également, on peut donc commencer à en déduire une méthode je crois) est très instinctive, très simple peut-être. Je déverse. Ensuite je construis ou reconstruis. Je voulais en effet parler de l’épuisement du monde, essayer de le montrer d’une manière très immédiate, parler aux ventres, tout bêtement. C’est tout. L’idée de la dystopie est venue peu à peu. Le cordon, l’élément fantastique, était lui présent dès le départ. La question du genre n’a été présente à aucun moment, j’avais simplement quelque chose à dire, à décrire, et la vraisemblance m’embarrassait.
Tout est récit dans ce livre. Il n’y a aucun dialogue, la petite fille est muette, ou du moins volontairement murée dans son mutisme. Là encore c’était un enjeu conscient, à la fois esthétique et symbolique, pour toi ?
Le dialogue vise, lui aussi, à donner une forme de réalisme au roman. Je n’y tiens pas, comme je l’ai déjà dit. C’est, de plus un exercice extrêmement difficile dont peu se sortent avec succès.
L’absence de parole chez la petite fille, c’est autre chose. C’est lié à l’apparition du cordon, je le comprends à présent. Le cordon prend la place du langage. C’était une manière simple de montrer l’indicible. Le lien entre le père et la fille ne peut pas se dire ou s’écrire, il est trop puissant, trop complexe. Aimer un enfant à en mourir, ce sont des mots. Ce lien se passe de mots. Il a sans doute présidé à la survie de l’espèce, c’est un lien animal. Donc oui, il y avait à la fois un enjeu symbolique, mais également esthétique, une esthétique de la brutalité, de la crudité. Ce lien, ce cordon est brutal et cru et violent, mais pas dans un sens morbide.
La peau, L’écorce, c’est ce moment de la ruine totale, où « le monde a fini de crouler » (p. 60), où tout horizon disparaît, un texte d’une noirceur absolue. Le seul espoir qui reste, c’est la littérature, le discours sur ce monde ?
Je ne crois pas que la littérature soit porteuse du dernier espoir. Elle déploie, montre, dans le meilleur des cas, ouvre sur des complexités. La littérature, celle qui se pique d’un discours sur le monde (j’y inclus mes textes) est le plus souvent une parole qui tombe, qui dégringole, comme l’aumône qu’un passager fait à un mendiant dans le livre. Si un espoir réside, c’est dans un mouvement collectif, horizontal, dans le geste. Je crois au geste révolutionnaire (pas forcément à la révolution). Le seul espoir est peut-être là.
Tu écris, et cette phrase me semble une des clés du livre, p. 81 : « c’est ça la supériorité des humains, la conscience de la chute ». C’était ce que disait l’Écrivain quand il s’exprimait encore… C’est cette lucidité, à la Cioran, proche du désespoir mais dans une distance trouvée par l’ironie ou la puissance poétique du langage, que tu voulais dire avec ce livre ?
Il y a de l’ironie, en effet, dans cette image. La supériorité des humains se trouverait dans la station debout et la conscience de la mort. Autant dire que c’est une supériorité toute relative. C’est sans doute une des choses que ce livre essaie de dire.
Si poésie il y a, dans le texte, elle est un outil, un moyen d’expression sensé toucher le lecteur de la manière la plus vive possible pour tenter de laisser une empreinte ou même un trou, on peut rêver. La poésie serait la balle et le lecteur la cible.
En revanche, je pense que tu touches du doigt une question fondamentale pour moi, qui me taraude. Dans le fond, je crois que j’aimerais pouvoir me passer totalement de la narration et donner à voir à travers la seule image poétique, à travers des éclats.
Alexandre Civico, La peau, l’écorce, éditions Rivages, 2017, 105 p., 16 €