Naoya Hatakeyama est un photographe japonais dont les travaux sont publiés par les éditions Light Motiv, de Terrils (2011), ces « montagnes tombées du ciel » des bassins miniers du Nord de la France, à Rikuzentakata (2016), en passant par Kensengawa (2013), ces deux derniers livres centrés sur sa région natale, dévastée par un tsunami le 11 mars 2011. Naoya Hateyama est un photographe de paysages en tant qu’archives d’histoires humaines, palimpsestes de vies, des « natural stories », pour reprendre le titre donné à la rétrospective de son œuvre en 2012, passée par Tokyo, Marseille, Amsterdam et San Francisco.

Terrils (2011) faisait suite à une résidence artistique du photographe Naoya Hatakeyama dans le bassin minier du Nord Pas-de-Calais, en 2009-2010. Ses sublimes photographies sont la trace d’une histoire. Il y a trente ans existaient encore des installations minières, aujourd’hui demeurent les terrils, montagnes artificielles constituées des déchets d’exploitation. Les terrils sont pour le photographe des monuments commémoratifs.

Comme l’artiste l’explique dans les pages centrales du livre, le mot « histoire » n’a pas, en japonais, le double sens qu’il revêt en français : la grande histoire (historia) et le récit (fabula). Les terrils sont l’histoire dans sa double acception : traces du passé minier d’une région et récits de lieux, occupation collective comme individuelle d’un espace.
Les photographies de Naoya Hatakeyama sont souvent vides de toute trace humaine : c’est le lieu qui concentre les récits passés et à venir. Des lieux qui, par la magie d’un regard, ne sont plus seulement liés au Nord de la France mais rappellent les montagnes japonaises, en particulier les représentations du mont Fuji.
En 2011 justement, année de la publication de Terrils, le 11 mars 2011, un violent séisme touche la côte pacifique du Tōhoku, provoquant un tsunami qui ravage plus de 600 km de côtes. Le photographe Naoya Hatakeyama est originaire de Rikuzentakata, une des villes japonaises détruites ce jour-là. Son livre, Kesengawa (2013), se veut la mémoire de ce lieu, « un petit coin du monde ».

« Il est en train de se passer quelque chose. Pas ici, quelque part, loin, dans ce lieu familier, quelque chose d’énorme est en train de se produire. Ce qui arrive, je ne peux pas le voir de l’endroit où je me trouve maintenant. Avec le léger espoir que quelqu’un pourrait peut-être me renseigner, j’ai attendu un peu, mais personne ne semble pouvoir faire quoi que ce soit pour moi. La seule solution est d’aller moi-même jusqu’à un endroit où je pourrai voir ce qui se passe » : le livre s’ouvre sur ces phrases, ce « quelque chose » d’impensable qui vient de se produire, encore invisible. Naoya Hatakeyama quitte Tokyo, sans nouvelles de ses sœurs et de sa mère, il se rend « sur place » pour voir et savoir. Il raconte son odyssée vers sa ville natale, ignorant « ce qui est arrivé à ma ville, ma maison, ma famille ».
L’essence manque, la neige freine la progression de sa moto, certaines régions sont interdites en raison des émanations radioactives. Des informations parviennent par bribes, contradictoires. Accompagnant le texte, les photos d’un avant, d’une ville désormais disparue, « mémoire sous l’eau », des photographies que Naoya conservait dans un carton (étiqueté « Un petit coin du monde »), sans volonté d’un jour les exposer. Elles sont la trace d’un lieu, d’une enfance, quasi effacés de la carte. Le tsunami a emporté son passé et sa mémoire.
Tant que Naoya n’est pas sur place, tout échappe encore à la réalité, la catastrophe est un indicible, un non représentable : la radioactivité est invisible et inodore, les chiffres sont trop énormes pour être tangibles. « Mais l’énorme raz de marée s’est produit et bien que je n’arrive pas à y croire, tout ce qui constituait mon pays natal a été détruit, emporté, effacé. Maisons, magasins, ponts, arbres, personnes. Tout ce qui était-là depuis longtemps et qu’on aurait voulu voir y rester sans fin, a été emporté hors de ce monde en un court instant, par l’effet d’une immense force incompréhensible. »

Le 11 mars 2011 appartient désormais à la mémoire collective comme à la mémoire intime du photographe, sa mère n’a pas survécu au tsunami, l’artiste l’apprend alors qu’il est en route : « Le temps de Maman s’est arrêté lorsque le tsunami s’est abattu sur cette journée du 11 mars un peu après quinze heures, alors que seul notre temps à nous, pendant les six jours qui ont suivi, a continué à avancer. (…) Pendant ces six jours, toutes les représentations optimistes que je dessinais dans ma tête à propos de Maman et que je partageais avec des amis, ces multiples images en mouvement, tout cela était faux : c’est cette sentence qui vient de m’être assenée. Que le temps de Maman était arrêté depuis ce moment-là ».
Naoya Hatakeyama poursuit sa route vers le Nord. Lorsqu’il parvient enfin à Rikuzentakata, les ponts ont été emportés, les routes coupées, la ville rasée. Le ciel est sombre, il n’y a plus d’électricité, plus de lumières humaines. Seules des photographies muettes, en grand format, pourront dire ce « quelque chose », cet « après ». Parce que la photographie abolit la distance mentale et émotionnelle et nous met au cœur de l’événement.
Mais la photographie est aussi trace et mémoire d’un lieu disparu et le livre de Naoya rappelle cet « avant », ces clichés d’une ville encore vivante, peuplée, bordée de sa rivière paisible, dans son banal quotidien. Plus rien de ces moments et de ces lieux n’existe, sinon dans ces images qui peuvent devenir une mémoire collective du lieu.

Le 11 mars 2011 a été vécu à l’échelle planétaire par le pouvoir de l’image et de la technologie. Vidéos et photos immédiatement captées, brutes, presque aussitôt relayées, sur les réseaux sociaux, les networks, les chaînes de télévision, via Internet… Sans recul ni distance.
Avec Kesengawa, Naoya Hatakeyama saisit ces instants qui ont d’abord été mouvement, désordre et chaos. Les images de la vague qui ont tourné en boucle sur Internet cèdent la place à une immobilité qui permet la prise de distance tout en nous plaçant, paradoxalement, au cœur de la catastrophe. Le photographe oppose la quiétude de l’avant et le chaos de l’après, en changeant le format des images. Kesengawa dit le temps, celui perdu à jamais comme un mutisme face à la violence de la catastrophe. Avec, en lien, le fleuve omniprésent. Tout le livre dit la fragilité du monde, le fait que nous sommes tous des « survivants ».
La puissance extrême du livre de Naoya Hatakeyama est bien sûr liée à son sujet, cette catastrophe collective comme privée. A la manière dont Kesengawa nous renvoie au tsunami qui a précédé (et provoqué) l’accident nucléaire, devenu ce nom, Fukushima, que nous avons retenu, oubliant la vague et ses autres conséquences, tout aussi terribles. Au-delà du témoignage, de cette volonté de réajuster nos mémoires à la vérité terrible d’un moment, la force du livre est dans sa structure qui figure la faille, le gouffre : jamais l’avant et l’après ne sont mis en regard sur une double page, aucun diptyque, aucune relation simple entre le lieu vivant et le lieu détruit — au lecteur de faire ce lien impossible. Le livre figure la béance, l’impossibilité de se représenter conjointement l’avant et l’après, il nous met face à l’impensable. Les photographies de Naoya Hatakeyama nous saisissent et nous confrontent à l’indicible : celui de la catastrophe comme d’une crise de tout jugement. Est-ce la disparition du lieu qui rend des photographies banales, qui auraient dû rester dans un carton, absolument sublimes ?
Et peut-on s’autoriser à trouver belles celles qui témoignent de la destruction ? Au centre invisible du livre, la vague comme la dernière photographie de la mère de l’artiste, une photographie qu’il aurait voulu avoir la force de prendre quand il est allé reconnaître son corps, une photographie elle aussi à jamais béance et absence.
Rikuzentakata (2016) est le Cahier d’un retour au pays natal puisque c’est ainsi, « pays natal », que le photographe appelle sa ville d’enfance, paradoxe que souligne Eric Reinhardt dans la préface, que commente longuement Naoya Hatakeyama dans le long texte qui ferme le livre pour mieux l’ouvrir en quête d’un « demain ». « Pays natal » et non ville, parce que ce lieu est un territoire intime, désormais exclusivement intime, la ville ayant été rasée par le tsunami. Tout ce qui rattachait Naoya Hatakeyama à son enfance a disparu en mars 2011, sa maison face à la rivière, sa mère. Demeure un lieu en soi, que le photographe nomme un « paysage biographique » ou son « pays natal », citant un poète japonais, « le pays natal, on y pense vraiment quand on est loin ».
Or la distance est désormais absolue : temporelle et géographique (Naoya Hatakeyama vit à Tokyo, il parcourt le monde), elle est aussi liée au deuil comme à une forme de dépossession puisque la catastrophe n’est pas seulement privée mais collective, qu’elle a été documentée par des images, des films, des livres. Les photographies publiés dans Rikuzentakaya sont une forme de réappropriation, de travail sur ce temps qui échappe, cette chronologie impossible : tandis que tout disparaissait, la vie continuait, ailleurs, si le « pays natal » n’existe plus, il est paradoxalement toujours là, devenu un immense chantier.
« Ce spectacle vide, c’est la réalité ». Les photographies rassemblées dans le livre, frontales et pudiques, immenses de retenue, béantes de perte et de deuil, suivent une chronologie dont le lecteur perçoit combien elle est fragile : de 2011 à 2016, ce sont les images de la ville quelques jours après la vague, la neige et la glace qui recouvrent tout lors du premier hiver après le tsunami, c’est, peu à peu, le retour du vivant dans le lieu dévasté, et même un nouveau printemps avec une photographie du 21 avril 2012, cet enfant sur son vélo, comme une histoire possible, loin de celle de Naoya Hatakeyama, autre.
Partout dans cette altérité de soi à soi, du lieu à lui-même, des grues, des camions, des immeubles qui surgissent du sol. Sous l’objectif de Naoya Hatakeyama comme à travers ses mots en toute fin du livre, le « pays natal » se fait palimpseste, juxtaposant un avant, un pendant et un après la vague, dans deux photographies particulièrement poignantes de cimetières. Un lieu fut et sera, c’est pleinement un « paysage biographique » qui se déploie sous nos yeux, c’est un artiste qui se reconstruit, entre « révélation » et « impuissance », magnifique sur-vivant, debout.





Terrils, Photographies et textes Naoya Hatekeyama, traduction française de Corinne Quentin et traduction anglaise de Marc Feustel, Éditions Light Motiv, 2011, 35 €
Kesengawa, Photographies et textes Naoya Hatekeyama, traduction française de Corinne Quentin et traduction anglaise de Marc Feustel, Éditions Light Motiv, 2013, 35 €
Rikuzentakata, Photographies et textes Naoya Hatekeyama, préface Eric Reinhardt, traduction française de Corinne Quentin et traduction anglaise de Marc Feustel, Éditions Light Motiv, 2016, 35 € Feuilleter le livre