Daniel Vander Gucht, ce que regarder veut dire

Bourdieu la classe © Christine Marcandier

Existe-t-il une sociologie visuelle, non pas au sens d’une sociologie des images d’art mais comme procédure analytique et argumentative dont se servirait le sociologue pour traiter les questions qu’il se pose ? C’est Daniel Vander Gucht qui se le demande avec d’autant plus d’à propos qu’il enseigne cette sociologie à l’université de Bruxelles. Et, dans Ce que regarder veut dire, il parle avec une passion entraînante de cette discipline encore mal assurée.

Premier constat chez l’auteur : depuis longtemps, les anthropologues usent comme naturellement de la photographie pour représenter les usages de telle peuplade ou de tel groupe. Et de rappeler l’existence de l’admirable Balinese Character. A Photographic Analysis de Bateson et Mead (1942). D’évoquer également les milliers de photos prises par Pierre Bourdieu lors de ses débuts Bourdieu la distinctionalgériens et dont l’existence ne fut révélée que tardivement. On peut d’ailleurs s’étonner de ce que ne soit pas pareillement évoqué par l’auteur le rôle joué par les photos dans La Distinction du même Bourdieu (1979), apport essentiel pour l’analyse figurée des « styles de vie » selon les groupes sociaux. En ce dernier cas, les documents iconiques, dépourvus de toute prétention esthétique, ne sont pas qu’illustratifs. S’ils viennent en appui du texte, ils font voir plus que le texte ne dit.

Ce que regarder veut direDeuxième constat de Vander Gucht : il existe une considérable production documentaire (photos, films, vidéos) qui peut être de haute qualité sans mériter pour autant d’être qualifiée de sociologique. C’est qu’elle ne décolle pas entièrement du reportage et est facilement entachée d’un souci de pittoresque. Il reste qu’un grand « sens du social » peut s’y voir à l’œuvre. August Sander en Allemagne jadis, Walker Evans aux États-Unis plus tard ont su extraordinairement dégager des types et des mœurs dans leurs sociétés d’appartenance mais ne sont pas passés par un protocole de recherche ni par la construction d’un modèle interprétatif. « Le documentariste, distingue l’auteur, a quant à lui pour fonction d’aller y voir de plus près et littéralement de donner à voir ce qu’il en est de la question sociale, tandis que le sociologue donne à penser en interrogeant ce qui semble aller de soi dans la société et paraît souhaitable pour les uns et pour les autres. » (p. 123) Mais les limites sont parfois floues et, pour Vander Gucht, on le sent bien, un Raymond Depardon dans ses travaux iconiques est au plus près d’une démarche sociologique dans y participer pour autant. Et, lorsqu’il parle de cinéma, le même auteur s’enthousiasme pour le Playtime de Jacques Tati (1967) sans que le point de vue disciplinaire le tracasse trop.

Dans l’idéal, l’usage de la photo (du film) en sociologie vient prendre place à côté d’autres outils de recherche comme l’enquête par questionnaire, l’observation participante, l’entretien approfondi et les tableaux statistiques. Dans la foulée de Bourdieu encore, Daniel Vander Gucht énumère sympathiquement les services qu’un appareil photo (ou une caméra) peut rendre à l’apprenti sociologue. Et de retenir sa valeur de carnet de notes pour examen a posteriori, son pouvoir d’aiguiser le regard, sa portée relationnelle comme sa façon de protéger du poids de la réalité. De toute façon, nous vivons l’époque où chacun de nous est devenu photographe sans devenir sociologue pour autant, — ce qu’à Dieu ne plaise d’ailleurs.

Notre auteur réserve tout un chapitre au cinéma en repartant de façon très… documentée du film documentaire à ambition sociologique ou tout au moins sociale. La question sera en permanence : sommes-nous loin ou près d’une Frederick Wiseman National Galleryvéritable sociologie ? Et l’auteur de rappeler en commençant qui furent les grands pionniers du documentaire, de Vertov et de Flaherty à Pasolini et à Godard (ce roi du montage). Il choisira de mener une comparaison plus serrée entre l’Américain Frederick Wiseman et le Français Nicolas Phillibert à partir d’une coïncidence heureuse : tous deux ont consacré un film à un grand musée et à son fonctionnement, National Gallery d’un côté, Louvre de l’autre. « Là où Wiseman nous montre le musée « en scène », note l’auteur, dans ses moments de (re)présentation, avec ses armatures, ses Nicolas Philibert La ville Louvrerituels et ses discours bien rodés, Philibert filme ses coulisses, l’organisation de son équipe, sa vie nocturne, ses galeries souterraines et ses réserves interdites aux visiteurs. » (p. 176). Deux points de vue presque opposés certes mais, au terme, une même approche autant politique que sociologique du fait muséal chez ces deux grands du documentaire.

Au total, si Ce que regarder veut dire pose une question savante, cette question nous intéresse tous aujourd’hui. L’ouvrage la pose d’ailleurs avec une incroyable richesse d’exemples qui en appelle à nos souvenirs. Il en appelle tout autant à notre réflexion. Ainsi, quand nous verrons un film de Loach désormais, comme le récent Moi, Daniel Blake, nous nous demanderons : ai-je à faire à une fiction, à un reportage ou à une analyse méthodique ? Dans son beau livre, Vander Gucht fournit les éléments d’une réponse.

Daniel Vander Gucht, Ce que regarder veut dire. Pour une sociologie visuelle, Bruxelles, Impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2017, 288 p., 20 € — Lire un extrait en pdf