Silvia Avallone : Dire l’Italie d’aujourd’hui (D’acier, Marina Bellezza)

Silvia Avallone © Christine Marcandier

Les éditions Liana Levi ont publié en France les deux premiers romans de Silvia Avallone. Alors que publié Marina Bellezza sort en poche chez J’ai Lu (D’acier y est déjà disponible), retour sur une œuvre qui saisit une histoire collective à travers des destins individuels, pour mieux dire l’Italie dans ses contradictions et ses mutations. 

© Christine Marcandier

D’acier est publié en Italie en 2010 (traduction française en 2011). C’est le premier roman d’une jeune femme née en 1984. Succès incroyable : 350.000 exemplaires d’Acciaio vendus en Italie, des prix à foison (dont le prix Campiello Opera Prima), des traductions dans une quinzaine de pays, le succès qui se poursuit en format de poche, un film tiré du livre (2012).
D’Acier
se déroulait à Piombino, cité industrielle en bord de mer, face à « l’Elbe impossible et radieuse, immobile sur l’horizon », dans la chaleur écrasante d’un été italien exacerbant tensions et sensualité. Dans ce premier roman, Silvia Avallone disait l’adolescence telle une interminable attente, une violence sourde et intime, dans une prose âpre, poétique et politique, en prise directe avec le présent.

Silvia Avallone D'acierD’acier se situe à Piombino, ville côtière et ouvrière, dominée par La Lucchini, une aciérie, et son haut fourneau, « vous pouvez l’appeler par son nom : Afo4. Ou l’estropier en Ufo, comme tout le monde ».
Francesca et Anna, qui ont « treize-ans-presque-quatorze », rêvent de l’île d’Elbe à 4 kilomètres à peine, ligne d’horizon et « paradis impossible », matérialisation de leurs rêves de réussite et d’évasion de « ce putain de trou ».
« Cet été 2001, personne ne peut l’oublier. Et la chute des tours jumelles ne fut, au fond, pour Anna et Francesca qu’une des composantes de cette immense exaltation de découvrir que leurs corps changeaient. » Des corps qui explosent de beauté et de sensualité sur la plage, « ces seins, ce cul, ce sourire insolent qui disait : j’existe ».

© Christine Marcandier
© Christine Marcandier

Francesca rêve de devenir miss Italie ou star, Anne croit aux études. Tout les oppose, une brune, une blonde, tout les rassemble, dans ces rêves qui se brisent face au réel (l’usine qui débauche, les idéaux creux de l’ère berlusconienne) et au quotidien (les mères vieilles avant l’âge, les pères absents, la violence, terrible, de l’aciérie comme des familles). Silvia Avallone joue de contrastes, Francesca et Anna, les barres d’immeubles et la plage, le soleil éclatant et des couleurs denses, sombres, désespoir et énergie, Elbe et le continent.

Roman social et profondément politique, roman de formation, sensuel et dur, D’acier est cet alliage, ce métal qui sature la terre, l’air et les peaux. « La mer et le mur des barres d’immeubles, le soleil brûlant de juin, c’était comme la vie et la mort qui s’insultent. » Une polarité proprement romanesque, l’usine, la plage. D’acier vous fait entrer dans un univers singulier, envoûtant, qui met en scène une jeunesse italienne en fusion, pour une part sacrifiée : « Quand on est né ici, où il n’y a même pas un cinéma correct, quand on a grandi dans ce quartier de merde, à ton avis, on peut faire l’Histoire ? »

© Christine Marcandier
L’île d’Elbe depuis Piombino © Christine Marcandier

C’est un autre espace qu’expose Marina Bellezza, de la Toscane au Piémont, au cœur de la vallée Cervo, « frontière nue et oubliée de la province », « une frontière inexplorée » dont le roman fera sa page vierge. Comme l’écrit Silvia Avallone en note finale — qui n’est pas sans rappeler celle de Stendhal en clausule du Rouge et le Noir, à propos de Verrières — si « la Valle Cervo est un lieu réel », « c’est en suivant deux directions, le passé de ma famille et l’avenir de ma génération, que j’en ai « imaginé » la géographie. » Tout sera contraste par couples et antithèses dans ce récit, réel et fiction, Gramsci et Russell Banks en référent, Kafka et McCarthy, le lieu comme creuset et matrice d’un réel légèrement déplacé, pour mieux mettre en relief ses failles et ses routes.

Marina BellezzaLe roman retrace quelques années de la vie de Marina et Andrea, leur passé en commun qui semble impossible au présent, « il y a des choses qu’on ne peut pas réparer. Qui cassent la vie en deux, impossible de revenir en arrière. Ce jour de novembre avaient séparé leurs vies ». Par fragments, comme le retour inéluctable de ce qui ne peut s’oublier, le lecteur apprend ce qui s’est produit ce jour de novembre, il voit Marina tenter de devenir chanteuse, célèbre, adulée, pour prendre sa revanche. Et Andrea qu’elle a aimé choisir une voix antithétique : contre l’avis de ses parents, Andrea veut revenir à ses racines, et reprendre la ferme de son grand-père, sur la montagne, élever des vaches, vendre ses fromages. Pour tous, il faudra partir (et revenir), quitter des héritages ou en retrouver d’oubliés. Pour Marina ce sera longtemps Milan et Rome, eldorados de celle qui voudrait triompher par sa voix. Pour Andrea, les alpages. Pour son frère, l’Amérique. Pour Elsa, les études, une thèse. Mais pour tous, il faut « une réponse au monde fragile » que leurs pères « avaient amplement contribué à piller, polluer, appauvrir, en se moquant bien de ceux qui viendraient après ».

A travers Marina et Andrea et leurs proches, ce sont ces aspirations de la jeunesse italienne post-Berlusconi, contradictoires dans leurs objets, semblables dans leur quête d’un idéal, que dépeint Silvia Avallone, en un roman qui, de ce fait, constitue une sorte de second volume à une fresque de l’Italie contemporaine, amorcée avec D’Acier, une histoire de « cette Italie qui coulait à pic ». Dans les deux romans, la peinture au cordeau d’un pays passé par toutes les crises et dont la jeunesse veut réagir, trouver des voies nouvelles. L’auteure dit « les squelettes usés des filatures, délaissées depuis des décennies », les magasins qui ont « depuis longtemps baissé leur rideau », la crise qui a produit son travail de sape sur les paysages et les villes.

« Le ciel était bas, une lumière poussiéreuse rendait grise la plaine. Marina traversa par à-coups les rangées d’outlets plantés de chaque côté de la route, les vestiges en béton armé de ces vingt dernières années. Une époque qui avait commencé au début des années quatre-vingt-dix, dépeuplant graduellement les provinces, déplaçant vers les villes des masses de jeunes gens confiants. L’époque du miracle économique, de la Roue de la fortune et de la marionnette Gabibbo, quand il semblait évident que l’on pouvait vendre n’importe quoi : un projet politique, une paire de jambes, une plaque d’aggloméré aux faux airs de bois massif, une époque désormais ensevelie sous les pancartes annonçant Tout doit disparaître et Fermeture définitive ».

Ce coin de vallée et de montagnes, « avait été une terre de casseurs de pierres, de chasseurs d’or, d’émigrants. Une frontière, mais pas à conquérir, à quitter ». Mais, les loyers étant bradés, des jeunes se réinstallent « l’un après l’autre dans ces vieilles habitations qui avaient appartenu à leurs grands-parents ». Le mouvement migratoire s’inverse, la réussite se trouve ailleurs que dans l’apparat de surface berlusconien, comme le montrent les parcours d’Andrea, avec sa ferme de montagne, ou d’Elsa. « Au fond, sa génération s’était exclue de tout, née au mauvais moment au mauvais endroit. Alors autant se retirer sur la frontière. Rebrousser chemin, désobéir ».

Silvia Avallone © Christine Marcandier
Silvia Avallone © Christine Marcandier

« Je suis né trop tard dans un monde trop vieux » disait l’Octave de Musset dans les années 1830, même constat dans cette Italie redevenue « Far West » — mythe fondateur du récit — quand une génération comprend que « nul n’échappe à sa propre histoire », que « peu importe d’où on vient, ce qui compte c’est jusqu’où on arrive » et ces frontières (sociales, familiales, géographiques et intimes) que l’on renverse ou transgresse. Cette Confession d’enfants du siècle, de ceux qui comme Marina, née en 1990, « ignoraient tout du monde d’avant Berlusconi et les textos », tire sa force de ce regard acéré sans sentimentalisme, fausses solutions ou condamnations à l’emporte pièce. Silvia Avallone observe et narre, unissant, ce qui est si complexe pourtant, récit pur et discours sur le monde comme il va.

Silvia Avallone, D’acier, traduit de l’italien par Françoise Brun, J’ai Lu, 410 p., 7 € 60
Silvia Avallone, Marina Belleza, traduit de l’italien par Françoise Brun, J’ai lu, 605 p., 8 € 40