« Surtout, pas de journalistes ! » ironisait Jacques Derrida lorsqu’il rapportait les paroles de Dieu enjoignant à Abraham d’observer une absolue discrétion. Force est de reconnaître que Dieu, s’il était vraiment parmi nous et devant sa télévision hier soir, aurait pu clamer la même chose en prenant des airs derridiens s’il avait regardé l’épouvantable et ultime débat des primaires de la Gauche, opposant le présenté-comme-frêle Benoît Hamon au hargneux-et-autoritaire Valls.
« Surtout, pas de journalistes ! » aurait-on pu clamer à son enseigne tant était frappante et insurmontable la médiocrité avérée des journalistes qui interrogeaient Hamon, plus que Valls qui, pendant plus de deux heures durant, a continué à faire de la laïcité le porte-étendard hystérique d’un racisme qui n’ose son nom et s’avouer comme tel. Des trois journalistes réunis, deux hommes et une femme pour nous faire croire qu’ils accomplissent la parité du monde, ne pouvait pour le spectateur émerger qu’une seule et tranchante question : mais quel est leur point d’énonciation ? D’où parlent-ils ? Pourquoi posent-ils autant de non-questions ? Pourquoi s’acharnent-ils comme une Académie des Neuf pour psychotiques à répéter sinon marteler les mêmes mots mantras comme « voile », « laïcité » et surtout « dette » ? Pourquoi la dette les obsède-t-elle tant jusqu’au ridicule, jusqu’à nous faire croire qu’ils sont en délicatesse avec Cetelem ou leur banque en ligne ? Pourquoi leurs questions se tiennent-elles chacune dans le vide, c’est-à-dire dans le désert d’un travail d’enquête et dans un point nul où le commentaire a effacé toute analyse ? Pourquoi veulent-ils nous faire croire à une non-politisation de leur propos ?
« Surtout, pas de journalistes ! » ne pouvait même pas, dès lors, au cours du débat s’écrier Benoît Hamon – pas encore considéré comme un candidat, pas encore crédible, pas encore responsable parce que pas encore endetté, parce que sans dette – est-ce que mener une carrière politique revient à s’endetter médiatiquement ? Encore plus troublant : pourquoi aucune des propositions de Benoît Hamon n’est-elle commentée, de la question de la succession et de la reproduction des inégalités par l’héritage jusqu’à l’idée du corps d’inspection de la laïcité ? Pourquoi n’existe-t-il pas ici comme discours, comme discussion, comme image ? Pourquoi ne pas le faire accéder à une reconnaissance médiatique ? Voilà qui pose plus de questions qu’il n’en a été posé hier soir au pourtant candidat, de pourtant feu un parti, de pourtant feu un président encore en exercice, au moins aussi blanchotien que Pénélope Fillon à la rédaction de La Revue des deux mondes.
« Surtout, pas de journalistes ! » s’est-on ainsi pris à penser devant cette femme et ces hommes, réunis en tribunal improvisé ou bien plutôt comme un jury de Sciences Po frappé d’un violent AVC mais qui ne s’en serait pas rendu compte, comme s’ils considéraient qu’ils avaient deux candidats à égalité, deux candidats semblables, sans prendre la peine par leurs questions de souligner que Valls n’a aucun programme alors que leur amour du puissant (dieu qu’il est terrible !) leur fait ignorer qu’Hamon a un programme (peu importe d’ailleurs ce que l’on en pense mais il en a un – d’ailleurs qui est singulièrement bon). Par où se confond dans une mascarade l’intellectuel et l’éditorialiste, et par où les questions sont toujours des réponses, c’est-à-dire comme disait Althusser font régner l’idéologie sans trêve : l’amour du tyran.

L’heure est terrible. L’intellectuel est reculé dans la zone d’errance d’une bien-pensance systématique. On lui a donné une image. On fait du paradoxe l’arme rutilante du sophisme généralisé. Nous sommes tout le temps devant la télévision comme devant le désert des images, à savoir depuis l’absence d’idées. Hamon n’est peut-être pas le candidat le plus flamboyant de l’histoire de la Gauche mais il a le mérite de revenir, et peut-être est-il au cœur même de cette pré-campagne, ce que n’ont pas perçu les journalistes, à savoir un post-socialiste, un homme qui revient de la faillite gouvernementale. Chaque proposition de Hamon fait l’objet d’une négation absolue des journalistes ou éditorialiste comme si la mission journalistique consistait à toujours opposer un supposé principe de réalité à une Idée, toujours présentée comme irréalisable – comme s’il ne fallait pas réclamer précisément l’impossible comme formule absolue et neuve du quotidien et de la politique. La politique se dessine vite après avoir hésité longtemps et elle demande à porter au cœur de tous la tenue d’un débat. Il n’a pas eu lieu hier soir. Il s’agissait d’un grand oral sur un modèle macronien, puisque Macron, clone de Giscard en 1974, a compris que les médias, et lui avec, vivaient sur le modèle rutilant de l’ENA, de ses grands oraux – Macron étant le candidat de l’ENA comme on parle d’un parti politique.
« Surtout, pas de journalistes ! » devrait-on clamer pour ouvrir à ce qui manquait hier soir, à savoir une pensée, une idée, une critique active du sens, de celle qu’offre Jean-Luc Nancy, des possibles à rouvrir au moment de leurs effondrements conjoints, lorsque notamment, dans Être singulier pluriel il clame : « C’est au moment même où il n’y a plus de « vision socialiste » à présenter et à proposer au « poste de commande » d’un sujet de l’histoire et de la politique, au moment où, de manière plus large encore, il n’y a pour ainsi dire plus de « cité » ni même de « société » dont on puisse modeler une figure régulatrice que l’être-à-plusieurs, soustrait à toute intuition, à toute représentation ou imagination, s’offre avec toute l’acuité de sa question, et avec toute la souveraineté de son exigence. » Il faut se soumettre à l’unique souveraineté qui doit venir : l’exigence du collectif, le redevenir des choses, l’exigence de l’Idée contre la spéculation bavarde du pouvoir médiatique en collusion active avec le néant affairiste.

« Surtout, pas de journalistes ! » mais très vite, très rapidement, et bientôt proche, au-delà des débats stériles qui disent que notre société est celle du fantasme, ni pré-vérité, ni post-vérité, mais celle, affreuse, des fantasmes qui veulent vivre leur vie contre nous : il faut faire. Comme le dit enfin Nancy, il ne faut pas se contenter de lire. Il faut lire puis rejoindre le grand dehors des choses. « Faites quelque chose » clame Nancy : espérons qu’Hamon l’entende.