Hervé Guibert : banalité et fantasmes (Vice)

© Christine Marcandier

Vice est le second texte écrit par Guibert après La Mort propagande (éd. Régine Deforges, 1977). Du premier texte au second, une même démarche — l’expérience, le corps, le parcours de fantasmes, un travail sur les limites du représentable —, un même objet esthétique et politique au centre du travail : la mort. Dans La Mort propagande, elle était inscrite dans le corps-même de Guibert : « l’ultime travestissement, l’ultime maquillage, la mort. On la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser élever sa voix puissante et qu’elle chante, diva, à travers mon corps. Ce sera ma seule partenaire, je serai son interprète. Ne pas laisser perdre cette source de spectaculaire immédiat, viscéral. »

Dans Vice, elle est représentée à travers des objets et des lieux, inventoriés, parcourus, mis en scène et en textes, écrits et photographiés. Non plus son propre corps comme « laboratoire » mais le réel, le monde. Le lien de ces deux premiers livres est souligné par un paragraphe (en clôture de La Mort propagande, en exergue de Vice) : « Il marchait dans la rue.
Il voulut tout à coup être transplanté dans un bain de vice (décors et acte).
Il était prêt à payer pour pénétrer dans une ambiance vicieuse, mais le cinéma porno lui semblait indigent
 ».

Le monde est bain (photographique), objet d’un inventaire, d’une pénétration, vecteur d’une transplantation. Il est expérience du vice, non celui si facile du porno mais celui, esthétisé des décors et acte. Autrement dit, le vice n’est pas donné : il est l’objet d’une recherche, d’une quête, passant par un regard et une démarche profondément autres. Dans le « Règlement » qui ouvre la seconde partie du livre, Un parcours, Guibert explicite : il s’agit d’un « parcours ludique, excessivement ludique », dans des « lieux vacants », ouverts ou fermés mais en attente d’une pratique vicieuse. A chacun d’imaginer son « vice de forme », selon ses propres fantasmes.

Vice est un diptyque : dans la première partie — Articles personnels (Inventaire de la mallette du voyageur Bougainville) — Guibert passe en revue 19 objets. Les textes pourraient être des articles de dictionnaire ou des leçons de choses, passant du plus banal et usuel (le peigne) au plus saugrenu, du fait du mot choisi (le tire-jus), d’un décalage soudain avec le reste de la collection (daguerréotype d’enfant mort) ou de l’invitation à un inconnu (le rigollot, l’ourson-fiole, la machine à faire le vide). Les textes progressent par glissements sémantiques (du tire-comédon au tire-jus, de la pince à ongles à celle à recourber les cils) ou sauts inattendus.

Dans la seconde partie, Un parcours, l’écrivain arpente 17 lieux après avoir énoncé un Règlement. On le suit du Hammam au Palais des monstres désirables, en passant par des galeries, cabinets, musées, laboratoires. Beaucoup de cimetières, de lieux où s’entreposent des corps morts, emballés, écorchés, empaillés, des figures de cire ou de porcelaine. Les titres mêmes de ces lieux décrivent la démarche de l’écrivain et cet objet livre, à la fois « Palais des Mirages », « cabinet d’un taxidermiste », « boîte à double fond » et « chambre des reliques ». Vice est un « palais des monstres désirables » avec en son centre un cahier de 19 photographies.

Hervé Guibert Vice
Guibert, Vice (Photo © Christine Marcandier)

Le lecteur a de quoi d’abord rester perplexe : à quoi riment ces fragments qui semblent juxtaposés ? Où est le vice promis par le titre ? Ce dernier n’est jamais offert. Il est, de fait, dans un détournement possible de l’usage premier des objets quotidiens ou dans une réinterprétation du mot qui les désigne (le… tire-jus). Dans les tensions et écarts entre ces différents éclats de réel, dans un travail expérimental montrant comment le fantasme naît du quotidien le plus banal, la fiction du document. Le peigne rappelle la fétichisation dont il sera l’objet dans Fou de Vincent, le Baiser de Samuel entre en écho avec Les Aventures singulières, le lecteur retrouvera la tête de Jeanne d’Arc dans Mauve le vierge ou le Musée Grévin de La Mort Propagande, comme si Vice, œuvre longtemps non publiée, était devenue le réceptacle d’un imaginaire, la « chambre des reliques » guibertiennes, un ouvroir à littérature, un recueil de récits potentiels, le concentré des codes de l’œuvre, de l’obsession de la mort à l’exploration des liens d’Eros et Thanatos, animé et inanimé, plaisir et douleur, masculin/féminin.

Hervé Guibert vice
© Hervé Guibert


Vice
est tout autant un point focal de l’œuvre qu’un autoportrait oblique, en témoigne la photographie de couverture, double inanimé et sosie terrible d’Hervé Guibert. Vice ne peut être rapproché d’aucun genre, ni roman ni album photographique, paradoxe d’autant plus grand qu’il se donne des allures de nomenclature méthodique du réel. Il tient du Parti-pris de choses de Ponge ou, avant lui, de Connaissance de l’Est de Claudel — pour cette saisie poétique du réel prosaïque —, des Mythologies de Barthes, d’une archéologie du savoir (Foucault). Son titre annonce un ouvrage scandaleux mais le vice est ailleurs : rien n’est explicite, au lecteur — renvoyé à ses propres vices — d’imaginer le pire, ou le meilleur. Vice — « dédale » de « lignes imaginaires » — est en somme une Image fantôme (Minuit, 1984), telle que la définissait Hervé Guibert, « un jeu de dés entre moi et l’espace dont l’enjeu était le désir ».

Hervé Guibert, Vice, L’Arbalète Gallimard, 136 pages + 16 p. hors texte, 16 € 90 — Lire les premières pages