Yasmina Reza : Morne Babylone ? (prix Renaudot 2016)

Détail couverture de l'édition Folio du livre

Yasmina Reza était célèbre dans le monde entier pour son théâtre, notamment pour sa pièce Art (Prix Tony Award et Molière). Elle le sera désormais pour son roman Babylone qui vient de rafler le prestigieux Prix Renaudot. L’auteure de 57 ans, réputée d’une discrétion de violette, fuyant les photographes et les interviews, avait précédemment fait parler d’elle à l’occasion de la sortie en 2007 de L’aube le soir ou la nuit où elle faisait le récit de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy qu’elle avait suivit pendant un an.

sans-titreLa force de Babylone est de transfigurer le morne quotidien grisâtre de personnages vitrifiés dans une médiocrité toute houellebecquienne. La narratrice Elisabeth, une ingénieure de 62 ans et son mari, organisent tant bien que mal une fête pour une dizaine d’amis. Tout manque : verres, chaises, c’est la panique. Elle a l’idée de demander de l’aide à ses voisins du dessus, un couple étrange, bizarrement assorti, tant dans l’apparence qu’intellectuellement. Yasmina Reza fait passer le lecteur d’un couple à l’autre, farfouille dans l’intimité des vies et des états d’âmes, montre les manies et les détails physiques un peu ridicules, brosse des portraits d’un réalisme cruel des invités de la fête, trace les parcours de vies, tisse les liens affectifs et les ratés qui unissent, désunissent, perturbent, cimentent les existences de cette communauté de français moyens de banlieue. Les destins s’entremêlent, sorte de fouillis : la mort de la mère de la narratrice, l’adoption ratée par le voisin du fils de sa femme, la carrière avortée de chanteuse de ladite femme, la soeur qui découvrent la sexualité SM sur le tard…

Mais ce fouillis apparent fini par se clarifier, prendre une direction, un chemin plus net : celui du drame. Au sortir de la fête d’Elisabeth, le voisin étrange, légèrement alcoolisé, va étrangler sa femme, puis venir sonner au milieu de la nuit chez Elisabeth pour lui demander de l’aider à transporter le cadavre. S’ouvre alors un autre exercice de style : osciller entre la froideur des description quasi cliniques de la scène de crime et du corps, et le bouillonnement des passions tristes qui conduit les uns et les autres à se trouver à 5 heures du matin dans la cage d’escalier sordide de l’immeuble, avec un corps dans une valise. Suit l’enquête de police et ses conséquences sur les personnages, jusqu’au chat et aux plantes du voisin.

Yasmina Reza parvient à rendre avec netteté ce que nous vivons tous dans notre chair : ces impressions diffuses qui surgissent sans prévenir, qui nous étreignent, nous plongeant dans un abîme de mélancolie, un bouleversement de saudade aussi aigu que fugace, et qui s’évanouissent sans que nous ne parvenions jamais à les expliquer, à les exprimer. Une image, un objet, un mot ou une odeur qui déclenchent ces accès de tristesse infinie : « Il m’a fallu lutter contre le sentiment d’abandon et la morosité qui s’abat quand un laps de temps s’achève et se referme. Plus de Manoscrivi (les voisins, ndlr) au dessus de nos têtes. Les Manoscrivi c’était l’ordre familier des choses. Je sais combien cela peut sembler risible en relation avec les nouvelles du monde. Mais ce qui a disparu avec vous est un bien invisible, auquel on ne pense pas, c’est la vie qui va de soi. »

Babylone regorge aussi de passages acides et drôles, écrit dans une langue parfois familière à la limite de la grossièreté, passages plus ou moins réussis d’ailleurs. Il nous parle de la lâcheté, de ces coups de folies qui traversent les être les plus banals, de la quête infructueuse d’amitié ou de chaleur amoureuse. Le roman se lit aisément, l’histoire est fluide mais les efforts pour donner une épaisseur aux protagonistes se heurtent finalement à leur médiocrité et à la banalité du décor. Des petites vies, des petites vues, et un meurtre, qui lui-même ne reste qu’un drame assez commun.

Les jury du Prix Renaudot nous avaient habitués à la célébration d’oeuvres bien plus marquantes, détonnantes et étonnantes, plus virtuoses aussi. Certains livres ont été retirés de la short list de manière surprenante, tout comme ce couronnement de l’ouvrage de Yasmina Reza est une vraie surprise. À lire tout de même pour son efficacité et ses fulgurantes introspections. À noter, parce que c’est rare : les Prix Goncourt et Renaudot ont récompensé cette année quatre femmes dans les catégories roman et essai.

Yasmina Reza, Babylone, Flammarion, 2016, 300 p., 20 € — Le livre est désormais disponible en édition Folio (août 2018, 7 € 50)