Fanny Chiarello, l’art de la fugue (Une faiblesse de Carlotta Delmont)

Une faiblesse de Carlotta Delmont © Fanny Chiarello

« Quoi de plus romanesque qu’une diva sur un paquebot ? » : c’est par cette parenthèse discrète, sous une photographie de Geraldine Farrar, que Fanny Chiarello avait annoncé sur son site, la parution de son roman Une faiblesse de Carlotta Delmont. Quoi de plus romanesque en effet que la trajectoire brisée de Carlotta Delmont, diva des années folles qui se rêvait Mimi de Montparnasse ? Que la vie d’une femme qui aspira à ne jamais se laisser enfermer dans un carcan, coupant ses cheveux, refusant tout engagement, sinon scénique, forçant sa nature pour changer de tessiture ? « La soprano que vous connaissez n’est autre, à l’origine qu’une mezzo-soprano ; mais la mezzo-soprano se rêvait prima donna au point de forcer sa voix dès le plus jeune âge. Ce faisant, comme certaines Chinoises se bandent les pieds pour les empêcher de grandir, Carlotta Delmont allait contre la nature. Elle ne pourra sans doute pas chanter longtemps ces grands rôles de femmes écorchées, amoureuses légendaires et vénéneuses, pour lesquels elle a sacrifié sa tessiture naturelle, elle le sait. Mais devant quel sacrifice reculeraient les personnages qu’elle incarne avec une étourdissante vérité, ces femmes qui par amour peuvent tuer et se tuer ? »

Lorsque le lecteur la découvre, en avril 1927, Carlotta Delmont est aphone et, pour elle, « ne pas chanter (…) c’est comme ne respirer qu’à moitié ». La cantatrice américaine est en proie à une « suffocante mélancolie » dans sa chambre luxueuse du Ritz, perplexe face à ce qui « se joue » en elle. Peu de temps après, Le Petit Journal annonce sa disparition. Un avis de recherche est placardé dans Paris, sans trop d’espoir « à moins qu’elle n’ait revêtu son costume complet de Norma avant de disparaître ».

Une faiblesse de Carlotta DelmontMais qui est la femme sous les atours d’opéra, la « couronne de lauriers », « la robe blanche à l’immense traîne liserée de motifs étrusques », le maquillage qui « attirerait votre regard à des centaines de mètres » ? C’est cette identité sous les rôles de composition qu’interroge le roman, une fascination pour la fuite et la disparition dans ce qu’elles révèlent d’un tropisme du désir : s’échapper comme de se trouver. Surexposée, traquée, la diva veut (re)devenir une femme, aimer, vivre. Elle s’offre une parenthèse enchantée qui causera sa perte, sans doute. Mais la liberté n’est-elle pas à ce prix ? En croisant témoignages, lettres, coupures de journaux, poèmes, télégrammes, le roman part à la recherche de Carlotta.

Carlotta est de ces femmes à qui une vie ne suffit pas. Elle aime se fondre dans ses rôles jusqu’à apprendre la langue du livret pour ne pas jouer mais vivre sur scène. Elle fait appel à de jeunes écrivains américains en devenir, comme T.S. Eliot (« voilà la poésie que je cherchais ») pour lui forger des rôles à sa (dé)mesure. Née Carlotta Delmonte, elle élide le e final pour gommer ses origines. Née à Brooklyn, elle parcourt le monde, chante à la Scala, à Garnier, au MET. Est incapable de feindre l’amour, elle aime le ténor qui lui donne la réplique, ne peut respirer que dans la fiction et l’infini du désir. À peine apparue dans le roman, elle disparaît. Et les mots des autres – sa gouvernante Ida, le ténor Anselmo, Gabriel son imprésario et compagnon, les inspecteurs de police et les journalistes français et américains sur sa trace – tentent de combler son absence : ils théorisent, extrapolent, inventent. Crime passionnel ? Suicide ? Pourtant, « une femme comme vous ne meurt pas ».

Carlotta est de ces femmes qui s’exposent pour se cacher, s’offrent à l’écriture voire à la rumeur : « Mais, au fond, qu’est-ce qu’un potin ? (…) Le viol d’une intimité, la première pierre d’une légende, une statue de boue moulée par des mains inexpertes d’après un modèle aperçu du coin de l’œil. » Elle est de la lignée de la Kathleen Ferrier célébrée par Yves Bonnefoy, une (re)composition de trois divas d’exception – Maria Callas, June Anderson et Eleanor Steber – mâtinées de la Carlotta de Vertigo. Un rêve de femme, « monstre sublime », muse d’elle-même, incarnation dadaïste – « l’art d’aujourd’hui réside dans la volonté et le geste de l’artiste » – qui rappelle aussi bien « la fuite éperdue » de Nadja, la Castiglione fantasmée par Nathalie Léger dans L’Exposition (POL, 2008) qu’Anna de Jakuta Alikavazovic (La Blonde et le bunker, L’Olivier, 2012), ces femmes prétextes à des enquêtes romanesques. Comment faire de sa vie une « extase » permanente, n’être jamais otage de ses désirs, ni des carcans sociaux ? « Qui n’a jamais eu envie de disparaître ? D’effleurer d’autres vies, de goûter l’absolue liberté que seuls connaissent vraiment les morts et les fous ? »

Alors Carlotta se laisse inventer dans ce roman puzzle, se laisse dire au travers des mots des autres avant de prendre la plume, tenant son journal de bord sur le Paris, le paquebot qui la ramène à New York. Sur cette prison flottante, elle est « à l’image de la terre, traversant le vide infini de l’univers » « à cette différence que le bateau, lui, finirait par accoster ». Se dire n’est pas si simple : « Je ne peux que disposer des fragments de vérité sur un même plan et les observer jusqu’à ce que leur ordre m’apparaisse et que je parvienne à les assembler. (…) Du réel nous n’avons que des représentations fragmentaires et biaisées par la configuration de notre esprit à nul autre pareil. Je peux adopter la vision que l’encre a figée dans le papier sans pour autant prétendre qu’elle est la seule vérité : il s’agit là d’un système ni plus ni moins fiable qu’un autre. C’est le mien, voilà tout. (…) Hélas, il n’est pas toujours possible de choisir une vérité. »

En anamorphose permanente, Carlotta devient Miranda Calder, cantatrice dans la pièce de Shawn O’Neal, Un premier baiser d’avril est à moi, donnée à New York en avril 1937. Une nouvelle incarnation tel un éclairage ironique des « zones d’ombre » de celle qui a « échoué à vivre parmi les hommes » et dont l’identité ne peut être cernée que par la fiction. Comment être autrement celle que tous avaient fantasmée ? Comment échapper à sa propre destruction ?

Fanny Chiarello est fascinée par les disparitions et les fugues ; de même que Carlotta change de tessiture, de rôles, d’identités, l’écrivain refuse d’être cataloguée. Carlotta figure tous les tropismes et les échappées des textes antérieurs de Fanny Chiarello : la cantatrice incarne, dans son indéfinition rayonnante, les lignes de fuite et les obsessions de son œuvre – la tentation de disparaître, la fiction comme refuge, l’opéra, et ces jeux de miroir constants entre le réel et l’imaginaire que Carlotta nomme ses « paysages mentaux habituels ».

Fanny Chiarello, Une faiblesse de Carlotta Delmont, Éditions de l’Olivier, 2013, et Points, 2014, 182 p., 6 € 30