Thomas B. Reverdy : Panic in Detroit (Il était une ville)

Thomas b. Reverdy 2013 © Christine Marcandier

« Je n’ai pas mis très longtemps à choisir la région qui servirait de décor à mon livre et notamment la ville de Detroit, dans le Michigan, qui est une vraie ville internationale, une ville remplie d’asphalte et de métal rouillé, une ville avec des gratte-ciel, des avenues qui n’en finissent pas et toutes ces choses qu’on trouve dans n’importe quelle ville américaine comme New York ou justement Detroit qui est une ville aussi moderne que New York ou Los Angeles, en tout cas aussi riche d’un point de vue romanesque – beaucoup plus pauvre en vérité depuis son déclin industriel mais la ville parfaite, ai-je supposé, pour placer le décor d’un roman », écrivait Tanguy Viel dans La Disparition de Jim Sullivan (Minuit, 2013), plaçant son intrigue dans cette « ville pleine de promesses et de surfaces vitrées », après l’avoir fantasmée, sans s’y rendre.
« La forme d’une ville/Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », écrivait Baudelaire face au Paris moderne. Et c’est bien une disparition qu’observe Thomas B. Reverdy dans Il était une ville, celle de Detroit, incarnation urbaine et parabole d’une fin.

Thomas B. Reverdy a d’abord rêvé de Detroit autour d’un livre de photographies, signé Yves Marchand et Romain Meffre, Les Ruines de Detroit, et ne s’y est rendu qu’une fois l’écriture de Il était une ville achevée. L’écrivain fait de Detroit non seulement le cadre mais le personnage même de son roman. Il plonge dans le déclin de l’un des lieux les plus emblématiques de notre modernité, en ce qu’il est un symptôme. « Il y a quelque chose de plus, quelque chose de spécial ici. Le parfum de la Catastrophe est dans l’air », « on a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue ».

Il était une ville se déroule en 2008, année charnière, celle de la crise des banques d’investissement, des bourses et de l’économie mondiale, celle, pour Detroit, de la faillite de l’industrie automobile qui avait fait sa richesse et sa gloire. Taylor est cité dès l’épigraphe du livre : « Certes, ce Taylor était le plus génial des anciens. Il est vrai, malgré tout, qu’il n’a pas su penser son idée jusqu’au bout et étendre son système à toute la vie. » La phrase signée Eugène Zamiatine qui ouvre Il était une ville est reprise dans les dernières lignes du roman, matérialisation d’un cercle vicieux : tout procède d’un même système, la contre-utopie pensée par Taylor : il ne s’agissait pas seulement pour lui d’organiser le travail à la chaîne mais de régir le quotidien des travailleurs, la forme même de la ville dans laquelle ils évolueraient. Et le déclin de Detroit signe la faillite de ce système, qui se délite comme une tornade.

« Les gens perdent leur boulot, déménagent, dans le meilleur des cas ils suivent leur entreprise. La plupart des vieux travaillaient dans l’automobile, et la plupart des jeunes dans l’immobilier. Alors le vent froid les emporte. La voiture et la maison. C’est tout le XXe siècle qui fiche le camp comme un courant d’air. » 
« Ce qui était admirable dans le « système de Taylor » promu par l’Entreprise, c’était sa perfectibilité infinie. À la manière d’un exploit sportif sans cesse à améliorer, il y avait toujours un après. Le record établi n’était que le nouveau score à battre. Le système générait son propre espoir comme une machine à fabriquer du paradis à portée de main ». Jusqu’au moment où le système s’enraye.

Du Nous autres (1920) de Zamiatine cité en exergue, Thomas B. Reverdy a gardé un prénom (Eugène) et surtout l’Intégral, qui n’est plus un vaisseau spatial mais « une sorte d’aboutissement du système de Taylor », la « plateforme ultime », « une structure de véhicule, une sorte de matrice qui contient le dénominateur commun d’une série de voitures. Celle-ci devait pouvoir se décliner en une douzaine de modèles différents, du coupé au pick-up, serait produite en même temps sur trois continents, pour des dizaines de pays où elle prendrait des formes et des noms adaptés à tout un tas de spécifications culturelles préalablement décortiquées ».
Eugène arrive à Detroit « en septembre 2008, à la veille de la crise », chargé par l’Entreprise de mettre en place l’Intégral. L’ingénieur français découvre une ville en faillite, terrains en friche, maisons à l’abandon, « une masse inquiétante de géants endormis de pierre et d’ombre ».

il-etait-une-ville« Bien sûr, il avait déjà entendu parler du déclin de Motor City », mais il va vivre la crise de l’intérieur, comprenant rapidement que le projet automobile pour lequel on l’a fait venir n’est qu’un leurre, une ultime spéculation. Traverser la ville lui donne « le sentiment de contempler un paysage qui tenait à la fois du film catastrophe, du cauchemar et de la science-fiction ». La ville se déploie à travers plusieurs focales romanesques, comme de « petits points » qui finissent par tisser « un motif » : Eugène, son travail qui n’a plus de sens, son amour naissant pour Candice, « la fille au rire brillant et rouge » ; le lieutenant Brown qui enquête sur des disparitions d’enfants, même si le maire comme la presse se désintéressent des dossiers du Precinct 13 ; Charlie, douze ans, qui part justement dans la Zone, sa grand-mère Georgia qui le cherche en vain. Ces destins juxtaposés, parfois en écho, figurent le « temps qui s’est écoulé différemment pour chacun, sur des lignes comme parallèles du même univers. À chaque seconde, autour de nous, des destins se jouent sur des rythmes qui s’ignorent, en aveugle les uns des autres ». Tout dit « la Catastrophe », la ville en crise, sa déliquescence et sa beauté dangereuse, ses « quartiers entiers transformés en un nouveau Far West ».

« Il faut croire que la vie parfois est comme un roman, elle a besoin d’un inconnu pour la raconter » : on retrouve dans Il était une ville la fascination de Thomas B. Reverdy pour les disparitions, sa manière de lier crises collectives et intimes et ce roman pourrait être le dernier volet d’un triptyque centré sur « l’après » : les lendemains du 11-Septembre dans L’Envers du monde (2010), le Japon post-Fukushima dans Les Évaporés (2013). Avec Il était une ville, il explore la crise de l’american way of life dans un Detroit décimé par la crise des subprimes et sa nécessaire reconstruction à venir : « C’est la devise de la ville après tout. Speramus meliora, cineribus resurget« nous espérons des jours meilleurs et qu’elle resurgisse de ses cendres ». »
« C’est un tel terrain pour tout recommencer, Detroit, le monde qu’il nous ont laissé »
, un tel terrain romanesque.

Thomas B. Reverdy, Il était une ville, éd. J’ai lu, octobre 2016 (Flammarion, 2015), 7 € 20 — Lire un extrait