Aude Lancelin, Le monde libre : Renaudot 2016

S’il est un texte à retenir dans les prix littéraires décernés aujourd’hui, c’est bien Le Monde libre d’Aude Lancelin, Renaudot Essais 2016. Voici ce que Diacritik en écrivait il y a quelques jours.

Tout commence par un Avertissement, ce qu’est d’une certaine manière l’ensemble du Monde libre d’Aude Lancelin : une mise en garde adressée à une presse toujours plus muselée — par le poids des annonceurs sur le contenu éditorial, par les financiers qui possèdent les principaux titres, par la pusillanimité de quelques directeurs de publication et autres rédacteurs en chef aux ordres, par un pouvoir politique qui s’immisce lui aussi dans les colonnes du supposé quatrième pouvoir. L’avertissement est d’abord ici de ceux qui précèdent parfois les fictions : expliciter que cette fable et « les personnages » qui la composent sont bien réels, qu’il « n’est pas une phrase, pas un fait qui ait en quoi que ce soit été inventé ou même déformé ». Tout part d’une expérience, douloureuse, celle d’Aude Lancelin, directrice adjointe du Nouvel Observateur avant son licenciement en mai 2016 : « je fus acculée, puis liquidée ». C’est à partir de cette fin que le livre est écrit, mais il est moins un témoignage, ou pire une justification, qu’une charge contre les dérives du système médiatique français, il est une expérience ressaisie en signe.

Le Monde libre est d’abord une fable, le journal pour lequel travailla Aude Lancelin (L’Obs) devient L’Obsolète, l’un des joyaux de « l’ogre venu des télécoms » et « centres d’appel », « roi sardonique du haut débit », « personnage tentaculaire, dont le passé était notoirement trouble », un protagoniste de conte noir achetant, les uns après les autres, les grands titres de la presse française, son appétit ne connaissant aucune limite. Associé à deux autres investisseurs dans son entreprise de dévoration boulimique, l’un issu de la mode, l’autre de la banque, il achète une presse qu’il se vante par ailleurs de ne jamais lire… Le tout se passe sous le quinquennat d’un homme « élu un peu par accident en mai 2012 », un Président supposé de gauche mais de celle qui « avait de longues date les yeux de Chimène pour les tours de vis managériaux et les fascinantes sagas d’entrepreneurs high-tech que le Barbe-Bleue des télécoms incarnait entre tous ».

Le journaliste Les Français peints par eux-mêmes
Le journaliste, Les Français peints par eux-mêmes

Le décor est planté, cynique à souhait, vendu au capital, peu enclin à faire de la politique ou du journalisme selon des critères autres que le profit, l’efficacité en terme d’image, le pragmatisme et le trafic d’influence, accélérant un processus de déclin entamé depuis de longues années. Le lecteur reconnaîtra sans peine les noms des principaux protagonistes de cette fable des temps modernes et médiatiques, construits par décalage terme à terme (Claude Rossignel, « Cyrano des Sanibroyeur » ; Jean Joël, ancienne gloire des colonnes devenu courtisan sinueux, etc.). Mais ces jeux onomastiques sont signifiants et pas seulement ludiques, symptômes d’un monde dans lequel les mots perdent leur substance, s’évident et peuvent signifier leur exact contraire : les perdrix deviennent des rossignols et les lunes des croissants comme la gauche se rapproche dangereusement de la droite. Tout est dit dans le nom donné à l’ex journal d’Aude Lancelin : certaines valeurs semblent devenues obsolètes, dans ce « régime de mystification généralisée », un système de « double pensée » comme le nommait Orwell, cité au chapitre 14.

Le propos est sans ambages et le constat extrêmement lucide : le journalisme d’idées, libre de brasser concepts et réflexions émancipées de tout joug, est une menace pour le pouvoir politique en général et l’ascension professionnelle et sociale de beaucoup, il se doit d’être mis au pas, normalisé et rendu inoffensif. Une double force pèse sur lui, de l’extérieur (politique), de l’intérieur (les actionnaires majoritaires), si tant est qu’il soit possible de les distinguer tant est désormais patente la proximité entre les uns et les autres. L’Obsolète a ainsi pour fonction d’être le miroir d’un PS « en voie de putréfaction », les articles et unes de l’un accompagnant la chute inexorable de l’autre tout en alimentant « le mensonge que la gauche entretenait sur elle-même ».

Aude Lancelin décrit minutieusement rouages et coulisses d’un monde qui n’a pas beaucoup changé depuis la description méthodique qu’avait fait Balzac de l’univers médiatique dans Illusions perdues ou depuis la physiologie du journaliste par Jules Janin dans Les Français peints par eux-mêmes, à laquelle renvoie peut-être la phrase liminaire du chapitre 4 : « on ment beaucoup sur le métier de journaliste. L’un des plus honnis, et en même temps des plus enviés qui soient » quand le prince de la critique écrivait dans L’Encyclopédie morale du XIXè siècle, « de toutes les professions calomniées, celle-ci est la plus calomniée, la plus méconnue ».

Jules Janin le journaliste Les Français peints par eux-mêmes
Jules Janin, le journaliste (Les Français peints par eux-mêmes)

Tous les acteurs de cette comédie mondaine y sont : ce journaliste qui fait des va et vient de métronome entre la direction de Libération et celle de L’Obs (ici Laurent Môquet), le « philosophe Potemkine » spécialiste de Botul (imposture révélée en son temps par Aude Lancelin) devant lequel rampe la rédaction de l’Obs, les principaux acteurs d’un monde intellectuel vendu au pouvoir politique et financier — difficile de mettre ces mots au pluriel tant il s’agit d’une seule entité, un « petit carrousel d’influence ».

« Les patrons des trois plus grands hebdomadaires, « L’Obsolète », Le Point et Marianne, qui toute l’année faisaient mine de s’empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses, passaient tous leurs Nouvel Ans à festoyer ensemble. Tantôt dans l’hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés qui appartenait à l’un d’entre eux, tantôt dans leurs datchas respectives de la côte normande qu’ils avaient achetées à proximité tant leur symbiose était totale et ne s’embarrassait pas d’obstacles idéologiques.
Tous ces trafics s’effectuaient bien sûr à l’extinction des spots, dans le dos du public, qui, lui, croyait dur comme fer à l’authenticité de leurs incompatibilités, à leurs coups de colère simulés, à l’existence de courants d’idées opposant réellement les leaders médiatiques du pays. La chose était d’autant plus stupéfiante à remarquer dans le cas de Marianne, fer de lance de la dénonciation de « la pensée unique » depuis la fin des années 90.
La proximité entre tous ces personnages, lorsqu’elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n’était qu’une même nappe phréatique de certitudes communes, d’intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques, seulement pour les besoins du commerce, et l’amusement de la galerie. La réalité du milieu tenait dans cette promiscuité-là
 » (chapitre 5, p. 42-43).

Tout est aveuglement — la montée du FN dont on feint d’oublier qu’il s’agit d’un « parti réel, s’appuyant sur des forces populaires réelles, avec un candidat à l’élection présidentielle réel, et pas seulement un monstre de papier seulement bon à donner des frissons aux lecteurs du journal de Jean Joël », réveil difficile en 2002, avant de passer à la phase déploiement de tapis rouge et déjeuners à Montretout —, petits arrangements avec les idées et glissement vers une droite de plus en plus décomplexée, dont l’itinéraire d’un autre pseudo philosophe médiatique est le symbole. Le portrait de ce « penseur pour chaînes d’informations déchaînées », harceleur de rédactions par téléphone, siégeant désormais à l’Académie française d’où il pontifie, en pythie décatie, sur le déclin de la langue française voire d’une civilisation (rien n’est jamais trop grand quand il s’agit, d’abord, d’ego) vaudrait à lui seul la lecture du Monde libre.

livre_affiche_493Le livre d’Aude Lancelin passe les dernières décennies au crible de son regard distancié et lucide, aigu, s’attardant sur quelques épisodes particulièrement symboliques, qu’ils relèvent de la vie du quotidien obsolète ou d’une sphère plus collective, comme l’attentat à Charlie Hebdo, l’énorme manifestation du 11 janvier 2015 ou le mouvement Nuit Debout. On peut être circonspect face à certaines analyses — la défense d’Emmanuel Todd et de sa grille de lecture du 11 janvier, celle de Michel Onfray — mais la majorité d’entre elles ont le mérite immense de dénoter dans le concert tiède joué par la majorité des médias (ce qui a coûté sa place à la déconcertante Aude Lancelin) et de replacer la réflexion et les idées au centre du débat. L’autre qualité du livre est d’éviter de sombrer dans le règlement de compte, son licenciement étant analysé par la journaliste comme un symptôme, un de plus, d’une crise plus large, celle du monde politico-médiatique, un univers de l’avoir et non de l’être, du faire savoir et non plus du savoir.

C’est ainsi que ce livre échappe à une autre menace, celle de la publication de circonstance : Le Monde libre est pleinement une analyse d’un moment inquiétant pour la vie des idées, pour l’indépendance nécessaire des médias, le refus d’un aveuglement dont les conséquences pèseront dans les décennies qui viennent. « De toutes parts le temps semblait hors de ses gonds », écrit Aude Lancelin, mais le monde qu’elle dépeint, tout de bassesses, courbettes et petits arrangements entre amis, est loin de la grandeur tragique de la scène shakespearienne, quand bien même cette dernière dévoilait déjà de bien bas personnages. Lorsque l’histoire se répète, c’est souvent dans sa version caricaturale, il n’est qu’à relire Benjamin.

La presse doit (et peut ?) être ou redevenir un contre-pouvoir, c’est le sens de l’avertissement que veut être ce livre : retrouver « de vraies phrases, pour mener de vrais combats, dans des journaux véritablement habités, qui ne soient pas de simples décors de théâtre, occultant de déshonorantes coulisses ». On est loin de la fiction, pleinement dans un théâtre consternant à force de ridicule, dont Aude Lancelin dévoile — et c’est salutaire — la mécanique implacable, celle d’une servitude volontaire. Après lecture du « monde libre » tel que le conçoit l’empereur de Free, adjectif antiphrastique et nom commun faisant signe vers le titre d’un des journaux de son empire, reste à espérer l’avènement d’un monde médiatique libéré, auquel contribue cet essai incisif d’une journaliste qui refuse de rester dans la horde (« même parmi les journalistes qui comprenaient la situation, rares étaient ceux qui s’aventuraient à en fournir le saisissant tableau »).

Ce « saisissant tableau » est désormais en librairie. Il reste à espérer que la très large place qui lui est réservée dans la presse ces derniers jours ne soit pas un énième exemple d’autocritique en surface — se donner des apparences de vertu tout en poursuivant en sous-main son petit trafic — ou une occasion inespérée de taper sur L’Obs (comme dans Le Point) mais une prise de conscience éthique, notion cardinale du journalisme, malmenée voire étouffée par beaucoup. Nul doute que le prix Renaudot Essais que vient de recevoir ce livre aidera ce message essentiel à se diffuser.

Aude Lancelin, Le Monde libre, éd. Les Liens qui libèrent, 2016, 234 p., 19 € (10 € en version numérique)