Pierre Bayard : les écrivains au pouvoir ! (Le Titanic fera naufrage)

Pierre Bayard © Christine Marcandier

s’arrêtera donc Pierre Bayard ? Au terme de son nouvel essai critique et paradoxal, le voilà qui nous propose l’association d’écrivains à la gestion des affaires publiques. Ce qui placerait évidemment la littérature et ses enseignements au cœur même de la gouvernance. Proposition assez folle et peu platonicienne mais qui se soutient chez le critique de preuves et d’arguments tous impressionnants.

Qu’invoque Bayard à l’appui de sa thèse ? Le fait qu’au cours du dernier siècle et jusqu’à nos jours différents romans ont anticipé sur des catastrophes considérables qui se sont produites et qu’ils les ont prévues parfois jusque dans le menu détail. Et, du coup, plusieurs de celles-ci auraient pu être évitées comme le démontre Le Titanic fera naufrage, qui vient de paraître. Annoncé par plusieurs récits antérieurs, le naufrage de ce bateau de légende est emblématique à cet égard, comme l’est aussi mais autrement la destruction aérienne des tours jumelles en 2001.

On reconnaîtra ici la fascination qu’exerce sur Bayard le télescopage des temps et des époques et tel que maints auteurs tantôt par un travail rationnel de prédiction et tantôt par un acte plus instinctif de prémonition ont, dans leurs fictions, annoncé ce qui allait advenir. Et les exemples sont si flagrants et si convaincants que les esprits sceptiques ne pourront invoquer de purs hasards ou de belles coïncidences.

C’est que le critique peut ici appeler à la rescousse une artillerie littéraire lourde, où l’on trouve, au rayon de la science–fiction (Bayard ne prononce pas le mot), Verne et Wells et, au rayon de la fiction politique, Kafka, Werfel et Houellebecq. L’exemple de ce dernier ne manque pas de saveur : non content d’anticiper dans Plateforme sur l’attentat de Bali qui voit des terroristes islamistes détruire un lieu de tourisme sexuel un an après la publication du roman, Houellebecq publie son Plateforme deux semaines avant que n’ait lieu le coup de force inouï du 11 septembre 2001 à New York… Mais, quant à ce dernier spécifiquement, c’est un auteur américain de best-sellers, Tom Clancy qui, dans Dette d’honneur, cinq ans avant la destruction du World Trade Center, imagina un attentat contre le Capitole de Washington provoqué par le détournement d’un très gros avion de ligne. Et Bayard d’imaginer insidieusement un Ben Laden lisant le roman américain et s’exclamant « voilà ce que je dois faire » avant de s’y employer dans les grandes largeurs. Mais, comme tout s’enchaîne avec les romans prédictifs, Houellebecq de son côté vient de nous donner un Soumission projeté vers l’avenir et imaginant l’émergence en France par la voie démocratique d’un parti de l’Islam. Ce qui autorise notre critique à voir dans le romancier un homme de réflexion qui ne prédit pas dans le vide mais se livre, s’agissant de politique et de djihadisme, à l’examen sérieux des situations présentes aux fins d’envisager des événements à venir.

Le Titanic fera naufrageC’est cependant l’affaire du Titanic avec ce qu’elle a d’aberrant (le nombre insuffisant de canots de sauvetage qui fut prévu, par exemple) qui scande tout le volume, Pierre Bayard parsemant sa démonstration d’inserts en grasses ou en italiques consacrés à deux grands prédicteurs du fameux naufrage, l’écrivain US Robertson et le journaliste anglais Stead. On retrouve également dans le dispositif essayiste mis en œuvre l’habitude bayardienne de noter les exemples utilisés. Ainsi Futility de Robertson obtient un AJ ++, c’est-à-dire « anticipation juste avec haute précision ». Ces petits jeux charmants rappellent l’esprit ludique qui a toujours présidé chez Bayard à des démonstrations par ailleurs consistantes. On appréciera aussi que, dans le volume, soient invoqués des exemples cinématographiques (Rêves de Kurosawa qui, en certaines de ses parties, anticipe sur Fukushima ou encore La Chinoise de Godard qui peut se voir comme un pré-Mai 68). Et Bayard revient ici à l’un de ses grands thèmes méthodologiques, celui d’une histoire littéraire et artistique, « une histoire qui ne serait plus fondée sur une conception linéaire de la temporalité, mais sur une vision en vrille […], grâce à laquelle les œuvres, situées au point de rencontre des traces du passé et des éclats du futur, pourraient compléter par leur connaissance du monde les expertises sur lesquelles s’appuient, de manière insatisfaisante, ceux qui ont en charge notre destin. » (p. 159)

Beau programme tant pour l’art que pour la politique, mais on ne sache pas qu’il soit déjà mis en application, que ce soit dans les facultés où au sein des cabinets ministériels. Cela viendra bien un jour ou l’autre… En attendant, nous lirons Pierre Bayard avec attention pour découvrir dans son magnifique essai l’évocation de romans que nous ignorions ou presque, tels le Nous autres (1920) du Russe Zamiatine, qui a prédit la venue de régimes communistes déshumanisants façon Allemagne de l’Est ou Khmers rouges, ou les 40 Jours de Musa Dargh de l’Autrichien Franz Werfel, roman de 1933 qui évoque le génocide arménien de 1915 mais comme s’il préludait à l’extermination des Juifs orchestrée par les nazis. À propos de quoi, on méditera sur la fameuse « Loi de Murphy », ici rappelée et qui nous apprend qu’en bien des domaines « tout ce qui est susceptible de mal tourner, tournera nécessairement mal ».

Pierre Bayard, Le Titanic fera naufrage, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2016, 176 p., 16 € 50 — Lire un extrait