i.m. Pierre Autin-Grenier
pour Robert Guyon
& Olivier Chaudenson
Je fixe ces images. Elles sont prises dans le temps. Tout cela est très loin, comme est loin de moi l’écriture. Elle ne reviendra peut-être plus, me dis-je. Elle m’a abandonné. Quels que soient mes efforts, je n’écrirai peut-être plus. Puis malgré tout une fois encore j’y reviens. Si la vida te da limones, haz limonada.
Une fois encore j’y reviens, j’y viens, car jamais je n’ai su décrire les causes de mon attachement à ce pays adopté à la fin de mon adolescence, venu d’une Europe où je me sentais à l’étroit, jamais sauf incidemment je n’ai pu en décrire les paysages, ces lieux où j’ai passé l’essentiel de ma vie.
Si je ferme les yeux pour revoir dans leur lumière d’alors les images qui m’ont fondé, fécondé & conduit jusqu’à ce point impensable du temps d’où je me penche à présent sur ma vie, c’est à l’adolescence que je retourne, lorsque j’avais quitté sur la foi éblouie d’un livre la houille des hivers, le ciel plombé de l’enfance, et trouvé dans cette vaste vallée sous les volcans la multitude, la couleur, l’aridité qui cure & cautérise. J’ai aimé comme un nouveau sol natal cette terre qui se craquèle sous le plomb du soleil, que le vent de mars soulève en colonnes de poussière.
Une fois encore je reviens sur ces bords de routes sans fin, loin des villes, entre les rares stations d’essence autour desquelles se construisent et s’agglutinent des villages, où j’ai vu les hommes qui marchent vers leur travail sur les chantiers ou dans les champs.
À l’automne 2008, j’avais accompagné Didier Morin et Joaquim Plossu pendant quelques jours sur le tournage du film Un autre voyage mexicain, que réalisait Didier sur les traces de Bernard Plossu venu dans ce pays à vingt ans, en 1965, une douzaine d’années avant que je m’y installe, et dont il avait rapporté son célèbre Voyage mexicain[1] ; du Mexique, il dira ensuite y avoir trouvé « son œil », et précisera : « C’est ce que l’on voit sans regarder qui apprend à voir. »[2]
J’avais donc conduit Didier et Joaquim qui saisissaient quotidiennement dans la boîte noire de leur road movie certains des lieux hantés par le Consul de Malcolm Lowry, à Cuernavaca & Tepoztlán, où nous nous étions restaurés sur le marché de quelques quesadillas de huitlacoche, champignon noir du maïs que j’avais fait découvrir à Joaquim. Connaissant dans l’intimité l’éloignement – Angélica était à Wellington, mes fils Mathieu & Juan Angel à Lyon et Londres respectivement –, j’avais surmonté mon appréhension à l’idée d’envoyer à un grand photographe des photos amateur, et pris deux ou trois instantanées digitales pour documenter cet itinéraire, que j’avais fait parvenir sans le connaître à Bernard Plossu, dans la seule intention de lui donner des nouvelles de son fils. À ma surprise, il m’a proposé en réponse soixante-huit photos inédites de son troisième ou quatrième voyage mexicain, en 1981, que j’ai entrepris de légender obliquement, à la première personne – car j’y étais, même si nous ne nous y sommes jamais croisés.
Je reconnais certains de ces lieux. D’autres sont des archétypes de scènes vues ailleurs, que l’on retrouve sur tout l’altiplano mexicain. Une fois encore j’y viens & reviens.

Je suis au pied des tours. Au pied du mur. Au bord du continent.
Vers 1850, âgé de 22 ans, Jules Verne entreprend son premier texte romanesque, Un drame au Mexique, à la Bibliothèque de Nantes, où il en donne cette description : « Le Mexique est caractérisé entre toutes les contrées du globe par l’étendue et la hauteur du plateau qui en occupe le centre. La chaîne des Cordillères, sous le nom général d’Andes, traverse toute l’Amérique méridionale, sillonne le Guatemala, et, à son entrée dans le Mexique, se divise en deux branches qui accidentent parallèlement les deux côtés du territoire. Or, ces deux branches ne sont que les versants de l’immense plateau d’Anahuac, situé à deux mille cinq cents mètres au-dessus des mers voisines. Cette succession de plaines, beaucoup plus étendues et non moins uniformes que celles du Pérou et de la Nouvelle-Grenade, occupe environ les trois cinquièmes du pays. La Cordillère, en pénétrant dans l’ancienne intendance de Mexico, prend le nom de « Sierra Madre », et, à la hauteur des villes de San-Miguel et de Guanaxato, après s’être divisée en trois branches, elle va se perdre jusqu’au cinquante-septième degré de latitude nord. » Cent-quinze ans plus tard, Bernard Plossu, âgé de vingt ans et armé d’un petit Kodak Retina, arrive sur ces lieux et en tire Le Voyage mexicain, qui fera date dans l’histoire de la photographie. En 1981, lors d’un autre voyage, il prend ces soixante-huit photos qui resteront plus de trente ans inédites. C’est de ce matériau que je dois partir, sans illustrer ni décrire, car les photos parlent seules, n’ont nul besoin de mon commentaire, l’éloignent même. C’est dans leurs marges que je dois poser mes mots, venus d’un autre siècle depuis lequel je me penche dans une sorte de vertige froid sur cette époque où je commençais à peine à déchiffrer la réalité complexe qu’explorent ces photos dont le naturel fait la force.
Au pied du mur de ce texte. Retour à Ground Zero. Toutes ces voix qui murmurent leurs mots de passe. Nous étions là, sur ces photographies, au bord du continent, entre deux océans. Mais rien ne passe ni ne s’efface.
Cela fait cinq ans que je cherche à écrire dans les marges de ces photos dont je bats régulièrement tel un jeu de cartes les figures comme ressuscitées d’un film ancien, revenues revenantes, que je frôle à nouveau & chaque fois, ainsi que tous ces lieux traversés, ombres & regards croisés – la profondeur d’ombre de ces regards au fond desquels brille toujours comme dans un lac de montagne sur l’altiplano, où se raréfie l’oxygène, l’ultra-violet d’un scintillement ! – tous ces regards & silhouettes & lieux croisés que je frôle sans parvenir encore – y parviendrai-je jamais ? – à en extraire l’essence de mon attachement pour ce pays depuis si longtemps, trente-cinq ans déjà que j’y suis venu.


Une fois encor j’y reviens, j’y viens, chassé vers le sombre sottobosco de Dante, mais il faut savoir, ne jamais oublier qu’on reviendra aux couleurs, aux bleus & verts des amants de l’eau & des plantes naissantes, de l’innocence volée d’avant le sperme, qui perdure au fond de la grande vallée, Green Isle of the Great Deep, loin des selvas oscuras. J’ai aimé, en arrivant ici à la fin de mon adolescence, l’aridité de cette terre saisie sous un soleil qui fend & craquèle le sol. J’avais quitté la houille & la suie des hivers, le fog, les foules, les longues files d’attente, les ciels plombés de Londres, pour vivre dans un livre. Dans la grande vallée j’y vais, j’y suis, j’y vis. C’est une sorte d’altiplano encerclé de formations géologiques anciennes où se côtoient & s’équilibrent en vastes plages formes & couleurs vivantes, joyeuses, dont on est parfois chassé sur le versant des larmes vers l’ombre du sottobosco d’où il faut pourtant savoir que l’on revient, si l’on a la patience d’attendre leur retour, vers les bleus, les jaunes & verts des amants de l’eau & des plantes, loin des larmes, dans l’innocence volée d’avant le sperme, la mort, la nuit.
« Entre le port d’Acapulco et la ville de Mexico – poursuit Jules Verne –, distants l’un de l’autre de quatre-vingt lieues, les mouvements de terrain sont moins brusques et les déclivités moins abruptes qu’entre Mexico et la Vera-Cruz. Après avoir foulé le granit qui se montre dans les branches voisines du grand Océan, et dans lequel est taillé le port d’Acapulco, le voyageur ne rencontre plus que ces roches porphyriques, auxquelles l’industrie arrache le gypse, le basalte, le calcaire primitif, l’étain, le cuivre, le fer, l’argent et l’or. »
Au bord du continent. Entre deux océans. Ground Zero, au pied des tours absentes, sur leurs empreintes. Rien ne passe ni ne s’efface.
Cet arbre seul sur le bord de la route. Ces routes sans fin, sur les photos que prend Bernard Plossu dans le nord du pays, quinze ans après son premier voyage. Dans la grande vallée j’y vais, j’y suis, j’y vis. Vallée où formes & couleurs s’équilibrent en vastes plages alluvionnaires préjurassiques, avec leur terreau de débris d’os humains & animaux que dut recouvrir au fil des siècles un fouillis de feuillages, épais tapis d’humus sur les prés. C’est une vallée dont on est parfois chassé vers le sottobosco de la vallée des larmes, celui de Dante, au-delà du cirque de cierges minéraux qui entoure Tepoztlán & sa couronne de pueblos mágicos, dans l’un desquels j’ai édifié une cabane sur un petit terrain où je cultive cinq caféiers et espère construire bientôt la maison que je destine à mon petit-fils Clément. C’est peut-être celle-ci, la Grande Vallée de Joan Mitchell, dont on espère sa vie durant constituer un lieu habitable pour les beaux jours…
Une fois encor j’y reviens, j’y viens. Dans le road movie qu’écrivait Plossu avec ces images fixes baignées d’une lumière verticale devenue grise & blanche sur ces clichés, dans ce road movie qu’il avait commencé d’écrire dès les années 60 de l’autre siècle aux côtés des poètes beats californiens, les véhicules de toutes sortes & fortunes marquent le temps plus qu’aucun autre signe visible.
De cette saison des pluies inhabituelle (car il n’y pleut que de loin en loin), de cet été mexicain qui marque le premier anniversaire déjà de mon retour dans ma maison sous les volcans, et dont la stérilité me rappelle si fort celui de 2002 où je prenais avec difficulté, cloîtré à New York dans mon appartement face au bras de mer qu’on appelle East River, des notes espacées que j’ai ensuite rassemblées sous le titre Saison sèche, quoiqu’une humidité étouffante ait entouré leur écriture, ne surnagent pour l’instant que deux fragments ébauchés dans mon carnet rouge de marque Bambú papel, entamé ici au mois d’avril, que je vais m’efforcer de transcrire & corriger afin de sauver ce qui peut l’être.
Puissent ces notes lancées comme des ponts de lianes entre trois saisons sèches (1998, 2002, 2009), constituer l’amorce du livre dont il me faut entreprendre d’assembler enfin les matériaux composites réunis depuis une dizaine d’années dans un classeur bleu qui porte ce titre provisoire : Lament for Jerusalem. » La dernière de ces saisons sèches dure encore, j’y suis toujours, deux ans après cette note dont je croyais qu’elle en marquerait la fin.
Il y avait eu cependant un premier départ, cette note : « J’ai passé trois ans hors du monde, dans un trou. Sans couleur, sans lumière ni musique. Le premier jour de décembre de l’an de grâce 2010 – date que je dois considérer comme symbolique – mais de quoi ? – ou à tout le moins significative, je suis remonté à la surface, j’ai revu enfin la lumière du monde. Tel est l’un des éléments de la trame, peut-être le fil principal du récit que je dois entreprendre, ce jeudi 2 décembre 2010 à Mexico, entreprendre par précaution, à titre préventif, pour ne jamais plus courir le risque de retomber dans ce trou au fond duquel j’ai failli perdre la raison et la vie même. »
Ground Zero. Au pied des tours, sur leurs empreintes. Toutes ces voix qui reviennent & murmurent leurs Schibboleths. Etait-ce nous sur ces photographies. Toutes ces voix qui remontent et la nôtre perdue en elles, confondue. Au bord du continent, entre deux océans. De New York je vois soudain Mexico.
Une fois encor j’y reviens, car les routes qui traversent tant de ces photos racontent mon histoire. J’y reviens après m’être longuement enfermé à la Bibliothèque publique de New York pour tenter de mettre au net le carnet Rouge & Noir 2009-2010, de marque Quitman, dont l’étiquette en japonais et le prix ($2.40) me semblent aujourd’hui énigmatiques, voire incongrus – où l’aurais-je acheté ? –, afin de constituer de ces lambeaux anciens qui ont suivi mon retour au Mexique en 2008 le texte promis à Gilles Collard pour la revue Pylône. Il m’avait dit : début juin ; j’ai dépassé ce délai, le temps presse. Una crisis de lucidez me despierta a las 5 de la mañana. Je fixe ces images. Elles sont prises dans le temps. Tout cela est très loin, comme est loin de moi l’écriture. Elle ne reviendra peut-être plus, me dis-je ; elle m’a abandonné. Quels que soient mes efforts, je n’écrirai peut-être plus. Puis malgré tout une fois encore j’y reviens. Si la vida te da limones, haz limonada. Sur ces bords de routes sans fin, loin des villes, entre les rares stations d’essence autour desquelles se construisent et s’agglutinent des villages, j’ai vu les hommes qui marchent vers leur travail sur les chantiers ou dans les champs.


Il me faudra faire un jour le récit de mon retour de ma lointaine Jérusalem, Hiruharama blottie dans la gorge de la rivière Whanganui, en Nouvelle-Zélande, de ce retour en apnée & cette arrivée en septembre 2008 dans un pays qui avait été le mien, qui demeurait l’un des miens, mais soudain en état de guerre civile, celle que livrent contre les seigneurs de la drogue l’Armée & la Police, l’État lui-même par conséquent, quoiqu’un bon nombre de victimes n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre camp. Et aboutir à une autre Jérusalem, celle que se divisent aujourd’hui Israël & Palestine. Dans cette nouvelle saison fantasque & fantasmatique où la pluie, en quelques grosses averses, est venue trois mois avant la date normale, je relis les premières pages de ma Jérusalem abandonnée et me dis que décidément je ne puis travailler que par à-coups, lorsqu’une ou plusieurs circonstances extérieures et mon état chimique intérieur coïncident à m’y pousser comme en d’intimes retranchements & fortifications.
Tous ces mots murmurés remontent dans nos nasses, et rien ne passe ni ne s’efface. On s’efforce de rester là, à l’affût. Le territoire de mes rêves est cette ville double, New York & Mexico, où je m’oriente les yeux fermés, où je sais toujours où je suis, où je vais. J’habite cette ville double, au pied des tours.
Une fois encor j’y reviens, j’y viens, j’y retourne. Dans la grande vallée j’y vais, j’y vis, j’y vois. C’est une sorte d’altiplano encerclé de formations géologiques anciennes où se côtoient & s’équilibrent en vastes plages joyeuses formes & couleurs vivantes, dont on est parfois chassé sur le versant des larmes vers l’ombre des sous-bois. Que la route de Jérusalem est longue !
« Les deux voyageurs étaient parvenus à une petite éminence – écrit encore Jules Verne dans ce bref premier roman, Un drame au Mexique –, largement ombragée de palmiers à éventail, de nopals et de sauges mexicaines. A leurs pieds s’étalait une vaste plaine cultivée, et toute la luxuriante végétation des terres chaudes s’offrait à leurs yeux. Sur la gauche, une forêt d’acajous coupait le paysage. D’élégants poivriers balançaient leurs branches flexibles aux souffles brûlants de l’océan Pacifique. Des champs de cannes à sucre hérissaient la campagne. De magnifiques récoltes de coton agitaient sans bruit leurs panaches de soie grise. Ça et là poussaient le convolvulus ou jalap médical, et le piment coloré, avec les indigotiers, les cacaotiers, les bois de campêche et de gaïac. Tous les produits variés de la flore tropicale, dahlia, mentzelias, hélicantus, irisaient de leurs couleurs ce merveilleux terrain, qui est le plus fertile de l’Intendance mexicaine. » Le catalogue botanique que dresse ici le jeune Jules Verne, et qui est en dépit de certaines inexactitudes assez proche de la réalité, ajoutera au noir & blanc des photos de Plossu quelque touche de couleur.
La population des chats, à Mexico, dans mon quartier du centre-ville. Peu d’animaux sur ces photos de Plossu, à l’exception des chevaux, comme chez Malcolm Lowry, qui sont le pendant des automobiles et camions qui traversent si souvent ces photos.
J’entends toutes ces voix venues de la littérature qui murmurent des mots de passe, j’entends Melville, Woolf, Joyce, Kafka, Dostoïevski qui passent, ces voix basses qui passent, dans les rues de New York & Mexico.
Je ne peux travailler que lorsqu’une ou plusieurs circonstances extérieures et mon état chimique intérieur coïncident à m’y pousser comme en d’intimes retranchements & fortifications, ici & aujourd’hui la présence à la maison, pour une semaine, de mon fils cadet, dont l’absence le reste du temps, comme celle de mon fils aîné depuis bien plus longtemps hélas, peuple de vide cette maison où il a passé son enfance, où tous deux ont vécu ensemble avec nous lorsque Mathieu était au lycée à Mexico, cette maison que nous avons ensuite continué à construire jusqu’en 2009, très agrandie et d’autant plus vide ; ces orages & pluies inhabituels au mois d’avril, l’augmentation récente de ma dose de somnifères & d’insomnies, créent dans mon organisme une réceptivité nouvelle et bien sûr passagère aux accidents du monde, de mon monde intérieur aussi ; et à l’écriture même, à son flux. Lorsque j’ai lu hier soir dans les journaux l’annonce de l’assassinat de Juanelo, fils du poète Javier Sicilia et contemporain exact de mon plus jeune fils, qui porte en outre le même nom, lorsque j’ai appris l’assassinat de Juanelo et de cinq de ses amis aux mains d’un cartel de la drogue, j’ai éprouvé le désir de partir sur-le-champ – mais où aller ? Ceci est mon seul pays et je dois partager son destin.
J’avais quitté dans mon adolescence et sur la foi d’un livre la houille des hivers, le brouillard, les ciels plombés, et trouvé ici les foules, la multitude, la couleur, l’aridité qui craquèle la terre, le Soleil qui calme & cautérise, dans l’immense vallée sous les volcans. Un enterrement dans les rues frappées de soleil, quatre jeunes hommes de Santiago Tepetlapa portent mon cercueil jusqu’au porche du cimetière au bas de la rue, suivis d’un orchestre de cuivres municipaux qui joue la Canción mixteca et autres hymnes tristes & joyeux de mon pays. Mais il s’agit là d’un film ou d’un rêve, un film que nous avons vu se dérouler sous nos yeux dans une rue de Tlayacapan, Angélica & moi, cet enterrement dans le soleil qui m’a inévitablement rappelé celui de la mère de Meursault dans L’Étranger. Je voudrais en fait comme je l’ai toujours dit que mon corps soit brûlé et mes cendres éparpillées dans le jardin, sous les palmiers Cola de Pescado, ou remisées dans l’une des niches souterraines que j’ai fait creuser et cimenter il y a quelques années au pied des palmiers pour qu’y reposent nos chiens & Frances la blanche, notre vieille siamoise albinoïde.
Au pied des tours j’entends toutes ces voix venues des profondeurs, qui marmonnent les mêmes questions : d’où venons-nous, où vas-tu ? Depuis près de quarante ans je vis là, je cherche & j’écoute, une fois encor je retourne sur mes traces, j’y retourne & m’y perds.

Dans la grande vallée j’y vais, j’y suis, sur cet altiplano encerclé de formations géologiques anciennes où s’équilibrent & se côtoient de vastes plages de couleurs vivantes & joyeuses, dont on est parfois chassé sur le versant des larmes vers l’ombre des sous-bois, d’où il faut pourtant savoir & n’oublier jamais que l’on reviendra, si on a la patience & la force d’attendre leur retour, vers les bleus, les jaunes & verts des amants de l’eau & des plantes naissantes.
C’est peut-être le docteur Vigil, l’ami du Consul à Cuernavaca, que l’on voit marcher dans une rue et attendre sur le bord d’un trottoir, solennel avec sa veste sombre, sur deux de ces photos prises par Bernard Plossu il y a trente ans. C’est la vie autant que l’œuvre, c’est l’œuvre-vie avant l’œuvre, mais l’œuvre aussi bien sûr, qui chez Malcolm Lowry ont inspiré la façon dont j’ai mené mon existence, une œuvre pourtant sans laquelle – tel est le paradoxe – sa vie n’aurait pas lieu de nous intéresser. Car c’est bien entendu l’œuvre d’abord qui a orienté ma lecture ultérieure des quarante-huit années d’une vie de fuite et d’exils déchirants, qui, dès ma première lecture de Under the Volcano, a guidé la mienne à mon insu, sans que n’entre en jeu pour autant le moindre mimétisme, puisque j’ai cherché au contraire tout au long de ma vie à prendre le contre-pied de ce qui aura rendu celle de Lowry si souvent invivable : l’alcool, l’angoisse & l’impuissance créatrice auxquelles il s’est heurté dès sa jeunesse, et qu’il n’est pas donné à chacun de mettre à distance lorsqu’on éprouve la nécessité d’écrire tout en s’interrogeant sans cesse sur les raisons de cette nécessité, et qu’on la met en doute plus souvent qu’à son tour.
Au pied des tours. Retour à Ground Zero. J’entends toutes ces voix, New York & Mexico, toutes deux s’entretissent, tremblements de terre & attentats. Toutes ces voix étouffées, qui remontent & reviennent.
« Le plateau de Mexico est enfermé dans un immense carré de montagnes, écrit Jules Verne. C’est un vaste bassin ovale de dix-huit lieues de long, de douze de large et de soixante-sept de circonférence, entouré de hautes saillies, parmi lesquelles se distinguent, au sud-ouest, le Popocatepetl et l’Icctacihuatl. Une fois arrivé au sommet de ces barrières, le voyageur n’éprouve plus aucune difficulté pour descendre dans le plateau d’Anahuac, et, en se prolongeant dans le nord, la route est belle jusqu’à Mexico. A travers de longues avenues d’ormes et de peupliers, on admire les cyprès plantés par les rois de la dynastie aztèque, et les schinus, semblables aux saules pleureurs de l’Occident. Çà et là, les champs labourés et les jardins en fleurs étalent leurs récoltes, tandis que pommiers, grenadiers et cerisiers respirent à l’aise sous ce ciel bleu foncé, que fait l’air sec et raréfié des hauteurs terrestres. » Malgré quelques excès dans le catalogue de cette flore, tels les cerisiers, qui ne poussent pas ici, on croirait lire un récit de voyage, n’était que Jules Verne n’avait pas dépassé les vieux parapets de l’occident européen en 1850, et qu’il n’a d’ailleurs guère voyagé ensuite au cours de sa longue vie.

Le nom de ce carnet pourrait être « Santiago-Jérusalem », puisque c’est entre ces deux villages que je l’écris, que j’y travaille encore ce dimanche 22 novembre 09, en suspens toujours, et toujours entre deux chaises : Santiago Tepetlapa près de Tepoztlán au Mexique, Jérusalem en Nouvelle-Zélande, dans la vallée de la rivière Wanganui où je suis allé deux fois ces dernières années. Il se poursuivra aussi à New York où je me rends la semaine prochaine, ailleurs aussi bien sûr, mais il me plaît de le désigner ainsi, Santiago-Jérusalem – car aucun de ces deux toponymiques ne correspond en fait à celui qui vient à l’esprit lorsqu’on lit ces noms-là. Et tout cela rejoindra le manuscrit de Jérusalem en cours depuis quatre ans – neuf aujourd’hui.
Le même paysage. L’angle seul a varié. Je reconnais certains de ces lieux, d’autres sont des archétypes de scènes vues ailleurs, que l’on retrouve sur tout l’immense altiplano décrit par Jules Verne. Une fois encor j’y reviens, mais en tout instant j’y suis, j’y vais, j’y vis – même lorsque je suis resté longtemps éloigné de mon pays, à Stockholm ou Wellington, je n’ai jamais cessé d’y vivre, d’y penser, d’en rêver.
C’est sur ma vie donc avant tout que l’œuvre-vie de Malcolm Lowry aura fini par déteindre, sur l’orientation géographique qu’elle a prise, les lieux où elle s’est déroulée, ceux où je me suis d’abord rendu sur ses traces, Cuernavaca & Vancouver. Et si son œuvre proprement dite a joué un rôle dans ma conception de l’écriture, d’une écriture qui reflèterait ou réfléchirait la vie même de celui qui écrit plutôt que de chercher à en créer d’étrangères, ce n’est pas, je crois, à ses grands textes publiés, au premier rang desquels figure le Volcan, que je le dois, mais à mon étude de sa vie telle qu’elle s’est trouvée fixée presque à son corps défendant dans ses lettres & textes posthumes, inachevés ou mineurs, qui, quoique non négligeables ni méprisables, ne sont toutefois bien souvent qu’une transposition littérale de sa vie d’homme – pour reprendre la distinction qu’effectue Roger Laporte –, et n’accomplissent pas la transmutation qu’implique toute entreprise littéraire.
Au pied des tours, dans leurs empreintes. J’arpente ces rues dans le soleil d’automne émouvant et pense à Bob Goldstein, à Pierre Leloup, qui depuis peu ne sont plus là pour vivre ces instants, et me dis qu’un de ces jours à mon tour je n’y serai plus, que d’autres vivront cela à ma place. Mais rien ne passe ni ne s’efface.
En creusant sous la pluie d’été, ce 12 septembre 2009, lendemain du plus triste anniversaire, et peu avant celui de la mort de mon père qui chaque fois m’ébranle, un trou profond, étroit, de la largeur d’une boîte de chaussures, sous le balcon du jardin, à côté du figuier Obama, pour y enterrer Otago, petit chien beaggle aux yeux tendres, aux longues oreilles fauve, atteint d’un parvovirus incurable et euthanasié ce matin par le vétérinaire, je pensais à Jacob & Eurydice, pareillement enterrés dans ce jardin, Eury sous la jacaranda, Jacob entre celle-ci et le frêne – et me suis souvenu aussi de Verlaine, bâtard blanc à taches noires recueilli après l’arrivée de Jacob et atteint du même virus, dont le regard était celui, noyé d’absinthe, du poète. Cette maison et ce jardin ont déjà abrité, recueilli tant de deuils, d’inhumations d’animaux chers, qu’Angélica en désigne certaines parties comme holy ground, car il ne faut rien y planter, rien construire, comme sur l’empreinte des tours. Et je songeais aux anges du paradis des chiens, ces innocents qui veilleraient sur nous, près de nous, lorsque nos cendres reposeraient à leur tour près des rosiers et du petit palmier cola de pescado, près du mur – petit lorsque je l’ai planté, car aujourd’hui il dépasse d’une tête le mur d’enceinte.
C’est sur le chemin d’Atlixco, dans l’État de Puebla, où je pensais à Lautréamont le 27 septembre 2009, lendemain du 42e anniversaire de la mort d’Henri (et j’apprends que la veille de cette mort, le 25 septembre 1967, s’était suicidée aussi Lota de Macedo Soares, la compagne d’Elizabeth Bishop) – c’est sur le chemin de cette petite ville que nous étions passés, dans les années 90 de l’autre siècle, par Santiago Tepetlapa, village où s’était installé notre ami Miguel Ángel Huerta, mort lui aussi avant l’heure, et avions noté ce nom comme un talisman pour y revenir. Et nous y sommes revenus en effet pour trouver ce terrain où j’ai construit notre cabane, la maison de mes petits-enfants Ariane & Clément.
L’immensité. La vastitude. L’espace ouvert des possibles qui m’avaient manqué dans mon adolescence. C’est cet espace & cette immensité sans doute qu’immédiatement j’avais adoptés sur ce continent où dès les premières semaines de mon séjour j’ai décidé de me fixer – jetant ainsi les dés & l’amarre irréversiblement : il n’y a pas de retour possible après une telle traversée – sur ce haut plateau qui est aussi une vallée, la Grande Vallée de Joan Mitchell, puisqu’il est encerclé de montagnes beaucoup plus hautes encore.
Les rares stations d’essence, plus rares à cette époque, sont des points de repère & ralliement, aussi présents que le sont dans le paysage les volcans et les pyramides enfouies, recouvertes d’humus et de végétation, dont on perçoit partout la présence sans les voir.
Retour à la racine, au bord du continent, dans l’ombre des tours absentes. Toutes ces voix qui reviennent & murmurent leurs Schibboleths, est-ce nous sur ces photographies ? Toutes ces voix qui remontent et la nôtre perdue en elles, confondue.
Mais il me faut revenir en arrière. C’est après ma lecture fascinée du Volcan en 1976, que m’avaient simultanément recommandé deux de mes professeurs au Lycée français de Londres, Pascal Engel et Xavier Nouvel, qui pour des raisons que j’ignore à ce jour avaient dû m’estimer susceptible, à dix-sept ans, d’être réceptif à une telle œuvre, et qu’elle m’était en quelque sorte destinée comme à l’un des membres de la petite confrérie qui avait alors pris Lowry pour guide, phare dont le faisceau ne luisait encore que faiblement à cette époque, presque clandestinement, dans le canon de la littérature du XXe siècle, c’est grâce donc à cette lecture en quelque sorte initiatique que j’ai décidé sur-le-champ, mon bac en poche, de venir il y a trente-cinq ans au Mexique suivre les traces d’Hugh & de Geoffrey Firmin, d’Yvonne, du docteur Vigil, de Jacques Laruelle et de leur créateur, puis de m’y installer. C’est donc bien l’œuvre, à l’origine, mais très vite ensuite les ramifications de l’œuvre dans la vie, celle de Lowry et la mienne, qui m’ont conduit à vivre ma vie telle que je l’ai vécue, telle du moins que je la perçois en me retournant, au moment de franchir le cap d’un demi-siècle – celui même dont date la disparition prématurée de Lowry, ce centenaire resté middle-aged.
Je suis au pied des tours. Au pied du mur. Toutes ces voix qui remontent, qui murmurent & marmonnent. D’où viens-tu ? Où allons-nous ? J’habite cette ville double, où je m’oriente en rêve.
Y a-t-il une sensation comparable à cette sorte de réveil à la vie après des semaines ou des mois d’absence au monde, dans un épais brouillard cotonneux, sans force pour rouvrir le dossier de Jérusalem entrepris il y a cinq ans à Wellington ? Le volcan lavé ce matin des amoncellements de nuages qui l’obscurcissaient depuis quatre jours, soudain dégagé, éclairci, est peut-être l’équivalent physique, dans le paysage, du réveil psychique après l’asthénie.
J’étais en train de passer les portes de l’Enfer, le contrôle de sécurité avant celui des passeports & la douane, lorsque j’ai reçu un appel d’Hélène; j’ai franchi les barrages, atteint les salles d’embarquement, décollé, atterri dix heures plus tard dans mon pays. Ceci est ma vallée. Je suis d’ici. Écrire encore le même livre, me suis-je dit, il faut y aller comme au charbon, ce n’est qu’en creusant ce trou à l’infini que je trouverai ma délivrance.
On entre dans un livre. On n’en sortira plus ensuite durant des mois, des années, ou bien sa vie durant. Peut-être en effet poursuivra-t-on toute sa vie le même texte rond, fragmentaire & insaisissable, dont on restera prisonnier comme d’une noria où l’on tournera sans fin. Je n’ai jamais écrit d’autre livre, j’y suis encore et je le continue depuis 45 ans comme je continue mon père. Je n’ai jamais commencé d’écrire, car je l’ai toujours fait, et je veux mourir le stylo à la main. On entre dans un livre, ici plusieurs, sans cesse réécrits, raturés, recommencés.
Pour accompagner ces photos prises dans le nord du pays, j’ai recours aux notes prises lors de ma traversée du continent, de New York que je quittais à Cuernavaca, il y a une dizaine d’années:
Le lundi 20 décembre 2004, après avoir dîné au Pizza Hut de cette étrange ville au nom biblique, Truth or Consequences (T.O.C.), au sud du Nouveau-Mexique, nous sommes arrivés vers 11h à El Paso par l’Interstate 25,. Nous avions roulé 4.411 kilomètres depuis New York. J’ai su alors que j’avais brûlé mes navires & tous les ponts qui me rattachaient encore à cette vie antérieure. Ayant traversé El Paso, nous avons franchi la frontière & nous sommes immédiatement perdus dans un quartier périphérique de Ciudad Juárez, dans la nuit la plus profonde où erraient des chiens parias, de l’autre côté du mur édifié entre les deux pays, et j’ai eu le sentiment, passager mais très vif, d’être revenu dix ans plus tôt, et que sonnait le terme de ce long adieu, me replongeant dans la tristesse infinie du grand Mexique que dit Malcolm Lowry. La tristesse & la joie.
Rien ne passe ni ne s’efface, tous ces mots murmurés, toutes ces voix murées remontent dans nos nasses, il faut tendre l’oreille, s’efforcer de rester là, au bord du continent, entre les océans, dans l’empreinte des tours.
Ces souvenirs dont près d’une décennie me sépare sont restés ancrés vifs et je n’ai guère de mal à les reconstituer d’après mes notes. Le mardi 21 décembre 2004 a commencé pour moi un périple de plus de mille kilomètres dans l’état de Chihuahua. J’ai quitté l’hôtel Villa del Sol de Ciudad Juárez de bon matin pour aller rendre à la gare fantôme de El Paso la camionnette louée à New York, puis revenu à Ciudad Juárez, j’ai pris un bus pour Chihuahua, capitale de l’État du même nom. J’y ai passé la nuit dans un hôtel douteux, près du concessionnaire Hertz, afin de louer le lendemain une nouvelle camionnette pour descendre sur l’arrête dorsale du continent jusqu’à chez moi. Puis je suis remonté à Ciudad Juárez chercher Angélica et nos bagages, m’arrêtant pour déjeuner à Villa Ahumada. Et nous avons enfin retraversé le désert jusqu’à Chihuahua où nous avons passé la nuit à l’hôtel San Francisco, dans le centre historique. Le froid était très vif. Après deux jours d’allers & retours entre le nord & le sud de cet immense État, le plus grand du Mexique, moitié de la superficie de la France, nous avons enfin pu continuer notre route et traverser le pays Tarahumara et le désert jusqu’à l’État de Durango.
Je suis d’abord venu en juillet 1977 à Cuernavaca – la Quauhnahuac du Volcan –, où j’ai vainement cherché à reconstituer la topographie du livre, à retrouver la maison du Consul et celle de Jacques Laruelle, que je n’ai localisées que bien plus tard. J’ai déambulé toute une après-midi dans la ville, sachant que je foulais le sol du livre, mais sans acquérir d’autre précision ce jour-là.
J’ai continué ensuite, à Mexico, mes explorations du corpus essentiellement posthume des textes publiés, jusqu’à October Ferry to Gabriola. Retourné en Europe quelques années plus tard, j’ai rédigé à Genève en 1984-85 un long mémoire universitaire en littérature anglaise intitulé Subconscious Aspects of Creative Impotence in Malcolm Lowry’s Work after « Under the Volcano», et me suis alors penché, armé de loupe, astrolabe & stéthoscope sur les textes inachevés, La Mordida, les restes de In Ballast to the White Sea, etc., sur la correspondance et les éléments biographiques encore sommaires dont pouvaient disposer les chercheurs à cette époque où seule la biographie assez fautive de Douglas Day avait encore vu le jour. Déjà me tourmentait l’éventualité d’un arrêt de l’écriture, tels ceux dont Racine, Rimbaud, Nelligan ou Juan Rulfo avaient été victimes, et j’en ai cherché les raisons dans ces textes, avant-textes et prototextes lowriens, dont j’avais pu observer en 1979 à l’UBC de Vancouver quelques états microfilmés. L’écriture considérée comme investissement exclusif, total, sans lequel la vie réelle devient inhabitable, était alors déjà pour moi une préoccupation centrale, dont j’ai trouvé ensuite une analyse éclairante dans l’œuvre de Roger Laporte.
En traversant, jeudi 23 décembre, le désert entre Cuecame et Fresnillo, dans l’État de Durango, j’observais la terre rouge écorchée de part & d’autre de l’autoroute, les boules d’herbe blanc argent dans le crépuscule jaune, et pensais à l’outback australien de David Rankin, sur lequel je devais écrire, ces déserts rouges d’Australie que j’ai survolés quelques années plus tard dans un long-courrier Melbourne-Dubaï, dont on trouve des traces dans ses peintures sur papier et paysages abstraits. Des coups de vent assez forts déportaient la camionnette, sur l’autoroute, et au fond de l’horizon les chaînes de montagnes étaient couronnées de neige. Nous avons ainsi traversé ce parage inquiétant, mystérieux, baptisé zona del silencio, une quinzaine de kilomètres entre Ciudad Jiménez & Torreón où toutes les ondes hertziennes & télécommunications sont interrompues, où l’on se trouve au sens propre hors du monde, dans un paysage lunaire, sur une autre planète.
Toutes ces voix venues des profondeurs, au pied des tours absentes. Schon wird von des Stromes Wogen/ Rasch der Nachen fortgezogen. Toutes ces voix qui murmurent leurs Schibboleths. Etait-ce nous sur ces photographies. Doch den tränendunklen Blick/ zieht die Sehnsucht stets zurück. Toutes ces voix qui remontent et la nôtre perdue en elles, confondue. Und so trägt mich denn die Welle/ fort mit unerflehter Schnelle. Tous ces mots murmurés remontent dans nos nasses, et rien jamais ne passe ni ne s’efface.
La pluie. La longue saison des pluies, de juillet à septembre, dont on s’abrite sous les toits, le long des maisons, en attendant que cessent les trombes de se déverser du ciel en faisceau continu qui transforme les rues en rivières provisoires…
Revenu en 1987 m’installer définitivement au Mexique, dont j’ai alors adopté la nationalité, j’ai voulu échapper à la mégalopole où j’avais vécu lors de mon séjour précédent, et c’est à Cuernavaca que j’ai cherché puis trouvé avec ma famille un terrain où construire notre maison, dans cette ville où Lowry avait séjourné deux fois, en 1936-37 et en 1945-46, et écrit les premières versions de son grand-œuvre dans une maison aujourd’hui transformée en hôtel et baptisée en son honneur Bajo el Volcán, titre de la monumentale traduction mexicaine de Raúl Ortiz y Ortiz, qui donne sur la rue Humboldt et non, comme dans son livre, la calle Nicaragua. Au pied de la même rue se trouve toujours l’ancienne cantina El Farolito, devenue une épicerie. Ses cafés, Los Arcos et La Universal, où il attendait l’arrivée de Margerie par le bus de Mexico, sont encore là, j’y vais régulièrement boire une bière à sa mémoire – « This Mexican stuff is full of vitamins » dit à un moment du livre le Consul –, de même que demeurent la gare ferroviaire, le théâtre Ocampo, les jardins & labyrinthes, son Eden & sa selva oscura. Depuis vingt-et-un ans que je m’y suis installé m’est devenue familière la topographie du livre, qui tient toute entière dans un périmètre restreint de cette ville dont les dimensions en 1938 étaient fort réduites, celles d’un gros bourg ou d’une sous-préfecture française, mais qui abrite aujourd’hui près d’un million d’habitants. Malgré un plan d’urbanisme anarchique et longtemps soumis à la corruption des gouvernements successifs de l’État de Morelos, dont Cuernavaca est la capitale, lesquels ont bradé certains de ses monuments historiques et laissé démolir le célèbre Casino de la Selva, à la place duquel s’élève désormais la cage en béton d’un hypermarché, la ville conserve en son noyau ancien la trace des passages et de la présence de Lowry il y a soixante-dix ans.
Lors de la visite de Didier Morin et Joaquim Plossu à Cuernavaca, à l’automne 2008, j’avais entrepris un vaste chantier dans ma maison sous le volcan, qui a doublé sa surface habitable. Dans les années suivantes, deux autres chantiers ont occupé l’essentiel de mon temps & de mon effort: la remise à neuf de mon appartement, à Mexico, et la construction de cette maison que je destine à mes petits-enfants.
Il n’y a pas de marques d’essence ici : toutes les stations-service s’appellent « Pemex » et appartiennent à l’État. Restes vifs d’un socialisme réel dont Malcolm Lowry a vu l’avènement le 18 mars 1938, jour de l’expropriation des compagnies pétrolières anglo-américaines, l’année même où se déroule la dernière journée du Consul dans Au-dessous du Volcan. Des hameaux se constituent en rase campagne autour de ces pompes à essence, deviennent en quelques années des villages, des bourgades puis des villes.
Je suis arrivé à Mexico en 1977 sous le gouvernement de José López Portillo, qui signe sur l’une de ces photos un panneau de propagande : La richesse ne s’invente pas. La richesse se crée par le travail, qui dit bien ce qu’il veut dire : le cynisme & la corruption au pouvoir, comme ceux de tous les gouvernements de cette époque qui aura duré 70 ans, de la Révolution mexicaine à la fin du siècle, qui n’avaient pas peur d’insulter les plus démunis jusque dans leurs quartiers & ghettos, même en rase campagne…
J’ai écrit bien des pages, aujourd’hui éparpillés ou perdues, dans ma voiture, lorsque tout prenait en glace, pendant la construction des ejes viales, en 1979 & 80, qui ont creusé dans la ville de larges tranchées où se désengorge lentement, sur huit ou dix voies, le magma de la circulation automobile. Est-ce là, pendant ces travaux, que j’ai appris la patience ?
J’ai transformé au fil des années le bungalow de deux pièces acquis en 1988 en une maison habitable, y ajoutant un étage d’où je vois chaque matin depuis ma table de travail le volcan qui domine le paysage du livre et mon existence quotidienne. J’ai conservé & aménagé cette maison de toujours avec l’espoir tenace d’y terminer mes jours, et j’éprouve désormais naturellement cette sensation, exprimée par Lowry dans une lettre, de « vivre à l’intérieur d’un livre », le sien, qui n’est pas étranger à la genèse des miens.
Lorsqu’on arrivait ainsi, dans les années 1970, au Toreo de Cuatro Caminos, ce grand squelette de coléoptère en acier aujourd’hui démantelé, dont est pourtant resté dans le texte de la ville le substrat toponymique, ces quatre chemins ou quatre vents ; lorsqu’on revenait chez nous après nos sorties au nord de la capitale, on savait qu’à partir de ce point, de ce pont sur l’autoroute, la ville nous avait à nouveau digérés, et ne nous régurgiterait plus avant le week-end suivant, dans le meilleur des cas.
Ce ne sont pas des gratte-ciels, mais des tours de béton massif dessinées par Mathias Goeritz, édifiées sur une colline, peintes de couleurs vives et régulièrement repeintes, qui constituent l’un des ensembles de sculptures monumentales les plus vastes du monde, et restent un point de repère dans le nord de la ville.
Je me souviens de ces lents & longs retours à Mexico, au début des années 1980, lorsque nous avions passé l’après-midi au couvent de Tepotzotlán, de l’arrivée aux tours de Ciudad Satelite, puis au Toreo de Cuatro Caminos, de cette Ford Galaxy 500 devant ma coccinelle bleue sur le boulevard périphérique, de ce ciel de tourmente & tourments juste avant la pluie, lorsque nous émergions de nos après-midi dans le cloître aux orangers avec Mathieu dans son couffin ou dans son siège de voiture. Il lui suffisait de monter en voiture pour s’endormir, et il m’est arrivé souvent, tard dans la nuit, quand ses dents le tourmentaient, de l’emmener dans son couffin faire un tour sur le périphérique désert jusqu’à la venue du sommeil profond, ce qui me permettait de le transporter ensuite dans son lit.
Quelles traces l’œuvre elle-même de Lowry a-t-elle laissée dans mes écrits, me demande Arno Bertina. il ne m’est pas facile de le déterminer, car on est généralement mauvais juge de ce que l’on a produit. Son nom & sa figure emblématique apparaissent souvent dans mes textes, en particulier, je crois, dans mon livre Cyclone, dont la dernière version, achevée en 1995, a été assemblée ici, sur ma table face au volcan. Mais c’est sans doute l’idée d’un livre total, cosmogonique, clos sur lui-même, l’un de ces livres en circuit fermé que désigne Michel Leiris, qui m’obsédait lorsque j’ai commencé d’écrire, et présidait il y a vingt-cinq ans au projet de mon premier livre, Si loin de nulle part, que j’avais aussi conçu comme le dernier. Or j’ai renoncé depuis longtemps à tenter de suivre le modèle inatteignable du Volcan. À une mécanique créatrice complexe, tissée de courants venus de l’inconscient, de l’enfance, qui a impliqué chez Lowry l’écriture très lente d’un chef-d’œuvre absolu et une paralysie consécutive, j’ai opposé pour ma survie la nécessité d’ajouter des briques et parois de soutènement au fragile édifice initial afin de le consolider, en répondant à l’injonction incessante : « Continuer, il le faut » qui clôt l’oeuvre de Roger Laporte et gouverne aussi (« You must go on, I can’t go on, I will go on. ») celle d’un immense contemporain de la génération même de Lowry, Samuel Beckett. Chacun des trois livres que j’ai publiés depuis ma première tentative est donc en quelque sorte un amendement au précédent, et je sais bien désormais que je n’écrirai pas le livre total dont je rêvais dans ma jeunesse, mais ne ferai peut-être, dans le meilleur des cas, qu’ajouter peu à peu quelques pièces ou appentis à ma maison de papier. C’est en ce sens que le grand-œuvre de Malcolm Lowry, son œuvre-vie, avec sa poursuite tragique & incessante d’autres livres jusqu’à sa mort – car on n’en a jamais fini – demeure pour moi exemplaire.

Je vis dans une ville double, où s’entretissent New York & Mexico. Je suis revenu dans l’une d’elles pour que l’autre m’apparaisse, écouter toutes ces voix venues de la ténèbre, de l’oubli. Doch des Stromes Wellen eilen/ Weiter ohne Rast und Ruh,/ Führen mich dem Weltmeer zu ! Toutes ces voix qui murmurent leurs Schibboleths, au pied des tours. Seule ville, cette ville double, où je sache en tout instant où je suis, où sont le nord, le sud, l’est et l’ouest, où je m’oriente comme en rêve, dans l’obscurité même. Je suis au pied du mur, au pied des tours.
Assis comme autrefois devant mon clavier, comme dans la nuit de Mexico autrefois, je laisse remonter les images et sensations anciennes que Mexico ravive en moi. En face de ma fenêtre, face à ma table, un immeuble en construction où des maçons s’affairent à tous les étages, comme dans le quartier Churubusco, tout entier en construction à l’époque où j’y vivais, en 1979 et 80.
Je fixe ces images. Elles sont prises dans le temps. Tout cela est très loin, comme est loin de moi l’écriture. Elle ne reviendra peut-être plus, me dis-je. Elle m’a abandonné. Quels que soient mes efforts, je n’écrirai peut-être plus. Puis malgré tout une fois encore j’y reviens, j’y viens, car jamais je n’ai su décrire les causes de mon attachement à ce pays adopté à la fin de mon adolescence, venu d’une Europe où je me sentais à l’étroit, jamais sauf incidemment je n’ai pu en décrire les paysages, tous ces lieux où j’aurai passé ma vie.
Cet arbre seul sur le bord de la route. Ces routes sans fin, sur les photos de Bernard Plossu prises au Mexique en 1981, quinze ans après Le voyage mexicain. Dans la grande vallée j’y vais, j’y suis, j’y vis. Vallée où formes & couleurs s’équilibrent en vastes plages alluvionnaires préjurassiques, avec leur terreau de débris d’os humains & animaux que dut recouvrir au fil des siècles un fouillis de feuillages, épais tapis d’humus sur les prés. C’est une vallée dont on est parfois chassé vers le sottobosco de la vallée des larmes, celui de Dante, au-delà du cirque de cierges minéraux qui entoure Tepoztlán & sa couronne de pueblos mágicos, dans l’un desquels j’ai édifié une cabane sur un petit terrain que j’appelle la Plantation, où je cultive cinq caféiers et espère construire bientôt la maison que je destine à mon petit-fils Clément (et désormais aussi à sa sœur Ariane nouvelle-née). C’est peut-être celle-ci, la Grande Vallée de Joan Mitchell, dont on espère sa vie durant constituer un lieu habitable pour les beaux jours… Oh Happy Days!
(2004-2016)
