Emmanuel Adely est un explorateur inlassable des rapports du réel à la fiction, des fictions que le réel construit, de celles que nous échafaudons pour résister à ce même réel, le comprendre ou le combattre. Je paie, paru en cette rentrée littéraire aux éditions Inculte/Dernière marge, est un récit réduit à son expression minimale : un journal d’achats et dépenses sur 10 ans, sous forme de notes quotidiennes — du jeudi 1er septembre 2005 au jeudi 31 décembre 2015 — auquel l’écrivain juxtapose des faits, anecdotes et brèves glanées aux informations, soit la double chronique d’un moment appariant nouvelles du monde et de soi, l’enregistrement d’un quotidien, dans son sens médiatique comme personnel.
Ainsi le jeudi 1er septembre par lequel s’ouvre ce singulier journal est-il placé sous la double égide d’une phrase de Jacques Attali et d’une liste de dépenses :
La journée s’élève à un total de 67 € 10 mais l’essentiel est ailleurs : l’être semble se réduire à l’avoir, le journal prendre la forme d’un livre de comptes, le rythme de la journée est celui d’une addition, le je est pris dans les chiffres, dit par eux qui pourtant ne peuvent rendre compte de son essence. C’est là, exposée sous forme brute, l’identité d’une époque mercantile, qui capitalise, engluée dans les chiffres, dans ce « cirque » aux « numéros toujours renouvelés« . L’être se réduit-il à ce qu’il paie ? question que semble poser le titre.
Est-ce là le « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » de Confessions contemporaines, via ce que nos achats et emplettes journalières peuvent dire de nous ? Difficile de ne pas voir dans la déclaration liminaire de Jacques Attali devant le MEDEF la distorsion mercantile de l’incipit rousseauiste mais aussi l’entame d’une entreprise littéraire singulière, ce Je paie en tant que journal quotidien scrupuleux, rythmé par des récurrences, une périodicité, propres à passionner les chercheurs de cette quotidienneté médiatique et romanesque (Marie-Eve Thérenty, Marie-Astrid Charlier) et tout lecteur qui ne peut lâcher ce livre fascinant, voguant de note en liste dans l’espace étrange de ce roman réaliste poussé à sa limite puisque sans romanesque, voire sans réalisme…
L’inventaire par le fragment est paradoxal, visant à dire un être et une décennie, soit une fresque large par le micro-événement et l’infraordinaire. Le défi est donc tout autant sociographique que formel et narratif, celui d’un roman historique par le détail présent et quotidien, celui d’un journal non centré sur l’être mais sur l’avoir (qui nous définit désormais), celui d’une confession intime — la découverte d’une histoire familiale complexe, le récit de la vie d’un écrivain contemporain — passant par ce qui pourrait lui sembler le plus extérieur : le ticket de caisse et la brève d’un journal qui, Breton le disait en son temps, « suffira toujours à me donner de mes nouvelles« .
Dans Je paie, tout est rapporté à une somme mais c’est bien le tissu du temps qui apparaît dans ces chiffres, qu’il soit anecdotique ou plus immédiatement historique dans ces lignes entre parenthèses qui prélèvent une information par jour dans le bombardement continu des nouvelles ; c’est un quotidien plus personnel quand Emmanuel Adely, sous forme fragmentaire et d’abord absconse, évoque Jeanne, son histoire familiale modifiée durant cette décennie… ce sont aussi des blancs, des lacunes, des ellipses : qu’a bien pu faire l’écrivain ce premier septembre 2002 à part acheter un paquet de cigarettes, un plat surgelé et couvrir son découvert bancaire ?
Je paie est un drôle de journal d’écrivain ou de laboratoire d’écriture — avec la mention de Genèse, de lectures de Mon amour, etc. — puisque que ces notes sèches ne dépassent pas le factuel, renvoient à un espace extérieur au livre, déportent sans cesse le lecteur à son rapport au temps, à ses propres journées de 2005 à 2015, à ses lectures antérieures des livres d’Emmanuel Adely, alors que chaque jour se réduit à une liste de dépenses et une mention d’actualité, n’informant qu’obliquement sur les réelles activités du je (proprement) chroniqué.
Le 3 septembre 2005, « j’achète 1 € 1/4 de litre d’eau gazeuse San Pellegrino au distributeur du Sénat où se déroule le festival d’automne » : quels étaient les écrivains présents à ce festival ? Emmanuel Adely était-il invité ou dans le public ? Le récit est ailleurs, au lecteur de le reconstituer, d’évidence un être ne se réduit pas à ce qu’il paie et consomme…
Que nous dit de l’homme Emmanuel Adely, de l’écrivain Emmanuel Adely le fait qu’il boive aussi bien de la San Pellegrino ou du jus d’orange Minute Maid que des bières en terrasse ? Qu’il fume des Futura Light mais aussi parfois des American Spirit ? L’intime est-il dans le sociologique (et inversement) ? Et quid des dates sans achat (« je n’achète rien« , comme le refrain irrégulier qui rythme ces pages), ont-elles été vécues ? Que tait cet espace vierge ?
Chaque note quotidienne se scinde en deux parties : en ouverture et entre parenthèses, des informations prélevées dans les journaux (morts de migrants en Méditerranée, accidents d’avion, victimes d’attentats, déclarations politiques, médiatiques, etc.) puis la liste des dépenses du jour. Chaque ajout est de fait une soustraction, quelque chose se chiffre et se décompte : en apparence cumulatives — dix ans par additions de jours — ces notices journalières sont un compte à rebours (vers une fin annoncée), un inventaire à la fois anecdotique et macabre, insignifiant et terrible, drôle et désespérant, soit une poétique de l’oxymore à son paroxysme, un relevé qui, en apparence et en apparence seulement, brouille les hiérarchies. Où se situe le plus important de chaque journée : dans la parenthèse ? dans l’information collective, comme un bruit de fond dont on ne perçoit souvent l’importance réelle qu’a posteriori, ou dans ces dépenses et listes de courses, voire dans le rapport non explicite entre les deux ? Que dit de nous ce quotidien vu par le tiroir-caisse ? Quel est ce temps qu’enregistre une facture — par exemple le 25 octobre 2008 à 11:26:27 comme sur l’image supra —, soit une saisie imperceptible pour nos montres et nos consciences ?
« Les livres ne sont pas des francs » disait un vieux libraire cynique dans Illusions perdues, au milieu du XIXè siècle, déjà roman sous forme de livre de comptes ou conte de retour pour Lucien de Rubempré, englué dans ce quotidien chiffré, perdant ses illusions à mesure que ses dettes s’accumulaient. Avec Je paie, le calembour est élevé, comme chez Balzac, au rang d’art poétique, un récit se construit depuis des euros (ou des dollars quand Adely se rend au Québec). Au delà de la question d’un « se dire » par un « payer », le livre interroge la construction du romanesque depuis ce qui lui semble le plus contraire, ce relevé du monde façon liste des courses ou anecdotes quotidiennes, citations, comme un discours oblique se contentant d’énoncer la trame pour laisser au lecteur le soin de percevoir le tissu dans son ensemble, le laisser construire le récit depuis les chronotopes auxquels il semble se réduire. Le roman est d’abord, ici, objet et produit — au sens propre, produit par le chiffre, qui est son moteur et sa mécanique —, inventaire et consigne, comme si le roman de nos vies pouvait s’écrire à partir des journaux et des tickets de caisse.
Tout se consomme donc : le quotidien et l’information sont la double matière permettant de mesurer le temps qui passe, n’enregistrant que le banal et ne prenant sens que bien après. Rien ici ne relève d’une mémoire ordonnée et classificatrice, d’un temps perdu puis retrouvé, amplifié par le discours romanesque, dès son origine reconstruit et mémorialisé. Au contraire, tout est un instantané enregistré sur le vif, le chiffre comme sismographe du réel (pour reprendre une image chère à Breton, toujours), sans hiérarchie apparente et dans une absence (tout aussi apparente) de choix. De fait, dans le divers et l’anodin, tout se dit, mais en creux, à travers d’infinies variantes et ruptures dans l’épaisseur de ce temps qui semble s’écouler sans rien modifier.
C’est un voyage au Canada en 2005 et l’achat de deux plaques d’immatriculation québécoises avec la devise « je me souviens« , qui ne peut être innocente, puisque Perec revient sous forme de livre (le 1er février 2006) ; c’est l’achat, le 17 mars 2006, de livres à la FNAC des Halles sur des affiches des années 60 qui construisent une « chronologie des événements » ; c’est la mention, lors de l’avalanche des 683 romans de la rentrée littéraire 2006, de la « tendance » des écrivains à faire « face à la société« , c’est encore la mort de Roman Opalka — « lundi 8 août 2011 (le peintre polonais Roman Opalka connu pour son étude sur la progression du temps est décédé samedi dans un hôpital près de Rome, à l’âge de 79 ans) » — et, mine de rien, de nouveau un modèle affiché et une métalepse, mais aussi une référence à un texte antérieur de l’auteur, Sommes (Argol, 2009), déjà biographies (les 228 passagers du vol Rio-Paris) depuis les mathématiques, écriture à la Opalka via des chiffres formant des nombres, des phrases, des récits ; Sommes, non seulement comme le résultat d’additions, un total, mais la conjugaison du verbe être, un « (nous) sommes ».
Comme la couleur fluctue sous le pinceau d’Opalka, le portrait fragmenté et en apparence si extérieur d’Emmanuel Adely varie ; sous la sécheresse des notations, en apparence objectives et listées, des registres et tonalités contrastés, une ironie, le sarcasme, l’humour (« ah ah ah« ), des années qui paraissent particulièrement chargées et dures (2011, 2015).
Et pour nous lecteurs de ce livre, en 2016 (soit hors du temps balisé par Je paie), une forme de « je me souviens » à la fois partagé et en contraste, une connivence indéniable, des questions sur ce que l’on achetait au même moment (j’avoue avoir tenté de retrouver quelques tickets de caisse égarés dans un tiroir, palimpsestes provisoires tant leur encre ne résiste pas au temps), lisait, faisait, retenait de la trame des infos. Ce double journal d’Emmanuel Adely est un miroir tendu à nos subjectivités se pensant objectives, à nos propres perceptions du quotidien et de ses rythmes, ou comme le dit très joliment Claro sur son Clavier cannibale, une « partie de cash-cash ».
Si ces notes quotidiennes pourraient au premier abord sembler objectivales et non hiérarchisées, juxtaposant et semblant mettre sur le même plan un Anglais foudroyé à cause de sa perche à selfie, la démission de Benoît XVI et les attentats de 2015, c’est bien un récit du temps et un discours sur l’époque qui se construisent en ceux, une réflexion sur une époque médiatique, narcissique et consumériste. Ce que capte Je paie, ce sont bien les discours du temps, ceux des journaux, des publicités, de nos vies mode d’emploi, avec leurs répétitions, leur vacuité, leurs bla-bla, et, comme point d’orgue, ce qu’ils révèlent (malgré eux) de notre époque, une fois décontextualisés.
Je paie est tout à la fois un journal d’écrivain, d’homme et de citoyen, une installation d’art contemporain, une archive sociologique et une confession (mais sans exposition complaisante de l’intime), un récit fascinant, une ample fresque à partir de petites « unités de valeur », matrices du récit et départs de fiction.
Au lecteur de rendre nette l’image pixelisée de ce portrait, à partir de ce qu’il apprend, de ce qu’il devine, de ce qu’il ignore.
Après J’achète (2007), Je paie est la poursuite d’une collection et d’un inventaire mais aussi une manière d’être au monde, entre réel et fiction, tels qu’Emmanuel Adely définissait ces termes dans « La fiction est tout ce qui a lieu » (Devenirs du roman 2, Inculte 2014) :
« 1. Le réel n’existe pas.
1.1. Le réel en tant qu’unicité n’existe pas / Le réel objectif n’existe pas.
1.2. Le réel(s) au singulier pluriel serait la somme des réels que nous envisageons individuellement et collectivement et des réels que nous n’envisageons pas individuellement et collectivement.(…)«
Les premières lignes de cet essai sont l’art poétique de l’entreprise Je paie — d’ailleurs le 4.2.3 de « La fiction est tout ce qui a lieu » est l’incipit de Je Paie —, elles sont la matrice de ce « réel(s) au singulier pluriel« , d’une expérience par un je à la fois individuel et collectif, chambre d’échos et d’enregistrement de données brutes devenant récit ; non le « réel unificateur donné comme objectif » par un ensemble de « médiateurs » (journalistes, personnalités politiques, people éphémères, etc.) mais un réel reconnu comme fiction du réel, récit de soi et du monde :
« 5.3. La fiction doit absorber le réel(s) pour en stopper le flux et le dévoiler : une fiction« .
Emmanuel Adely, Je paie, Inculte/Dernière marge, 2016, 779 p., 23 € 90