« Où est la frontière ? Et comment saura-t-on qu’elle a été franchie ? »: Cloé Korman (Les Hommes-couleurs)

Les hommes-couleurs est le premier roman de Cloé Korman, née en 1983. Autant le souligner tout de suite, « premier roman » oui, comme pour en finir avec l’étiquette — tant l’art de la fiction, du suspens, la maîtrise, le talent, le sens poétique comme politique sont époustouflants.
Les Hommes-couleurs n’est pas un roman que l’on se contenterait de lire ou même d’apprécier. On reste littéralement suspendu le temps du récit, dans un ailleurs temporel et géographique, pris dans les méandres d’une intrigue dense et singulière, entre surface et abîmes, présent et mémoire, récit et légendes, destinées individuelles et collectives, dans cette zone surréelle que seule la littérature sait habiter.

« Là-bas sera un autre jour »

Tout commence à Mexico en 1945, sous la pyramide de la Lune. Une jeune Américaine, Florence, rencontre un homme parlant espagnol avec un fort accent étranger, il se nomme Georges Bernache, il est Français, ingénieur métronome à Mexico, chargé de superviser un chantier de la Pullman. Un jeune garçon est avec lui, Niño.

Mars 1989. La société Pullman vient d’être rachetée, exit le témoin et l’« actrice légendaire de la grande aventure américaine par voie ferrée ». Joshua Hopper doit sonder les secrets du chantier Bernache. Un dossier « muet » dont dépassent seulement deux noms, ceux de Florence et de Georges Bernache, « la solitude de ces deux noms leur donnait l’air de fuir et de se tordre d’une façon échevelée et romantique ». Josh enquête, interroge, sonde et tisse des liens, des récits, dont celui, oral, de Grís Bandejo, « le dernier ouvrier du chantier Bernache », « éternel témoin ».

Le roman passe de la pyramide aux profondeurs, il suit la « poésie muette » de leur histoire, ce chantier en partie clandestin, « en surface, le train fantôme, et par en dessous : pétrole », un oléoduc entre le Mexique et les États-Unis, mais aussi un tunnel secret qui aura permis à des centaines et des centaines d’ouvriers de franchir la frontière. Un chantier qui a englouti des sommes colossales, mobilisé des milliers d’ouvriers mais n’a pas laissé la moindre trace, « tellement silencieux qu’il avait disparu dans les souterrains de l’histoire sans avoir jamais existé ». Le tunnel, lieu d’échanges secrets, de passage des hommes mais aussi de statuettes aztèques, des contrefaçons, vendues en contrebande.

« Cela n’a vraiment rien d’une histoire d’amour » et pourtant Les Hommes-couleurs est d’abord le roman d’une passion. Celle qui unit Georges et Florence Bernache, leur famille recomposée : Niño l’enfant indien adopté, Suzanne, les jumeaux. Une histoire faite de fuites et de retrouvailles, de disparitions et de quêtes, d’un amour immense qui ne sait parfois se dire que dans les départs. C’est aussi la passion de deux déracinés, un Français, une Américaine, leurs enfants mêlés, pour une terre, le Mexique, ses hommes, ses couleurs. C’est enfin « la passion qui les prend. Ils sont fiers de construire une voie de migration clandestine », « l’utopie Bernache ».

« Il y avait un ailleurs ? »

Tous les personnages du roman sont en fuite, pris dans une quête, intime, familiale, politique. Georges qui a quitté la France pendant la guerre, voulant ou croyant « en avoir terminé d’être Juif », Florence qui laisse les USA pour le Mexique, Niño, Suzanne, Bandejo, les ouvriers mexicains, les hommes-couleurs. Le tunnel incarne cet ailleurs, social, politique, humain, géographique : dans cet espace souterrain, dans un désert, entre deux pays, on travaille, on chante, on vit, on meurt.

« Le tunnel abritant les chagrins des hommes et leurs espoirs croissait continûment ». « Grâce à la lenteur de sa croissance, le tunnel amassait donc aux portes des États-Unis une foule de plus en plus lettrée et habile, qualifiée dans l’exercice de plusieurs métiers ».

Le chantier Bernache est une allégorie du grand voyage de la vie, « traverser la frontière », trouver un lieu. Il rassemble les espaces et les temporalités. Il est une « Reconquista ». Georges Bernache appelle le bout du tunnel Livourne, « ce nom rescapé du Vieux Continent », « port toscan », « havre de bonheur où, à la fin du XVIè siècle, les marins de toutes les origines avaient eu leur place ». Bernache a ce « rêve médicéen, ce port franc à l’abri des violences qui hantaient la zone frontière ». Mais peut-on créer l’impossible, échapper à la violence de l’histoire comme de sa propre destinée ?

Cloé Korman signe avec Les Hommes-couleurs un roman poétique et politique, un roman des frontières et des seuils, dont le tunnel est la métaphore, avec ses réseaux, ses couleurs, sa musique. La carte du chantier – l’« immense feuille » – dénomme, répertorie, masque des secrets, agrège des couleurs, des lignes, des géométries. Joshua la scrute, il a sous les yeux le roman d’une vie, d’un amour, d’un ailleurs :

Les hommes-couleurs

« Et il essaya de se reconcentrer sur ce qu’il avait sous les yeux, et qui s’avérait déjà assez intriguant. Ainsi on pouvait constater que l’ensemble du plan était emmené par un axe principal extrêmement net, qui se prolongeait probablement de bout en bout, et qu’il comportait par ailleurs plusieurs lignes plus ou moins subtiles qui semblaient se ramifier ou parfois s’interrompre brutalement. Par ailleurs le dessin comprenait plusieurs degrés de couleurs et certaines traces s’étaient superposées à d’autres qui étaient plus claires et plus floues, comme si elles indiquaient des pistes anciennes, qu’on avait brouillées. Ce paysage exorbitant semblait donc cumuler sur une trame verticales une épaisseur temporelle, ce dont attestaient les dates indiquées à différents endroits de la carte ».

Les hommes-couleurs est, comme cette carte du chantier, un roman palimpseste, un texte de la mémoire, qui juxtapose les temporalités, les intrigues, les destins, collectifs comme individuels. Nomme et dévoile, refuse les frontières. Exhume. Donne une existence à un lieu et des êtres que l’histoire a voulu oublier. Il joue de ramifications, tout en suivant « un axe principal extrêmement net », il est l’histoire et l’Histoire des migrations, des ailleurs. Un roman unique, « une route de la liberté », pour « faire exception au régime du silence ». Un roman nécessaire, somptueux et envoûtant.

Cloé Korman, Les hommes-couleurs, Points, 288 p., 7 €