Dermot Bolger est un observateur implacable de la société comme des relations humaines : dans chacun de ses romans, une crise est le prisme par lequel un moment est analysé, rendu à sa complexité comme à sa force romanesque. Une illusion passagère récit avec lequel Ensemble séparés peut fonctionner en diptyque, comme nous l’explique l’écrivain, il s’agissait déjà de la Chute de l’Irlande, The Fall of Ireland, titre original du roman. Diacritik a rencontré l’écrivain irlandais de passage à Paris en juin, l’occasion d’évoquer avec lui Ensemble séparés qui vient de paraître aux éditions Joëlle Losfeld et plus largement son rapport au roman.
Ensemble séparés se déroule dans les années 2000, celles d’une bulle spéculative en Irlande, un moment où l’immobilier atteint des prix astronomiques, où chacun semble pouvoir devenir propriétaire, une spirale économique d’abord miraculeuse. A Blackrock, banlieue aisée de Dublin, vivent Chris et Alice. Chris, « dépassé par cette nouvelle Irlande qui s’emballait », désespère depuis des années de pouvoir offrir à sa femme la maison spacieuse dont elle rêve, il a raté le court moment où la spéculation était possible, les prix encore bas avant l’implosion, permettant un enrichissement rapide par un jeu d’achat et revente. Il hante les salles de ventes aux enchères dans l’espoir d’enfin pouvoir acheter mais les prix dépassent très largement ce que lui permet son bas de laine. Et Chris voit sa femme s’éloigner de plus en plus de lui, enfermée dans une dépression qui la ronge, après un accident dont le lecteur ne connaîtra que peu à peu les détails.
Lorsque son voisin, et ancien camarade d’école, Ronan lui propose de s’associer à un projet immobilier, Chris pense avoir enfin trouvé la solution à ses problèmes : une maison sera construite dans son jardin et une petite partie de celui de Ronan puis vendue à Paul Hugues, richissime promoteur immobilier qui veut y installer sa mère. Ronan paiera les matériaux et les ouvriers travaillant au noir, Chris fournit le terrain.
Bien sûr, rien ne se passe comme prévu : l’un des migrants travaillant illégalement meurt en tombant du toit de la maison, il faut se débarrasser du cadavre, Ronan emprunte de plus en plus d’argent à Chris pour financer les travaux, et le promoteur immobilier supposé racheter la maison poussant comme un champignon entre les deux jardins est au bord de la faillite, comme tout le pays d’ailleurs, lorsque la bulle spéculative explose : « dans cette course frénétique où les promoteurs s’achetaient l’Irlande les uns aux autres, ils étaient tous grevés de dettes. Les gens possédaient de telles fortunes qu’en réalité personne ne possédait rien ».
A travers ce récit, qui tient autant de la fable que du thriller, c’est « la machine infernale de l’Irlande contemporaine » qu’explore Dermot Bolger. Comme le déclare sombrement l’un des personnages, « ce n’est plus une simple histoire de maison »… Ce projet matérialise les espoirs fous et illusions perdues de deux couples, Chris et Alice, Ronan et Kim, la manière dont tout mariage fonctionne lui aussi comme une sorte de bulle menacée d’explosion.
Dans un roman à la structure brillante, alternant les points de vue des différents personnages autour d’un moment précis (mois, date et heure), Dermot Bolger se livre à l’autopsie d’un pays et d’êtres au bord de la chute — on est en 2007, un an avant la crise économique mondiale —, prêts à tout pour survivre et se réinventer, piégés entre leurs fantasmes et la réalité toujours plus brutale. Chris rêve d’offrir à sa femme une maison qui offrirait un nouvel espace, vierge, à leurs vies, Alice rêve de Tanglewood, titre original du roman, ce lieu au Canada où elle aurait voulu s’installer dans sa jeunesse, sorte de paradis perdu pour elle et pays des merveilles, illusion d’une vie différente, cette Seconde vie à laquelle tous aspirent. Le mariage est, comme dans « Wormwood », le poème de Thomas Kinsella dont Dermot Bolger nous dit s’être inspiré, cette forêt dans laquelle deux arbres poussent ensemble, l’un soutenant l’autre, avant que l’air ne se raréfie et que la lutte pour plus d’espace vital et d’indépendance ne s’intensifie…
L’analyse, à la fois humaine, économique, sociale et politique, est d’une acuité terrible, jamais pesante tant elle est figurée par les vies de ses personnages peu à peu révélées au lecteur, matérialisée par l’avancée des travaux de cette maison inutile… La structure en short cuts dit la solitude terrible de chacun, son aveuglement, des dialogues souvent impossibles, la manière dont des vies peuvent être emportées par la situation plus large d’un pays au bord de la faillite, prises dans le piège de culpabilités héritées et de rêves impossibles.
Dermot Bolger donne des clés à ses lecteurs dont ses personnages ne disposent pas, c’est par l’infime et l’intime qu’il brosse une fresque qui dépasse les frontières de cette banlieue de Dublin pour embrasser l’histoire d’un pays et même de l’Europe, à travers le regard des ouvriers illégaux travaillant dans le jardin de Chris et Alice. C’est à l’échelle d’un continent que se dit cette crise, ce roman sur la dette dans son sens économique comme moral, « dans un monde où tout se paye ».
Dermot Bolger, Ensemble séparés (Tanglewood), traduit de l’anglais par Marie-Hélène Dumas, Éditions Joëlle Losfeld, 2016, 384 p., 24 € 50 (16 € 99 en version numérique) — Lire un extrait