Philosophes en kimono

Michel Foucault par Hervé Guibert — Détail de la couverture de "Ce qu'aimer veut dire" de Mathieu Lindon aux éditions Folio

Le philosophe, comme Spinoza le reconnaît dans la dernière ligne de L’Éthique, emprunte un chemin rare et difficile qui exige une aptitude du corps tout à fait exceptionnelle. Les philosophes qui suivent cette souplesse ne sont pas légion. On ne mesure pas d’ailleurs leur existence selon leur poids médiatique. Plotin, par exemple, n’interroge jamais les conditions de sa diffusion, ni ne se préoccupe du champ des lecteurs possibles. Il montre dit-on un visage de lépreux. Il est requis par autre chose que plaire : un acte de contemplation qui n’a rien de pédagogique. Prendre de l’importance aux yeux d’un public n’est pas du tout son problème. Il s’agit plus d’un combat en un moment crucial quand il se met à l’épreuve d’une hypostase. Autour de lui, on peut l’applaudir et le suivre, mais ce n’est pas cela l’hypostase. Qu’il en reste quelque part un nom pour recueillir un enseignement, pour mémoriser l’excès, le débordement du corps, ce n’est pas le souci du philosophe. Ce sont plutôt les disciples qui vont coucher sur papier ce parcours de combattant, comme Porphyre, qui va conférer aux textes de Plotin la forme de leur vulgarisation.

Il en va également ainsi des textes d’Aristote dont La métaphysique par exemple n’est pas un livre constitué par les soins de l’auteur qui n’est jamais très soucieux d’une quelconque réception. Ses cours sont plutôt des coups fulgurants donnés après avoir tourné complètement autour de l’adversaire. C’est la méthode aristotélicienne, péripatéticienne. Il faut faire des pas, contourner longuement, arpenter par la bordure la thèse abordée avec scrupule. Il faut peser les postures, celles des plus anciens. Au terme de cette évaluation des forces en présence, le moment de tomber s’impose, comme l’éclair : une pensée en acte, un exercice spirituel qui ne vaut que par le bonheur de l’intellect qui s’atteint lui-même, lorsqu’il penche dans l’exercice d’une joie touchant à la prise réussie. Cela fait la constance de la philosophie qui n’est jamais une stratégie de communication, ni une discussion sur l’erreur ou la vérité d’une interprétation. Celles-ci ne valent en effet que par rapport au tout de l’œuvre. Le philosophe se doit de mesurer les affrontements déjà réalisés et repartir de ceux qui entrent dans la même figure, quitte à les forcer, à les saisir par la manche.

Alors, comment Plotin va-t-il se mesurer à Platon ou Aristote ? Comment Spinoza peut-il reprendre l’idée de Substance, d’Attributs déjà en vigueur chez Aristote ? Comment Kant comprend-il Leibniz ? Bref, que faire des précurseurs que celui-ci recrée ou même invente ? On ne peut pas commencer à lire un philosophe sans tout lui accorder dès le départ. Rien n’est plus comique que de rétorquer  qu’il s’est trompé dans ses références et ses commentaires. C’est sous leur philosophie en totalité qu’il faut lire la compréhension qu’ils ont assumée s’agissant de leurs devanciers et juger de la manière particulière de les convoquer sur le tapis, de la pose qu’ils endossent, du geste qu’ils introduisent dans l’équilibre des forces. Toute philosophie est une intégrale dont chaque référence constitue seulement une dérivée.

Le critère du vrai ou du faux n’est pas pertinent sous ce rapport. Dire que Spinoza se trompe dans sa lecture de Descartes, qu’il ne prend pas la peine de le traiter avec la précaution requise, c’est passer complètement à côté de Spinoza, lui qui met Descartes à terre, avec le salut et le respect qui s’imposent devant un adversaire de taille. La référence d’un philosophe à un autre, aussi nécessaire soit-elle, n’est jamais une reprise exacte, mais une anticipation de son poids, un art de replier la puissance qu’il libère, de la retourner contre lui-même dans la conquête d’un nouvel équilibre. Par conséquent, on ne peut pas seulement lire la philosophie en tournant des pages. Il faut ressentir les gestes qui vont avec. Cela n’aurait aucun sens de parler en philosophes médiatiques, respectueux de ce qui est attendu par des lecteurs seulement immobiles, quantifiés en nombre et en chiffre de vente. Le philosophe qui monte dans le mouvement n’est pas un philosophe qui communique comme BHL devant un char d’assaut. Et il n’y a pas de philosophe seulement expert, spécialiste d’un traitement universitaire des textes. La pensée n’est ni le produit d’une exégèse exacte ni le résultat du chiffrage public dont il se contrefiche d’une certaine manière. Quel intérêt alors de lire les philosophes, eux qui n’éprouvent nul besoin de parader ou d’être reconnus comme tels ?

Un philosophe important est d’une certaine manière un philosophe mort. Il monte aux créneaux comme s’il allait affronter des puissances méphitiques pour le terrasser. C’est un art de chasser le dragon, déchiré par lui, d’aller au pire pour trouver le mouvement qui correspond à ce déchaînement de forces. C’est pourquoi, réciter simplement la leçon qu’il donne n’apportera au lecteur aucune gloire particulière, ni aucun bénéfice secondaire. Il est demandé, exigé du lecteur qu’il entre dans l’arène ou qu’il quitte le « court ». Le texte que lira le lecteur en cherchant à redire ce qui se joue dans un tel combat ne pourra attendre aucune gratitude de l’auteur, ni bénéficier de l’« aura » du maître qui rejaillirait sur son disciple, lui conférant les miettes de sa fréquentation, le prestige de le saluer de près. Le rapport du lecteur à l’œuvre est celui non de la reconnaissance du maître, mais d’un total silence, un silence qui rend possible la neutralité, la distance, l’intérêt purement spéculatif de sa démarche produisant bien d’autres affects, d’autres liens.

On ne peut lire, jauger les vivants eux-mêmes qu’en les abordant comme s’ils étaient partis ailleurs, injoignables, aux abonnés absents. C’est Deleuze qui s’excuse auprès de celui qui vient le voir d’avoir oublié cette visite ou de lui faire « faux bond », ou encore Deleuze qui nous convainc de faire autre chose qu’une thèse sur lui et de perdre ainsi du temps. Ce retrait du philosophe, accaparé par son geste, rend le disciple inutile, gênant. Tout disciple étant un impétrant, une nuisance pour la pensée, une forme d’appropriation scolastique, la volonté de calmer le jeu par la constitution d’une école. Les rencontres ne sont pas intéressantes me confiait Deleuze dans une lettre. Comme si l’évitement valait mieux et qu’une séance de lecture, de signature publique était une ineptie, à l’image des salons du livre où les frites, le jambon rivalisent avec la dédicace des auteurs.

Tout disciple mérite en ce sens un coup de bâton. Celui qui me lit dans l’admiration n’a encore rien gagné de mieux que de se voir jeté dans le fossé dirait le maître Zen. Il est une menace et un danger pour l’œuvre dont il sclérose le sens, voué à l’orthodoxie de la communication, au danger de celui qui compte tirer bénéfice d’une telle rencontre en la faisant valoir comme sa propriété. « Ne me touche pas ! ». C’est là la parole du maître. L’art de l’esquive est essentiel à celui qui descend dans la tourmente. Il lui faut se méfier à juste titre de tous les amis qui posent des colles et l’enferment dans leur rêve de diffusion, prétendant le lire mieux que lui-même à l’image des commentaires, des statuts élogieux qui vous font contracter la dette d’être salué, partagé, défendu par les soins d’un admirateur en mal de reconnaissance. Aussi n’ai-je lu Deleuze vivant qu’en le considérant comme perdu sur un sommet, cavalant sur l’Olympe, avec le prestige de ne lui adresser aucune critique, aucune question qui proviendrait de celui qui croit savoir, oubliant l’œuvre pour dire son objection. Qu’est-ce qu’il voulait celui qui me pose sa question ? Que voulait-il montrer ?

Mauvaise rencontre que celle de la question spécieuse, rencontre loupée par exemple de Foucault et Badiou jeune, comme on peut le voir sur une vidéo, la tête de Foucault surmontée comme d’une grave inquiétude devant les assurances d’un jeune homme. Et cela témoigne d’une forme d’interrogation qui fera échouer le projet d’un livre commun de Badiou avec Deleuze, dont il existe des fragments. Mais l’échec de cette rencontre est tout relatif, Badiou excellant quand il est lui-même en position de se faire les armes et, comme pour ses séminaires, parle depuis le tout de son œuvre, y réintroduisant Deleuze par un autre bout, n’ayant cure des erreurs de lecture puisqu’elles sont entièrement des sondes,  jetées depuis sa propre profondeur. Comme par un second coup qui aura pris acte enfin de lire celui qui ne répondra plus…

Écrire un texte sur un auteur ne peut avoir de sens philosophique qu’à travers une amitié sans symétrie, une politique de l’ami qui vient de loin, qui n’était pas attendu, dont rien ne pouvait laisser anticiper les traits. Entrer dans le combat ou se taire, composer une figure, une posture en se mettant sur le même chemin, de travers s’il le fallait. A la différence de bien des commentateurs du philosophe, je n’ai pas suivi un seul cours de Deleuze. L’œuvre a en effet un sens par elle-même et Deleuze ne tenait pas particulièrement à la publication de ses cours. Le cours avec ses courtisans n’est pas un véritable court où se joue l’affrontement. Le cours est encore trop en respect d’un public, trop séduisant dans le désir de plaire et de discuter. J’étais donc plutôt un étranger sous ce rapport, ne le rencontrant que pour aborder d’autres choses, des philosophes qu’il n’aimait pas, des philosophes qu’on ne peut pas entendre, extérieurs aux réquisits déjà élaborés, le confrontant à Kant, Hegel, Valéry, Husserl, Sartre ou même Malcolm Lowry dont il n’a pas explicitement produit l’analyse. Disant cela, il me ressouvient que le texte de Lapoujade sur James est peut-être plus remarquable que son Deleuze dont le mouvement est moins actuel me semble-t-il, moins en force du moins que la mise sur le tapis qui porte le pragmatisme sous un nouveau jour, très deleuzien.

Ce que j’ai fait sur le chemin de Deleuze est précisément la même façon d’entrer dans la confrontation, de mesurer les puissances, les écarts, les voisinages pour me laisser surprendre, coucher au sol, rétablir le contact. Et en rencontrant Derrida,  je me suis mis dans une disposition comparable. Une prise de position qui passe par un livre que je n’entreprends qu’au moment où il est déjà mort, le soustrayant considérablement aux vivants, aux copains assoupis, endormis par la chair, somnambules de rester assis, d’entendre sans bouger. C’est donc, hors colloque, l’occasion d’un voyage absolument derridien pris en-dehors des amitiés attendues et des reconnaissances qui se sont établies autour de son œuvre, reconnaissances qui ne sauraient lui rendre le service de le poser ailleurs, de le ressusciter sur d’autres failles, de rendre étrangère sa langue pourtant si riche en dépaysement. Et curieusement, c’est le traitement des plus proches qui le fait mourir d’ennui, et le plante au pilori.

Entre l’étouffement de la proximité amicale et la distance de celui qui vient d’ailleurs, entre la garde rapprochée et l’électron venu du dehors, il y a toujours eu discorde, les uns tenant à la fière allure qui confère légitimité et pouvoir, les autres misant sur une forme d’amitié qui est accueil de l’improbable, de celui qu’on ne saurait attendre, que personne n’a vu arriver, absolument étranger, trop autre. Venue d’un autre bord, selon les voies de la souplesse, la lecture se fait corps à cette condition. C’est une manière de pratiquer l’histoire de la philosophie en lui faisant des histoires justement, en y enfantant des vitesses inattendues, en y transposant des gestes capables de renouveler l’intérêt de relire le philosophe loin de toute forme de communication ou de convention, pour rouler à terre ensemble et se remettre sur pied.