Éthique de la rencontre : Olivier Steiner, La main de Tristan

Olivier Steiner

Dans La main de Tristan, la narration à la première personne rend le Je omniprésent. Pourtant, paradoxalement, le livre d’Olivier Steiner n’est pas centré sur le Je mais sur le Tu et le Il, ou le Elle, sur un Nous ou un On – sur un autre, une altérité tout aussi omniprésente qui entraîne le narrateur dans des variations répétées. Le Je n’est ici qu’un des termes d’une relation, de rencontres qui sont ce qui arrive à celui qui rencontre et qui l’attirent hors de lui, le précipitent dans un monde où le dehors du monde est central. C’est ce que le titre indique, la main étant l’élément du lien, de la rencontre, de la relation à un autre. Et lorsque l’autre me touche, me caresse, m’attrape avec sa main, il m’attire dans un monde à deux – au moins – où je ne suis plus moi. Rencontrer l’autre, faire l’épreuve de cette rencontre, vivre selon le mode de la rencontre et de ce que celui-ci implique est l’objet de ce livre qui est autant un livre d’amour, un livre du monde, qu’un livre d’éthique.

ecrire-la-vie,M60857La rencontre est signée d’un nom mais ce n’est pas une personne qui est rencontrée. Il y a la rencontre avec Patrice Chéreau qui traverse tout le livre mais il y a aussi celle avec Camille Laurens, avec Annie Ernaux, avec Sylvie, Henri, monsieur Alvès ou madame Zong, Farida, Emile, Tarik… La main de Tristan est un livre des rencontres, un livre où la rencontre est un mode de vie et dans lequel il s’agit toujours de rencontrer un monde, un autre du monde. On aurait tort, par exemple, de réduire la rencontre avec Chéreau à une anecdote biographique, vaguement narcissique, du niveau d’un magazine people, selon les réflexes d’une personnologie à la fois policière et ec389dd1df13cc89dac5e9e71ae18e6b9cd2f552ca24df901ae47f67d61a4cfb2a6c915308b7ae476fa813f8de3bed9abf4833f18b3dc84025b7d363e46f32abmétaphysiquement emprisonnante. Patrice Chéreau est plutôt le nom d’un monde dans lequel le narrateur est pris, avec ses coordonnées, ses affects, ses modes de vie et de pensée, ses lieux, ses habitudes qui sont des façons d’habiter ce monde, ses traits singuliers, ses possibles, ses relations propres comme un labyrinthe unique, la carte d’un territoire nouveau : la peinture, le cinéma, l’opéra, Paris, Bayreuth, Séville, le théâtre, la bourgeoisie… La rencontre avec Chéreau, comme celle avec les autres noms du livre, ouvre un monde et la possibilité d’entrer dans un monde, d’arpenter une géographie matérielle, symbolique, mentale, avec ses généalogies, ses directions, ses relations internes, ses terres mortes et ses impasses. Ou bien chaque nom est déjà pris dans un monde où l’on est entré par hasard, par accident ou effraction, et il devient un marqueur de ce monde, une de ses signatures, comme les noms des pensionnaires de l’asile psychiatrique.

Duras La douleurDans le livre d’Olivier Steiner, ce ne sont pas seulement des personnes qui sont rencontrées mais aussi des lieux, des choses, des œuvres, des événements : l’art, la littérature, les livres de Duras, tel tableau, telle musique, telle ville, tel corps, telle mort et telle vie. Il est question à chaque fois de rencontres et de mondes qui s’ouvrent, se déplient, deviennent accessibles ou au contraire se referment et étouffent. Si le livre insiste sur les occasions, les modalités et les moyens de la rencontre – téléphone, sms, mails, applications de rencontre, lettres, dons, échanges, etc. –, il insiste également sur sa complexité. Rencontrer ne prend pas toujours une forme positive et il ne faut pas confondre rencontre et fusion : la rencontre peut ouvrir un monde comme elle peut nous faire nous heurter à ce qui nous rejette ou ne nous convient pas. Ou quelque chose dans la rencontre peut affecter négativement et nous entraîner sur des voies appauvrissantes ou dangereuses : échec, affects mauvais, dépression, impuissance, violence – le problème étant alors de trouver les moyens de sortir de ce qu’une mauvaise rencontre produit et d’en sortir par une autre rencontre, de creuser un trou dans le mur pour continuer à vivre et à créer. La rencontre tourne mal lorsqu’en elle se déploient les formes des préjugés, des clichés, lorsque, malgré elle, persistent les habitudes d’un autre monde qui ne conviennent pas au nouveau, lorsque celui ou celle qui rencontre n’est pas à la hauteur de ce qui est rencontré et se referme sur soi en ne laissant subsister que les formes banales de l’ego. La main de Tristan traverse toutes ces modalités de la rencontre, cherchant à chaque fois les moyens d’habiter tel monde ou de le fuir – et parfois de l’habiter en le fuyant –, de produire d’autres rencontres possibles, d’autres vies possibles (« Ma mère écoute Richard Anthony en faisant la poussière, j’écoute Richard Wagner en lui écrivant, lui qui est à la Scala, moi dans ma boutique pour touristes le jour, dans mes 8 mètres carré la nuit »).

Le narrateur, ici, est d’abord un arpenteur. Mais il ne l’est pas sans être en même temps un expérimentateur de la rencontre, de ses modalités, de ses possibilités et de ses dangers. Le narrateur arpente les mondes et expérimente ce que chacun d’eux implique : tels affects, telles idées, tels horizons nouveaux, telles formes nouvelles du monde, telles possibilités, le monde populaire de la famille en province ou le monde hyper bourgeois et antisémite de Bayreuth. Avant d’être un Je, le narrateur est d’abord un Nous, ce qu’il est et ce qu’il dit étant toujours traversé de la pluralité changeante qui voyage en lui. Il est une sorte de sismographe, constitué par les intensités et les mondes qui le traversent autant qu’il les traverse, par ce qu’il expérimente et dont l’écriture forme le dessin complexe et erratique. Chez Olivier Steiner, le Je peut affronter sa propre clôture et cette clôture est reconnue comme telle (« C’est la collection Harlequin, Marc Levy chez Wagner, mais c’est aussi Maître Eckhart et Thérèse d’Avila »). Mais il est surtout une variation, une série de variations qui en font un Je ouvert, articulé à un dehors qui le prend et le reprend sans cesse, par lequel le Je se dissout. C’est l’inverse d’un narcissisme : un rapport à l’autre généralisé par lequel c’est toujours l’autre qui parle et existe, le Je devenant cet autre, parlant et existant avec lui : avec Chéreau, avec Wagner, avec Paris, avec les fous, avec la littérature, avec la mort, avec la vie.

Steiner La Main de TristanDans La main de Tristan, le Je est d’autant moins souverain que le rapport à soi relève également de cette logique de la rencontre : le Je s’explore, il se parcourt et s’expérimente de la même façon qu’il parcourt et expérimente les plis et dépliements du monde, il se rencontre autant qu’il rencontre d’autres mondes, puisque ce sont deux choses qui ici sont conjointes, indissociables. Le rapport à soi n’est pas un rapport à un soi constitué qu’il s’agirait de découvrir, comme s’il s’agissait de dévoiler à soi-même et aux autres la vérité de ce que l’on est déjà, le parcours du monde – comme un séjour au Club Med – n’étant finalement qu’un face à face avec soi qui efface le monde. Il s’agit au contraire d’un soi habité par le monde, par le dehors du monde, un soi qui ne peut être que dans un rapport avec autre chose que lui-même, un autre qui ne se tient pas seulement face à lui mais le traverse, le transforme, le constitue de manière à chaque fois inédite, inattendue. Le Je serait plutôt un fantôme ou un nuage, composé de relations et de possibles variables selon les rencontres, selon les configurations dont ces rencontres le rendent capable ou dont, au contraire, il est rejeté (« Une phrase de Camille Laurens me revient en tête, ne me quitte pas : La rencontre est une création »). Se rencontrer implique la même surprise que de rencontrer Chéreau ou le monde d’un chat, comme cela implique les mêmes découvertes, les mêmes obscurités, les mêmes joies et la même détresse – l’essentiel étant là encore d’éviter que cette rencontre ne se referme sur les formes les plus immédiates et faciles, les plus étroites et emprisonnantes du moi, du Je qui, alors, n’est plus que le nom d’un lieu d’enfermement. Se rapporter à soi est se rapporter à autre chose que soi, un étranger que l’on ne savait pas être, un monde que l’on ignorait exister en soi et qui ne vit qu’en étant aussi un dehors, un paysage en dehors de soi, toujours changeant, toujours à arpenter, découvrir, cartographier.

L’important est moins de se rencontrer que, dans cette rencontre, de trouver des moyens de fuir de soi, pour un autre soi qui sera lui-même à recomposer. Pour cette raison, les rencontres sont multipliées : rencontre des autres, des villes, des choses. Rencontre avec l’art également, avec la littérature, ici comprise comme une occasion d’augmenter ce que l’on est, de le transporter ailleurs, autrement, de vivre ce que l’on ne pouvait vivre et que l’on ne savait pas pouvoir vivre. Rencontre avec l’opéra de Wagner, avec tel tableau, telle phrase de Camille Laurens ou de Savitzkaya qui permettent de nouveaux affects, de nouvelles pensées, de nouveaux modes de pensée, de nouveaux points de vue qui multiplient le monde autant qu’ils nous multiplient. Dans La main de Tristan, il arrive que ces rencontres échouent, que cette fuite hors de soi se heurte à un mur, finisse dans une impasse où le Je emprisonné et emprisonnant prend alors le pouvoir, empêchant la vie du corps, de l’esprit, du désir. Mais il arrive aussi que le hasard, et le rapport confiant au hasard – puisque la rencontre ne se fait que par hasard – fassent surgir de nouvelles possibilités, conduisent vers des horizons soudains, ouvrent des fentes parfois les plus étroites dans lesquelles il faut savoir s’engouffrer pour un autre monde encore (« Il y a un bout de pelouse, devant nous, un petit bout minable, un carré, D’un coup je vois toute la végétation qui s’y trouve, les forêts, la savane, les mangroves. C’est agréable, je laisse mon regard se perdre et c’est l’Amazonie, les marais bretons près de Guérande. Quand on est privé du monde, c’est fou comme on peut l’apercevoir tout entier dans un simple grain de sable »). Le monde est la différence entre soi et soi, et c’est cette différence qu’il s’agit de favoriser et d’élargir, qu’il s’agit de répéter pour, à un plus haut degré, tendre le plus possible vers cette différence, devenir arpenteur d’un monde où habiter sans pouvoir s’installer, un monde où errer, monde de rencontres toujours reprises, recommencées – un monde où vivre d’une vie plus large que la vie, habité des possibles du monde, des mouvements innombrables d’une pluralité de mondes qui sont soi aussi bien, un soi qui n’est pas sans être autre à l’infini.

Dans le livre d’Olivier Steiner, le Je n’existe ainsi qu’à travers les parcours qu’il effectue en lui et en dehors de lui : il est ces parcours mêmes avec leurs ouvertures, leurs trouées, leurs égarements, leurs voies sans issue, leurs retours, leurs trajets sur place et leurs nouveaux départs. Il n’existe qu’à travers les mondes qu’il pénètre, qu’il déplie ou auxquels il se heurte – et parfois tout cela en même temps, selon que tel pli est privilégié, que telle ligne est empruntée plutôt qu’une autre. Le Je n’existe que comme parcours et expérimentation de ces parcours, expérimentation des passions et sensations, des idées et points de vue qu’ils rendent possibles, contemplation des mondes pluriels qui vivent en eux. Lorsqu’il parvient à se maintenir au niveau de cette expérience, le Je n’est que cela – sauf lorsqu’il échoue et s’effondre dans les formes sclérosées de l’existence et du moi. La main de Tristan traverse tous ces états, du plus haut au plus bas, de l’accueil puissant de l’autre au repli le plus dangereux sur un soi qui ne voit plus que lui-même, le monde ayant disparu, la différence s’étant refermée en une cicatrice que l’on ne peut que gratter et faire saigner pour se sentir encore exister, à peine en vie. C’est la force de ce livre que de parcourir tous les degrés de la rencontre, de son ouverture maximale à sa quasi impossibilité. Et c’est une force encore plus grande que de reconnaître toujours la nécessité de fuir, de se recomposer autrement, de rechercher encore et encore la différence par laquelle le monde existera à nouveau et par laquelle le monde pourra parler et aimer et chercher encore une fois ou mille fois.

L’écriture d’Olivier Steiner est faite de ces mouvements complexes. Les paragraphes articulent des passages, des violences entre les mondes, des différences ou des sauts plutôt qu’une continuité morte. Les phrases, souvent, sont structurées non selon l’ordre d’une syntaxe plane mais par la juxtaposition d’états différents, de sensations ou souvenirs qui s’imposent sans être élucidés, de niveaux différents de la pensée, du langage, de la personne et de ce qui par elle coexiste sans nécessairement être conciliable. Dans La main de Tristan la syntaxe est volontiers chaotique ou tend vers un chaos à la surface duquel flottent des intensités mobiles, des degrés variables de la conscience et de la connaissance, des obscurités qui existent au même titre que le plus précis et le plus clair, des rapports soudains et éphémères que l’auteur ne cherche pas à organiser, à unifier, mais qu’il laisse exister ainsi (« Les choses m’arrivent par touches, comme des petits coups de pinceau, il y a des amas de couleurs, beaucoup de sensations contradictoires »). L’écriture, ici, est moins pensée en vue d’un message et d’une signification, en vue d’exprimer ou de rendre possible une subjectivité souveraine, que pour qu’existent ce chaos, sa matière propre, ses mouvements et surprises, sa logique qui est une logique de l’autre, celle d’un monde pour toujours ouvert, pluriel – une logique de la rencontre, des rencontres incessamment reprises et répétées ailleurs et autrement et dont l’écriture est le tracé, la carte complexe de ses lignes. On a parfois rangé les livres d’Olivier Steiner dans la catégorie de l’autofiction – ce qui, une fois fait, dispense surtout de lire les livres et de réfléchir. Peut-être que les livres d’Olivier Steiner sont de l’autofiction mais à condition de préciser qu’ici il est moins question d’exhiber un moi constitué, se découvrant ou se confessant, que de se tenir à sa limite, là où il découvre en soi autre chose que soi, tout un peuplement par le dehors, par le monde, par les autres, par les choses, par la vie qui n’est pas une vie personnelle mais la vie d’un monde pluriel, mobile, obscur.

Ce serait, dans l’idée d’autofiction, le sens de « fiction » : une fiction qui est moins imagination qu’immersion dans un chaos par lequel le Je ne peut jamais se trouver, se correspondre ou revenir enfin à soi comme Ulysse, après son errance à travers la folie du monde, revient chez soi, à Ithaque. L’autofiction n’est intéressante que si elle n’est pas un retour à soi mais persiste dans l’errance qui empêche le retour pour une composition de soi où la différence est le plus important, une fiction de soi qui est la vérité, un mouvement continué par lequel le soi est toujours plus large que soi, aux dimensions du monde. Alors on ne se cherche pas, on ne se trouve pas : on rencontre Tristan, on met sa main dans la sienne.

Olivier Steiner, La main de Tristan, éditions des Busclats, 2016, 164 p., 14 €